Je m’élance aussitôt, saisis le premier homme et le jette contre le plus grand. Tom court vers Dee et l’aide à se relever tandis que j’esquive le poing du troisième agresseur. Je lui donne un coup de genou dans le ventre, suivi d’un coup de coude derrière la nuque. Il s’écroule un peu plus loin. Je laisse échapper un cri de douleur quand le grand me frappe avec une barre en métal. Je bloque l’attaque suivante, l’attrape par le col et lui casse le bras. Je me retourne juste à temps pour parer le poing du dernier livreur, mais ne vois pas le couteau qu’il me plante dans le flanc. Je crie de douleur, titube, prends appui sur lui et lui donne un coup de tête. Il tombe en arrière et finit dans les vapes, comme les deux autres.
Essoufflé, je baisse les yeux sur ma blessure. Le couteau n’est pas allé très loin, je ne saigne pas beaucoup. Ça demandera sans doute quelques points de suture, mais ma vie n’est pas en danger. Je fais signe à Tom d’aller chercher de l’aide, il s’exécute aussitôt. Dee s’avance vers moi et me tend timidement son écharpe.
« Merci, dis-je en la plaquant contre ma blessure.
- Non. Non, non ! Me répond-il en me pointant du doigt. Toi. Merci.
- Ils t’ont amoché.
- Ils voulaient que je parle. J’ai pas parlé. Non, non. Pas moi ! Jamais.
- Tu sais qui les a envoyés ?
- Stone. Répond-il en hochant la tête. Oui. Stone. C’est lui. Ils sont bêtes. Très bêtes. Ils me faisaient du mal. Ils me faisaient du mal, mais ils ne savaient pas que j’écoutais. Ils disaient “Stone va le découper !’’ et “Stone va le faire chanter’’. Ils sont bêtes. »
Bêtes, oui. C’est le mot. Ils pensaient pouvoir l’embarquer sans souci, mais rien n’est plus imprévisible qu’un Kreel fou. Tom revient avec Avii et quelques-uns de ses hommes. Les faux livreurs sont faits prisonniers. Je n’aimerais pas être à leur place quand ils se réveilleront. Dee et moi sommes transportés jusqu’au bar.
Avii est en colère. Personne n’aime le voir en colère. Il a une expression terrifiante qui donne l’impression qu’il peut dépecer le premier gars venu. Il ne le fera pas, bien sûr. Il est plutôt du genre à prendre une verveine-menthe et à faire du yoga, mais reste que personne n’aime ce froncement de sourcils. Allongé sur des tables du bar, je me fais rafistoler par le médecin du groupe.
« Stone voit grand, je raconte pendant qu’on me recoud, il va sans doute faire tuer tous les fournisseurs. Il prévoit de contrôler la totalité du Sous-sol.
- Je savais qu’il était louche, dit Avii en se frottant pensivement le menton, mais je ne pensais pas qu’il était mesquin.
- Je suppose que c’est un trait commun aux chefs de la banlieue de Liia.
- C’est à croire. »
Je retiens un gémissement quand le médecin tire un peu trop fort sur le fil. Je peux voir Dee se ronger les ongles en le regardant procéder.
« Au moins, ils n’ont pas eu Dee. Je ne sais pas ce qu’ils espéraient en tirer d’ailleurs. C’est le dernier que je vois céder à la torture.
- Effectivement, je sais choisir mes hommes ! »
Avii abandonne son expression de dictateur et se tourne vers le concerné. Dans un rire chaleureux, il lui donne une petite tape amicale dans le dos. Le Kreel se ratatine, un sourire timide aux lèvres, et commence à lisser compulsivement son pull. C’est sa manière à lui d’être ravi.
Une fois ma plaie recousue, le médecin me demande de rester allongé le temps d’aller chercher de quoi la protéger. Tom s’approche de moi un air grave sur le visage. Il prend une expression très sérieuse et soupire.
« Tu vas mourir, c’est sûr.
- Je le savais, je réponds en rentrant dans son jeu.
- Tu ne peux pas abandonner !
- C’est trop dur... Venge-moi.
- Je te ferai honneur. » dit-il en posant dramatiquement sa main sur mon épaule.
Nous sommes interrompus par l’arrivée de Tanya. Elle dévale les escaliers à toute vitesse et se faufile entre les hommes de son père jusqu’à mon chevet. Elle a un sursaut de surprise en apercevant ma blessure.
« Oh non, Sören ! Tu es blessé !
- Il va mourir. » laisse échapper Tom troublé par sa présence.
Sa remarque est tellement déplacée que je suis pris d’un fou rire. Mon hilarité se transforme rapidement en plainte quand la douleur me rappelle pourquoi je suis allongé. Tanya se tourne vers lui comme s’il s’agissait de l’homme le plus con de l’univers. La scène est absurde mais hilarante. Le pauvre Tom – intimidé par la jeune femme qu’il dépasse d’une tête – ne sait plus où se mettre. Il ouvre la bouche, la ferme, puis l’ouvre de nouveau, change de position plusieurs fois, replace une mèche sous son bonnet, avant de mettre les mains dans ses poches et de sortir calmement :
« Cool les cicatrices. »
J’adore ce gosse.
Je suis plus fatigué qu’autre chose quand je rentre chez moi. Là, tout de suite, j’ai juste envie de dormir. Adrianne est assise sur le canapé, la fenêtre est ouverte et une odeur de drogue embaume l’air. Elle sursaute, lève la tête et me lance un sourire en se levant. Elle se précipite sur moi, m’embrasse et commence à retirer ma veste.
« Pas ce soir, dis-je en la repoussant.
- Mais t’es blessé !
- J’ai surtout besoin d’une douche.
- Laisse-moi voir ! »
Elle essaye de lever mon haut, mais je la repousse de nouveau et la contourne. Je m’engouffre dans la salle de bain, ouvre le jet d’eau et me déshabille le temps qu’il chauffe. Je prends soin d’éviter le miroir en ouvrant la pharmacie et attrape la bouteille de désinfectant, des pansements résistant à l’eau et une compresse. Une fois ma plaie bien propre et protégée, j’entre dans le bac. Irradié de douleur et de courbatures, mon corps subit le contrecoup d’une journée éprouvante. Ça serait supportable si ma tête ne bourdonnait pas autant. Je ferme les yeux et me masse les tempes dans l’espoir de calmer la migraine naissante, en vain. Un vertige me fait tanguer, je prends appui sur le mur. Je ne me sens pas bien. Mes mains tremblent et le passage de l’eau sur ma peau est insupportable. Ma respiration est irrégulière et mes pensées s’entrechoquent. Je coupe le jet et attrape la première serviette qui passe. Son contact me fait grincer des dents. J’enfile mon sous-vêtement et un pantalon tant bien que mal. Je titube jusqu’au séjour, les yeux rivés sur le parquet. Ma vue se brouille, je tangue et tombe à genoux. Une nausée aussi soudaine que violente m’arrache une suée. Ma respiration s’emballe et, l’espace d’une seconde, je me retrouve dans le désert de Pyr encerclé par des centaines de Kreels aux orbites vides. Je pousse un cri et l’image disparaît.
Le manque. C’est le manque.
C’est rarement aussi soudain, la blessure doit y être pour quelque chose. Je me relève et fonce jusqu’à mon armoire sous le regard surpris d’Adrianne. Il me faut faire un effort surhumain pour ouvrir le battant. Je tremble et transpire comme un fou, ma respiration est sifflante et mon cœur bat la chamade.
« Où est-elle ? Je marmonne. Elle était là. »
Le visage contusionné de Tahekii fait intrusion dans mon esprit. Je laisse échapper un gémissement et ferme les yeux, terrorisé.
« Laisse... laisse-moi tranquille ! »
Je rouvre les yeux, une boule au ventre. Je vide presque intégralement le meuble et laisse échapper un rire nerveux quand je finis par trouver la boite. Je l’ouvre.
Rien.
La peur m’envahit. Violente, soudaine, douloureuse. J’en avais. Je le sais. Il m’en restait ! Ma tête tourne, j’hyperventile. Je fixe le fond de la boite en espérant y trouver le sachet d’antiob. Mais rien n’apparaît. J’ai beau attendre, elle reste vide. Dans ma détresse, je regarde si je ne l’ai pas fait tomber quelque part. Dans l’armoire ? Dessous ? Par terre ? Je regarde à nouveau dans la boite. Bordel ! Toujours rien. Peut-être qu’Adrianne sait où ell...
Mon regard se porte sur la table basse, le sachet y est bien posé à côté d’une pipe. Mais il est vide. Adrianne a un mouvement de recul. C’est elle. C’est elle qui me l’a volé. La colère m’envahit. Le mélange d’émotions me provoque un vertige. Je ne veux pas. Je ne veux pas subir tout ça. Il me faut de l’antiob, il n’y a que ça qui fait partir les visages.
« C’était la mienne...
- Je... j’en avais plus... se justifie-t-elle, et...
- Dis-moi que tu n’as pas tout pris...
- Sören, écoute...
- Est-ce qu’il en reste ?
- Je... Non. »
Plus d’antiob. Plus de barrière. Plus rien. La panique se mêle à la colère. Je hurle :
« Je t’ai dit de ne pas toucher à mes affaires ! »
Je lance la boite à l’autre bout de la pièce. Adrianne laisse échapper un glapissement quand elle explose contre le mur de l’appartement. Le bourdonnement de mon crâne s’amplifie brusquement. Je le saisis à deux mains, la mâchoire serrée. Plusieurs silhouettes apparaissent autour de moi. Des Kreels immobiles, dépourvus d’yeux, le visage tordu par un sourire macabre. Je crie de peur, recule, me prends les pieds dans un vêtement et tombe en arrière. L’appartement disparaît, tout disparaît. Tout devient noir. Tahekii se tient là, une main tendue vers moi. Elle est couverte de bleus et de sang.
« Pardonne-moi ! Je sanglote. Pardonne-moi ! »
Je chasse l’hallucination d’un mouvement de bras. À quatre pattes, je me traîne vers la cuisine. Mon corps est secoué de tremblements, je m’appuie au plan de travail et me hisse. Une fois debout, je fouille les placards et trouve une bouteille d’alcool. J’en avale le contenu sans réfléchir. Mais ça ne suffit pas, ils sont toujours là. Il faut qu’ils partent ! Ils sont partout et m’observent. Ils me supplient de les épargner. Je vide une autre bouteille, puis une autre. Je ne sais même pas ce que je bois et je m’en fous. Je veux que tout ça s’arrête. Je ne veux plus les voir.
Mon estomac se tord. J’ai un coup de chaud. Une crampe me plie en deux, je vomis dans l’évier. La gorge en feu, je me laisse glisser jusqu’au sol sous le regard de toutes mes victimes. Les larmes aux yeux, je tente de chasser les images en agitant les bras dans le vide. Ma blessure me ramène un bref instant à la réalité et les images disparaissent. Elles reviennent aussitôt la douleur passée. Désespéré, j’appuie sur le pansement et les Kreels disparaissent de nouveau. Mais bientôt, la douleur de ma blessure ne suffit plus et j’attrape le premier objet coupant qui me tombe sous la main. Sans hésiter, je me taillade les avant-bras.
« Sören ! »
Adrianne se jette sur moi et me prend l’arme des mains. Je tente de la lui reprendre, mais elle la lance à l’autre bout de la pièce. Sa main se ferme sur ma nuque et me tire fermement contre elle. Je lutte pour me dégager, je proteste, mais mes forces me quittent. Après plusieurs minutes collé à elle, j’abandonne l’idée de m’échapper. Ma tête me tourne, la douleur s’installe et je me mets à pleurer.
« Là, murmure Adrianne, ça va aller. Je suis là. Tu restes avec moi. On est ensemble. »
Mon corps est secoué de tremblements. Les souvenirs de Pyr et de la Vague envahissent mon esprit. Bloqué dans un tourbillon cauchemardesque, je me recroqueville. Les bras d’Adrianne enroulés autour de moi, je sens ses lèvres s’étirer contre mon oreille.
« Tu n’as plus que moi. »
Je suis dans le Sanctuaire.
Il n’a plus rien d’accueillant ou de magique. L’eau du lac est rouge, les murs suintent d’humidité, les plantes sont mortes et les corps des Kreels jonchent le sol. Je trébuche sur un cadavre en essayant de m’en éloigner. Je me relève, paniqué, et me précipite vers la sortie. Mais là où devrait se trouver un escalier, il n’y a rien. La grotte est complètement fermée. Terrorisé, je tâtonne la pierre moite à la recherche de n’importe quoi qui pourrait me permettre de m’échapper. Je ne veux pas rester ici. Hors de question. Je finis par trouver une fissure à peine assez large pour permettre à un homme de passer. Je ne sais même pas s’il s’agit réellement d’une sortie, mais je veux partir d’ici. Je m’y engouffre malgré ma peur d’y rester coincé. Les parois lacèrent mon dos et mon torse, l’odeur du sang envahit mes narines et la douleur m’arrache quelques plaintes. Mais je continue, j’avance. Je refuse de m’arrêter et de mourir ici. Je débouche dans une plaine enneigée, sombre et balayée par un violent blizzard. Je reconnais ma terre natale et aperçois une lueur orange au loin. C’est mon village, j’en suis sûr. C’est ma maison. C’est chez moi. J’avance au milieu des bourrasques, le froid est insupportable, mais je m’en fous. Je veux rentrer chez moi, me poser près du feu, regarder les flammes et profiter d’un bon plat chaud.
Je ne sens plus mes jambes. Je ne sens plus mes bras, mes mains, mes oreilles, mon nez ou ma peau. Frigorifié, je tombe à genoux. Je frotte mes bras dans l’espoir de me réchauffer, en vain. La neige m’arrive à mi-cuisse et je n’ai pas avancé. Je lève les yeux vers le point lumineux qui me fait tant envie. Non ! Hors de question de rester là ! Alors que je prends appui pour me lever, un son me parvient. Un murmure. Un simple murmure que le vent fait voyager jusqu’à mes oreilles.
« Tu es étrangement combatif pour quelqu’un de désespéré. »
Je me réveille en sursaut.
Trempé de sueur, le souffle court, la bouche pâteuse et le crâne en vrac, la phrase résonne longuement dans mon esprit. Je fixe le plafond tâché d’humidité tandis que mon rêve s’estompe, tombant peu à peu dans l’oubli. La gueule de bois monopolise bientôt toutes mes pensées. Elle se mêle à la douleur de mon flanc et à celle de mes avant-bras lacérés. Je me sens mal. Terriblement mal. Pas seulement physiquement, mais aussi mentalement. La respiration d’Adrianne me rappelle sa présence. Son visage dans mon cou et un bras possessif sur mon torse, le contact de son corps me dégoûte sans que je sache pourquoi. Elle est réveillée, je le sens. Je bouge dans l’espoir de l’éloigner, mais elle reste plaquée à moi et resserre sa prise. À ce moment précis, je me surprends à la détester. Elle se redresse finalement et s’assoit au bord du canapé, un sourire écœurant aux lèvres. Elle a l’expression d’une personne qui a ce qu’elle veut. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que je laisse tomber et que je cède à son caprice ultime.
Nous sommes tirés de ce silence malsain par la sonnette. Aucun de nous ne bouge, trop surpris pour réagir. Elle retentit une nouvelle fois, suivie d’un tambourinement léger. Je soupire et vais pour me lever, mais Adrianne me plaque au sofa sans que je puisse résister.
« J’y vais. »
Visiblement ravie de ne pas me voir protester, elle se lève avec entrain et trottine jusqu’à la porte. De là où je suis, je ne vois pas l’entrée et ne peux pas intervenir en cas d’attaque. Mais au point où j’en suis, ça pourrait être un assassin que je m’en cognerais. Je laisse échapper une plainte saccadée et ferme les yeux. J’entends la porte grincer quand Adrianne la déverrouille. Le silence qui s’ensuit m’amène à penser qu’elle est surprise par ce qu’elle voit. Après de longues secondes, elle prend la parole.
« Je... peux t’aider ? Demande-t-elle sèchement.
- Je suis venue voir Sören, répond une voix qui me dégrise immédiatement, je suis sa sœur. »
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