PARTIE II
LES VICTIMES DE L'AVIDITÉ
Banlieue de Sétess, Zone 3N, Esser1, Asté.
Juin 298.
« T’en veux ?
- Non. »
Adrianne hausse les épaules avant d’écraser le mégot dans un cendrier bien trop plein. Elle se lève, s’étire et attrape sa veste, une espèce d’immondice en cuir noir, vulgaire au possible. Entre ça et le peu de tissu qu’elle porte, il est difficile de ne pas deviner son activité.
« Je vais bosser.
- Hum.
- T’as une livraison à 18 heures.
- Je sais.
- Dis-le si je t’emmerde.
- À tout à l’heure. » dis-je en me levant.
Je l’entends lâcher des jurons en claquant la porte derrière elle. Quel caractère de merde, je n’ai vraiment pas besoin de ça maintenant. Ma tête me fait souffrir et je n’ai plus de quoi faire passer la douleur. L’environnement n’arrange pas les choses non plus. Entre la fumée, la poussière et l’humidité de ce taudis, mon corps a de quoi se plaindre.
Petit, sombre, mansardé, bouffé par la moisissure et pourvu d’une unique fenêtre trop sale pour laisser passer la lumière, cet appartement ressemble plus à un grenier abandonné qu’à un lieu de vie. Le parquet part en morceaux et les tapisseries se détachent des murs. La minuscule salle d’eau est ouverte sur la pièce de vie. Ce qu’on devine être la cuisine est noyé sous un monticule de vaisselle, déchets et autres plats à emporter. Le canapé, qui fait aussi office de lit, est caché par un drap dont la couleur d’origine reste un mystère. La table basse est une poubelle, tout comme le sol, les chaises et les meubles bancals gracieusement fournis par le propriétaire. Le loyer est monstrueux et ma pension militaire ne suffit pas à couvrir les trois quarts. Je pourrais déménager, mais ma “profession’’ ne me permet pas vraiment de démarcher un bailleur plus honnête.
C’est plus ou moins grâce à Adrianne que j’ai de quoi payer le loyer. Son proxénète travaille pour un dealer d’antiob – ou anti-obélyr, une puissante drogue tirée des résidus d’obélyr récupérés lors de l’affinage. Je suis chargé de livrer les colis d’un point A à un point B, tout en m’assurant que les clients payent. Mon passif de soldat aidant pas mal, je n’ai jamais eu de problème à me faire respecter. Adrianne vit avec moi, mais ne participe ni au loyer ni aux charges. Les services qu’elle me rend semblent lui donner le droit d’habiter ici, je ne sais même plus quand elle a décidé de s’installer. Au moins, je ne paie plus pour coucher avec elle.
Mon téléphone affiche 17h15 et ma migraine ne passe toujours pas. Je vais devoir faire avec. J’enfile ma veste, glisse mon revolver dans ma ceinture et prends la route pour mon lieu de rendez-vous. La rue dans laquelle je vis est juste assez large pour permettre à une voiture de passer. Je lève la tête, un nuage de pollution m’empêche de voir la surface. Elle est belle, la vie dans la capitale.
Esser est la fabrique même de la réussite. Grande, belle, lumineuse et technologiquement au-delà de tout progrès, cette mégalopole est le cerveau de l’Asté. Elle fait une merveilleuse première impression à tous ceux qui la visitent. Les rues sont si propres et si blanches qu’elles paraissent fausses. Les bâtiments s’autosuffisent énergétiquement et sont surplombés d’espaces verts. La végétation, omniprésente, est si verte et chlorophyllée qu’elle pourrait faire complexer une forêt entière. Les voitures sont silencieuses et propres, tout comme les tramways et autres transports en commun. Rien à dire, c’est le résultat d’années de recherches et de réussites. Le progrès avec un grand P.
La capitale circulaire est composée d’anneaux appelés les Zones, elles-mêmes séparées en quatre arrondissements : S, E, N et O (pour Sud, Est, Nord et Ouest). Le quartier Centre est la base de la mégalopole – l’Esser d’origine – avec comme cœur l’imposante tour ObéliumTech. Les plus riches se disputent les logements et commerces se trouvant dans les cinq premières Zones. Vivre à proximité du Centre fait considérablement grimper dans l’échelle sociale et le simple fait d’y loger fait de vous “quelqu’un’’. Plus on s’en éloigne, plus on se rapproche du simple citoyen. Les Zones périphériques se trouvent à deux heures trente d’Hyperlink, le réseau de train à très grande vitesse reliant les différents points de la capitale. La classe moyenne esserienne vit entre les Zones 10 et 15. Quant aux quartiers pauvres, ils ne se trouvent pas en bordure de capitale, mais en dessous.
Caché dans les fondations d’Esser se trouve le Sous-sol. Un patchwork mêlant banlieues fréquentables et bidonvilles à éviter. Ces quartiers ne profitent pas du ciel ou de la lumière du soleil, il y fait continuellement sombre. Mon appartement se situe dans la banlieue de Sétess (Zone 3N). Autrefois quartier pavillonnaire, Sétess est à présent l’une des nombreuses poubelles du Sous-sol. Les maisons s’y entassent sur plusieurs dizaines d’étages de manière grotesque. Les ruelles sont étroites, sinueuses et finissent souvent en cul-de-sac. En plus des sans-abris, des drogués, des déchus et des immigrés vistolis, il y a les provinciaux. Naïfs, ils s’y installent dans le but d’y commencer une nouvelle vie, la tête pleine de rêves et les yeux pleins d’étoiles. Ils louent la première bicoque abordable qu’ils trouvent dans l’attente d’une gloire qui ne viendra jamais. La banlieue de Sétess ne craint peut-être pas autant que celle de Ceko (Zone 5S) ou Dahlium (Zone 7/8N), mais elle reste le point névralgique du trafic d’antiob. Pour survivre, beaucoup finissent par dealer, se prostituer ou bien pire.
J’arrive dans une ruelle en pente douce et descends jusqu’à un tunnel éclairé par des néons mourants. Je croise plusieurs travailleuses qui – à force de me voir passer – n’essayent même plus de me séduire, et débouche sur le Marché. Il s’agit d’une des seules places du Sous-sol à profiter du ciel. Enfin, si on fait abstraction des nombreuses autoroutes qui bariolent la vue. La place est vivante et presque propre, elle se paye même le luxe de posséder une statue en son centre. De nombreux bars jonchent l’espace en plus des magasins d’alimentation, des motels, drogueries et lavomatiques. C’est un peu le centre-ville de Sétess.
« Raysen ! »
Je laisse échapper un soupir sonore en voyant arriver sur moi le pot de colle hyperactif.
« Tom... je réponds sans m’arrêter de marcher.
- Nan, je t’ai dit, c’est Ninja !
- Je ne t’appellerai pas comme ça. »
Tom – parce que Ninja c’est définitivement ridicule – renifle de frustration en tentant de suivre mon rythme. Il fait partie des nombreux orphelins vivant au Sous-sol. Il dit avoir dix-huit ans, mais je le soupçonne d’en avoir seize, voire quinze.
« Tu ne devrais pas être à l’école, toi ? Demandé-je en me dirigeant vers un bar nommé Le Rico.
- J’ai une gueule à étudier ? Répond-il en remettant une mèche derrière son oreille.
- Non. Pas du tout.
- Va t’faire foutre ! »
Je laisse échapper un ricanement. J’aime bien Tom, mais il a la fâcheuse tendance à se mettre dans des situations dangereuses. Comme tous les orphelins, il se fait quelques stells en tant que guetteur pendant les deals. Je dois avouer qu’il est plutôt bon pour repérer les flics. Il est un peu sanguin, mais il sait se faire apprécier. Il finira certainement par être remarqué dans le milieu et, dans quelques années, je ferai sans doute des livraisons pour lui.
« J’ai parlé à Dee ce matin, me raconte Tom en tentant de faire tenir sa mèche rebelle, il m’a dit qu’il y a eu une fusillade à Fieth.
- C’est tranquille d’habitude, dis-je en m’arrêtant devant la porte du Rico.
- Ouais, mais Dee m’a parlé d’un combat de gangs et tout. »
Je sors une cigarette en attendant de recevoir l’adresse de livraison. La banlieue de Fieth (Zone 1E) est une des plus calmes. Les habitants du Sous-sol l’appellent la Zone Neutre. Pas de deals, de problèmes ou de règlements de comptes sur ce territoire. C’est un lieu de rendez-vous diplomatiques et de négociations pour les fournisseurs qui souhaitent s’allier ou faire une trêve.
« Vas-y, partage ! râle Tom en regardant ma cigarette.
- Tu fumeras quand tu seras grand, je réponds avant de revenir au sujet, t’as d’autres infos sur cette fusillade ?
- Hum, ouais ! Apparemment ça concerne quelques fournisseurs et leurs bras droits, j’ai entendu des noms : Stone et son larbin Blake, Khylio et Java... je crois. Et l’autre hybride pour qui tu travailles. T’sais, le super grand.
- ‘L’autre hybride’’... Tu le fais exprès ou t’es con ?
- Okay okay... Avii, si tu veux. Puis un autre, mais il est mort. »
Il s’apprête à enchaîner quand mon portable vibre dans ma poche.
« Tu me fais le coup du téléphone ? S’indigne faussement Tom.
- T’es pas le centre de mon monde, dis-je en mémorisant l’adresse avant d’effacer le message.
- Je croyais que c’était sérieux entre nous !
- Calme-toi, gamin. »
Il rit en passant pour la énième fois sa main dans les cheveux. Je fourre le portable dans ma veste, sors la clé du bar et ouvre la porte. Tom fait un pas en avant.
« Je peux venir ?
- Non, je réponds en entrant, et coupe-toi les cheveux. »
Je n’attends pas sa réaction et ferme derrière moi. Le Rico est complètement vide à cette heure-là, il est aussi techniquement fermé. Grand, tout en bois, propre et chaleureusement décoré, il est réputé pour produire ses propres alcools. Un escalier, fermé par un ruban rouge, mène à un balcon VIP duquel les grands observent le bas-peuple. Un lustre en fer forgé plonge la grande salle dans une ambiance tamisée. La patronne continue de frotter le comptoir quand je passe derrière. J’entre dans l’arrière-boutique, slalome entre les caisses de transport, les étagères et les poubelles, descends les marches d’un petit escalier jusqu’à l’entrée de service et utilise de nouveau la clé. Le bar appartient à mon employeur, Avii, l’un des plus gros fournisseurs d’Esser. Seuls ses hommes possèdent le droit d’emprunter ce chemin. Pour cause, il mène à son territoire.
« So’, m’appelle une voix, là ! Là ! »
Dee sort de l’ombre en boitant. Je retiens un grognement en me dirigeant vers lui. Je déteste qu’on m’appelle comme ça et il le sait, mais il ne peut pas s’en empêcher. Grand, courbé et maigre à faire peur, sa patte folle n’arrange rien à son allure. Son front porte une cicatrice boursouflée là où devrait se trouver un vibrium. Il raconte à qui veut bien l’entendre qu’il se l’est coupé lui-même pour éviter de se faire contaminer. Je crois surtout qu’il s’est permis de taper dans la marchandise d’un fournisseur et qu’il en a payé les conséquences. Malheureusement, l’ablation d’un vibrium peut rendre un Kreel fou. Dee ne fait pas exception.
« T’as l’adresse ? Me demande-t-il en sortant maladroitement un petit colis de son sac. Voilà ! Tiens, tiens, tiens ! Prends !
- Tom m’a parlé de la fusillade. dis-je en prenant le paquet.
- Ah oui, Ninja ! Oui. Le Boss y était. Moi aussi. Avec le Boss. On y était. »
Il hoche la tête en frottant nerveusement ses mains contre son torse, comme si elles étaient sales ou mouillées. Je glisse le paquet dans la poche intérieure de ma veste en attendant les détails.
« Y’avait du sang et tout, reprend-il en bougeant ses bras, des gens sont morts. Pas des gens à nous et pas des gens à eux. Seulement des gens. Mais, j’ai tout vu. Hein ! C’était pas eux ou nous ou les gens. C’était un gars. Un gars terrifiant. Genre un tueur.
- Tu l’as vu ?
- Oui. Le Boss me croit. C’est un tueur. Le Boss l’a déjà vu. Un Svann. Un avec des yeux de tueur. Il voulait la peau de Viel. Tu sais, le fournisseur, le roux, Viel... Hein ! Il l’a eu. D’une balle. Et puis, y’a eu la fusillade. Parce que les autres, pas les gens, ils croyaient que c’était nous. Et nous, on croyait que c’était eux.
- À quoi il ressemblait ?
- Un Svann. Un grand, avec des lunettes. Le Boss dit qu’il a un surnom. Un surnom connu.
- Un surnom ?
- Oui. Oui. Le Boss l’a dit. »
Je hoche la tête en tentant de savoir si je connais un tueur à gage correspondant à cette description, mais rien ne me vient. La conversation dérive sur un autre sujet avant de s’essouffler complètement. Dee fait quelques pas en arrière.
« So’. Tu es gentil, me dit-il en souriant, gentil avec moi. Gentil.
- C’est parce que tu l’es aussi, Dee. »
Il hoche la tête en retournant dans l’ombre.
Le territoire d’Avii est vaste, il englobe deux tiers de Sétess. Je dois le traverser pour arriver à la station Hyperlink Dionn. Plusieurs de ses hommes me saluent en chemin, ils savent que je suis apprécié du chef et que j’ai le droit à quelques avantages. C’est une longue histoire, mais j’ai sauvé sa fille – Tanya – des mains du trafiquant d’armes de la banlieue de Liia (Zone 4E). Hanoé le Borgne, de son nom, l’avait fait kidnapper pour en faire son esclave sexuelle. Je lui ai livré et Avii s’est chargé de lui arracher son œil restant, entre autres choses.
Pour arriver à la surface, je dois remonter un très long tunnel en pente douce par lequel l’Hyperlink 3 passe. La ligne est longée par d’étroits bâtiments gris et surpeuplés. Chaque jour, des dizaines et des dizaines de trains y passent sans se soucier des milliers de banlieusards qu’ils frôlent. Au sein d’Esser, certaines vies valent plus que d’autres. Je débouche dans un boulevard bordé d’immeubles bien propres. Le ciel est dégagé et laisse place à un radieux soleil estival. Mon lieu de livraison se situe dans la Zone 2N. Pour y arriver, je dois prendre l’Hyperlink N. La station Dionn se trouve à quelques pas de là, sous un vaste préau couvert de plantes grimpantes. Elle grouille d’activité et pour cause ; il s’agit de la gare cardinale de la Zone 3N. À l’exception des 12, 13 et 15, chaque Zone possède – en plus de sa ligne interne - quatre gares cardinales, une par arrondissement. Ces lignes cardinales relient les Zones entre elles, de la bordure au Centre.
Je grimpe dans le premier train en direction de la Zone 2, il me faut 10 minutes pour y arriver. Une fois à l’arrêt, je continue à pied sur quelques centaines de mètres avant de bifurquer dans un quartier à la propreté déconcertante. Je m’arrête devant une haute maison à la façade verdoyante, agrémentée d’une véranda en verre. Deux voitures devant le garage, une piscine dans le jardin et une petite éolienne sur le toit. La richesse ne me saute pas seulement aux yeux, elle me crache à la gueule. Il est facile de penser que seul le bas peuple se laisse tenter par l’antiob, mais rien n’est moins vrai. Le plus gros des clients d’Avii fait partie de la haute société, voire de l’élite et il m’arrive même de livrer dans le Centre.
Comments (0)
See all