Comme chaque semaine depuis deux ans et demi, Marte m’envoie un message pour prendre des nouvelles. Et comme chaque semaine je lui réponds que tout va bien. Nous vivons dans la même ville, elle connaît mon adresse, mais je refuse qu’elle me rende visite. Non seulement je ne veux pas qu’elle descende au Sous-sol, mais l’idée qu’elle soit davantage déçue de moi, ou pire qu’elle me prenne en pitié, ne m’enchante pas du tout. Notre dernière entrevue – la seule en trois ans – s’est terminée sur une violente dispute et je ne veux pas qu’elle mette le doigt sur ce qui ne va pas chez moi. Bien qu’elle soit renseignée sur le scandale autour de l’EPP, Marte ne sait pas que j’en ai fait partie.
Dénoncé par Maëlle Pam avant son suicide, le Génocide de Pyr a fait les gros titres le 18 janvier 296. L’Asté, ne pouvant pas étouffer l’affaire a été contrainte de rendre des comptes. Elle a pris une ampleur insoupçonnée quand les dossiers de l’Escadron de Pacification Préventive se sont retrouvés sur le net. Le peuple astéen, choqué, a mal vécu ces révélations. Plusieurs associations de protection des tribus kreels et mouvements militants contre l’exploitation d’obélyr ont éxigé que justice soit faite. Tout s’est enchaîné très rapidement et, quand les noms ont commencé à tomber, les Services de Renseignements Astéens sont intervenus. Ils se sont complètement dédouanés de tout ça et ont pris le parti du peuple, allant jusqu’à participer activement au démantèlement du corps préventif. Quelques morts mystérieuses et de nombreuses menaces plus tard, l’inculpation du S.R.A est devenu impossible. Après plusieurs mois de procès, la condamnation de Léonid Nora a mené l’Escadron Bleu à sa dissolution.
La Mine Rouge, raison principale du massacre, fut restituée à la Visto. Et les soldats comme moi, considérés comme victimes de la hiérarchie, furent protégés par l’état. Du jour au lendemain, sans accompagnement psychologique ou programme de réinsertion, plusieurs dizaines de soldats ont été contraints de retourner à la vie de simple civil. Une poignée de main, une pauvre pension militaire et l’interdiction de parler ou de mentionner les activités de l’EPP. Hantés par leurs actions et leurs remords, ou dans l’incapacité de vivre normalement, beaucoup ont choisi l’autodestruction ou le suicide.
J’avais déjà démissionné quand l’affaire a été rendue publique, mais ça n’a pas empêché le S.R.A de venir me menacer. Ma famille ne risquerait rien et mon nom disparaîtrait des dossiers de l’EPP si je ne témoignais pas en défaveur des Services de Renseignements Astéens. Honnêtement, je n’avais pas besoin d’être convaincu ou menacé pour fermer ma gueule. Je voulais oublier. J’ai tenté de vivre normalement dans un premier temps, j’enchaînais les petits boulots. Mais entre mon alcoolisme naissant, mes insomnies et les intrusions de mon syndrome post-traumatique, j’étais un employé difficile à gérer. J’ai perdu beaucoup de jobs à cause de mes absences et encore plus à cause de mon comportement imprévisible. Marte m’a alors proposé de lui rendre visite, ici, à Esser. Elle vivait – enfin, vit – dans la Zone 2E et travaille à la Bibliothèque Centrale d’Esser. Elle donne aussi des conférences au Centre Culturel d’Enterra et publie des papiers dans quelques magazines de renom. Mine de rien, c’est une pointure dans le domaine de la traduction d’ancien kreelique et de la culture vistolie.
Mais j’ai beau être très fier, ça ne m’a pas empêché d’être odieux avec elle. J’ai bien failli me battre avec Eliott, son petit ami, lors de ma visite. Je n’ai personnellement aucun problème avec lui, bien au contraire, mais à cause de mon état à ce moment-là j’ai surréagi à sa proposition de me pistonner. Je me sentais déjà comme une merde face à mon incapacité à maintenir une situation stable, alors l’idée d’être assisté financièrement par ma petite sœur et de trouver un job grâce à son copain m’a plongé dans une colère noire. Je me suis emporté, j’ai cassé deux ou trois meubles avant de me faire jeter dehors. Et n’ayant nulle part où aller, je suis resté à la capitale. Je n’ai plus reparlé à Marte de vive-voix.
Je ne pense pas le refaire un jour.
« Là, me montre Tom, la camionnette de livraison. »
Je sors une cigarette, l’allume et me tourne vers Le Rico. Le véhicule roule au pas, marque un bref arrêt et repart aussitôt.
« Ça fait trois fois qu’il passe sans décharger quoi que ce soit.
- Effectivement. » dis-je en tirant sur ma cigarette.
Tom renifle bruyamment pour me faire comprendre qu’il trouve la situation louche. Plusieurs mèches de cheveux dépassent de son bonnet malgré ses efforts pour les maintenir dessous. Je commence à croire qu’il ne les domptera jamais.
« Je me demandais, me dit Tom d’un ton faussement détaché, tu connais Tanya, pas vrai ? »
Ne pas éclater de rire me demande un effort considérable, mais je ne peux pas m’empêcher de sourire. Je tourne doucement le visage vers lui et prends une expression faussement admirative.
« Monsieur a des standards.
- Je t’emmerde ! » peste-t-il en fourrant son nez dans son col.
Ses joues passent instantanément au rouge. Bon sang, ce gamin n’a aucun instinct de conservation.
« Elle est à quelle heure ta livraison ?
- Dans pas longtemps.
- Cool. J’adore quand t’es précis comme ça. »
Le chemin jusqu’à la banlieue de Liia est long. Son accès se trouve sous la gare cardinale de la Zone 4E. J’en ai pour une bonne heure de trajet.
« Bon, tu me préviens si ces livreurs repassent dans le coin, lui dis-je en lui tendant ma cigarette, on tentera de savoir d’où ils viennent à mon retour. Pas de bêtises. »
Tom lève son majeur en guise de réponse. Au moins, je sais qu’il m’écoute quand je lui parle. Je me dirige vers Le Rico et prends le chemin habituel jusqu’à la station Dionn. Je grimpe dans l’Hyperlink N et enchaîne avec la correspondance menant à la gare cardinale-est, via l’Hyperlink 4. Sur les six banlieues du Sous-sol, celle de Liia fait partie des moins fréquentables. Son chef, Stone, a pris la place d’Hanoé le Borgne suite à sa... retraite anticipée. Avii aimerait savoir si la mort de Viel – le chef de la banlieue de Ceko assassiné par Le Professionnel – aurait à voir avec lui.
Je descends à la station 5 Août 89, mais ne sors pas de la gare cardinale ; l’une des entrées de la banlieue s’y trouve. Le hall est lumineux et haut de plafond, son architecture est constituée d’immenses armatures en fer dans un style très industriel. Le tout est surplombé d’un large dôme en verre duquel pendent des lustres cuivrés. L’immense horloge affiche 15h12 quand je prends le couloir menant au second hall. Maintenu par des poutres métalliques, il est percé de nombreuses fenêtres circulaires. Il me faut bien cinq minutes pour le traverser. Je bifurque avant d’arriver au hall secondaire et passe une porte de service à peine visible. Je débouche dans une ruelle sombre, un groupe d’hommes discutent sans se soucier de moi.
Les murs sont couverts de graffitis en tout genre, allant des marques de gangs aux phrases obscènes. Mais un symbole en particulier attire mon regard ; celui de l’Essaim. S’il y bien un groupe d’allumés que je ne peux m’empêcher de haïr de manière viscérale, c’est bien celui-là. L’Essaim est une secte obscure qui vénère le remaolus. Elle ne compte pas beaucoup d’adeptes, mais le caractère incongru de leur culte ne passe pas inaperçu. Ils prêchent à qui veut bien l’entendre que le remaolus existe pour nous unifier dans la mort, avec comme mots clés “jugement’’, “renaissance’’ et “punition’’. Beaucoup de bruit pour pas grand chose.
Je passe devant en sifflant de désapprobation et marche jusqu’à un escalier menant à un petit passage en pente douce. Et je continue à descendre, encore et encore, dans les profondeurs d’Esser. Toujours plus loin du soleil, plus loin de l’air frais et respirable.
Contrairement à Sétess, la banlieue de Liia n’a pas ce côté sympathique. C’est un trou à rat surpeuplé dans lequel même un provincial désespéré n’oserait pas vivre. Cachée dans une vaste et très haute grotte, elle fonctionne sur un modèle circulaire avec en son centre un imposant bâtiment en béton – appelé la Forteresse. Elle est posée au sommet d’une colline dont les flancs sont recouverts d’immeubles. Des bidonvilles se chevauchent au pied du talus, privés d’électricité ou d’eau courante. Un vaste réseau de petites rues sinueuses serpentent au travers de toute la banlieue, un véritable labyrinthe. Quasiment aucun Kreel originaire de la Visto n’y vit à cause de leur peur des souterrains. Le passage continu des Hyperlink fait trembler les parois, ce qui ne met pas vraiment en confiance. Sans compter qu’en plus de la chaleur et de l’humidité, le manque de lumière naturelle donne à Liia des allures de ville post-apocalyptique. Et ce n’est même pas le pire endroit du Sous-sol.
Je me faufile dans un boulevard longé par des étalages, des bars et des hôtels. Au bout d’une quinzaine de minutes, j’arrive dans un carrefour d’activités bien éclairé. L’allée principale est large et marque le début d’une longue montée en direction de la Forteresse. En plus de compter plusieurs centaines de logements, cet édifice maintient l’intégrité de la grotte en faisant office de pilier. Bien que j’en prenne la direction, ce n’est pas ma destination.
Après plusieurs longues minutes de recherches, je trouve enfin le lieu de livraison. Un boui-boui repoussant caché dans un cul-de-sac et serré entre deux immeubles. J’entre. Le bar se résume à un couloir faiblement éclairé dans lequel tient un comptoir et trois pauvres tabourets. Mis à part l’homme frottant pensivement son unique meuble, l’affaire est vide. Une musique sauve les apparences et amène un semblant d’ambiance. Je m’assoie et dépose le paquet sur le comptoir. Sans lever les yeux, le patron le saisit, le range et pose un verre de krolii à la place.
« Comment vont les affaires ? Demandé-je en attrapant la boisson.
- Ça bouge beaucoup en ce moment, me répond-il en se dirigeant vers l’entrée, on parle de changement dans le coin. »
Le client d’Avii n’en est pas vraiment un, il paie son antiob avec des informations récoltées, fournit les noms de personnes influentes ou qui pourraient nuire à la paix toute relative du Sous-sol. C’est plus ou moins un indic. Il jette un coup d’œil à l’extérieur avant de fermer la porte à clé et d’accrocher une pancarte FERMÉ à la vitre.
« La mort de Viel fait parler, reprend-il en se replaçant derrière le bar, et pas qu’un peu.
- Des rumeurs ?
- Stone est en train de se poser en chef dans la banlieue de Ceko. Il avait des vues dessus depuis un moment déjà.
- Je vois venir l’intrigue. Viel refuse, Stone embauche un assassin. Viel meurt. Stone prend Ceko. »
J’avale mon krolii cul-sec avant de reposer le verre. Le patron me ressert aussitôt.
« C’est pas tout, murmure-t-il en se rapprochant, Stone prévoit de contrôler tout le Sous-sol.
- On va au-delà de la simple rumeur. Tu tiens ça d’où ?
- Son larbin, le pâlot, il parle trop quand il boit. Il est complètement fêlé et adore se la ramener. Il passe son temps à se vanter d’être le préféré de Stone, à raconter comment il se tape ou frappe son mec, et passe des heures entières à se jeter des fleurs sur sa capacité à manipuler les autres.
- Il est définitivement charmant cet homme...
- J’aime pas faire de la psychologie de comptoir, mais je parie que ce gars-là a manqué d’affection quand il était gosse.
- Merci pour l’analyse complémentaire. »
Le barman enchaîne sur diverses rumeurs : une descente de flics à Fieth, de l’antiob contrefaite à Dalhium et la disparition de la fille de Sohann Niwano, le chef de la banlieue de Dhunne (Centre). Je vide mon second verre quand mon téléphone vibre dans ma poche. Tom me fait savoir que la camionnette est repassée deux fois depuis mon départ.
« Au fait, reprend le barman, t’es du nord ?
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Demandé-je en me levant.
- J’ai connu des gars du nord, quand je travaillais à la surface.
- Ça répond moyennement à ma question.
- Bah, tu vois, je n’aime pas faire de la psychologie de comptoir...
- J’ai remarqué...
- Mais les gens du nord ont tous le même comportement. Je ne sais pas à quoi c’est dû. Ils sont calmes et dégagent ce truc qui les rend sympathiques. Ce truc que tu dégages aussi et qui m’a mis la puce à l’oreille.
- C’est-à-dire ?
- Ils sont gentils. »
Je laisse échapper un long soupir d’exaspération.
« On te le dit souvent, apparemment.
- Tu n’as pas idée, je réponds en sortant mon porte-monnaie.
- Laisse, c’est pour la maison. »
Mon job terminé, je ne m’attarde pas davantage à Liia. Je n’aime pas ce trou et je ne l’aimerai sans doute jamais. Plus vite j’en sortirai et mieux je me porterai. Malgré l’heure de pointe, le retour se passe dans le calme. La nuit tombe quand je reçois un nouveau message de Tom :
TOM [19:15] la camionete est devan le bar, mais c bizar
MOI [19:20] comment ça ?
TOM [19:22] les mec on lair datendr un truc
MOI [19:23] continue de surveiller.
J’ai un mauvais pressentiment en arrivant à Dionn. Je presse le pas, téléphone à la main. Je prends la direction du Sous-sol le plus rapidement possible. Les messages défilent sur l’écran :
TOM [19:52] il son dan une rue. je les sui
TOM [19:53] un des conar ma frapé
TOM [19:53] je lui es just demandé du feu
TOM [19:53] sa crain
TOM [19:53] putin sa crain ! revien !
TOM [19:54] soren remene ton cul !!!!
Un cri suraigu s’élève dans les airs quand j’arrive à Sétess. Sur mes gardes, je tente d’en trouver la source. J’aperçois Tom, paniqué et blessé, courir dans ma direction en pointant du doigt la ruelle de laquelle il sort.
« Dee ! crie-t-il le visage contusionné. Ils attaquent Dee ! Ils vont l’avoir ! »
Je le suis sans réfléchir. J’arrive sur les lieux en quelques secondes, guidé par les hurlements hystériques du pauvre Kreel. Le visage en sang, il lutte contre trois hommes. Ces derniers tentent de l’embarquer dans la camionnette repérée par Tom.
« Mais arrête de bouger espèce de taré ! » S’écrie un des assaillants en le frappant.
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