La panique m’envahit si violemment que je frôle la syncope. Je peux faire face à des dizaines d’hommes sans craindre d’être blessé, mais l’idée d’être confronté à Marte me terrifie au plus haut point. Qu’est-ce qu’elle fait là ? Il n’y a aucune raison pour qu’elle se trouve au Sous-sol. La connaissant elle m’aurait prévenu avant de débarquer. Même dans le cas où il s’agirait d’une urgence, elle m’aurait tout simplement appelé. J’espère qu’elle n’est pas venue seule, qu’Eliott se trouve là, pas loin. Il est flic après tout, il sait parfaitement ce qu’il se passe ici-bas. Je suis paralysé de peur, je ne suis pas prêt à la voir.
« Je ne connais personne de ce nom. »
Adrianne ne prend pas la peine de masquer son agacement. Face à ce genre de comportement, beaucoup auraient abandonné l’idée d’en tirer quelque chose. Pas Marte. Quand elle arrive quelque part avec une idée fixe, elle ne lâche pas l’affaire avant d’avoir obtenu ce qu’elle veut. Elle donne l’impression d’être douce et effacée, mais j’ai rarement connu quelqu’un d’aussi têtu qu’elle.
« Écoute, répond-elle calmement, je n’ai pas de temps à perdre. Son nom est sur la boite aux lettres.
- Il n’est pas là.
- Au moins il habite ici maintenant. »
Le silence qui suit est pesant. Marte attend sans doute qu’Adrianne l’invite à entrer, ce qu’elle ne fera évidemment pas. Si je n’étais pas là, ça ferait longtemps qu’elle lui aurait claqué la porte au nez. La boule au ventre, je rassemble le peu de courage qu’il me reste et me redresse.
« Adrianne, laisse-la entrer.
- Mais...
- Mais quoi ? »
Après un moment d’hésitation, elle s’écarte et la laisse passer, avant de claquer la porte. Je m’enroule dans un drap pour dissimuler mes blessures et tente de me lever. Je retombe immédiatement. J’inspire, pousse de nouveau sur mes bras et sens un point sauter. Je retiens une plainte. Ma crise d’hier a affaibli les sutures... Tant pis, je resterai assis. Doucement, je pivote de manière à voir la scène. Adrianne se ronge nerveusement les ongles, debout à côté de la cuisine, les bras croisés sur sa poitrine. Quant à Marte, elle avance d’un pas lent dans le séjour et détaille l’endroit, visiblement concernée par mes conditions de vie. Quelques longues mèches blondes tombent de chaque côté de son visage, le reste est tenu par un élastique. Ses cicatrices et son œil aveugle n’enlèvent rien à sa beauté angélique. On se ressemblait, fut un temps. Avant l’armée, la drogue et l’alcool. Mon cœur se serre. D’un côté j’angoisse comme un gosse pris en faute et souhaite qu’elle parte au plus vite. De l’autre, j’ai envie de me lever et de la prendre dans mes bras, de lui demander comment elle va, ce qu’elle fait et si tout va bien pour elle.
« Vous êtes ensemble ? Demande-t-elle à Adrianne.
- Oui.
- Non. » Je réponds en même temps.
Adrianne laisse échapper un couinement de désapprobation. Marte ne retient pas son ricanement et, pour la première fois depuis son entrée, nos regards se croisent. Je détourne les yeux presque aussitôt. Je ne peux pas me résoudre à y voir de la peine, de la colère ou de la pitié. Marte soupire en contournant le canapé et s’accroupit de manière à me faire face. Je fixe un point invisible dans le décor. Mon souffle est saccadé par la peur et la douleur de mon flanc.
« Bonjour, Sören.
- Bonjour, Marte.
- Tu as encore plus mauvaise mine que la dernière fois.
- Je suis un peu fatigué.
- Et tu as une parfaite maîtrise de l’euphémisme. »
Je ris. Elle reprend :
« Tu regardes ton courrier, parfois ? »
La question est tellement inattendue que je relève la tête pour savoir si elle plaisante. Ce n’est pas le cas.
« O... oui. Je réponds. Tous les jours. Pourquoi ?
- Parce que je t’ai envoyé ceci, me dit-elle en sortant une petite enveloppe, et que je n’ai pas eu de retour. »
Je la saisis un peu maladroitement et la tourne entre mes mains. Je dois avoir l’air ridicule, emmitouflé dans mon drap, à fixer cette lettre comme s’il s’agissait d’une curiosité venue d’un autre monde. Le papier est assez épais, blanc et texturé. Quelques arabesques bleu clair décorent les bords, mon adresse y est écrite dans une jolie police manuscrite. C’est délicat et travaillé, j’avoue être intrigué. D’une main tremblante, j’entreprends de la desceller, mais le manque d’antiob m’handicape fortement. Il va falloir que je m’en procure rapidement si je veux stopper l’effet de ce sevrage forcé. Je soupire de frustration quand la missive me glisse des mains. Marte la ramasse et m’aide de manière à ce que j’y parvienne presque seul. Je ne prends pas le risque de la remercier de vive voix par peur de me mettre à pleurer et me contente d’un signe de tête. Mon cœur manque un battement quand je me rends compte de ce que je tiens : un faire-part.
Marte va se marier.
Il n’en faut pas plus à mon imagination pour s’emballer. L’image de Marte en robe de mariée, accrochée au bras d’Eliott, me réchauffe le cœur. Je suis quasiment sûr qu’elle portera la tenue traditionnelle du nord et la couronne de fleurs d’Enterra, comme maman sur les photos de mariage. Elle projette sans doute de le célébrer à Oléorii, sur la montagne de laquelle on voit le village. L’été y est doux et les champs sont verdoyants. Il y aura des Gâteaux Rois et quelques plats typiques. De la musique et un grand repas autour d’un feu de joie. Elle a la chance d’avoir un fiancé sensible à la culture du nord, le mariage sera certainement traditionnel et festif. L’idée me rend heureux, tout ça me donne le sourire. Puis, la réalité me rattrape. En l’absence de papa, Marte voudra que je lui donne le bras, que je la conduise au marié. Que je participe aux festivités et que je me mêle aux invités. Moi, qui vis dans le trou du cul du monde, accro à la drogue et alcoolique, hanté par mes démons et incapable de rester calme. Qui peux péter un câble à tout instant. Qui, si je n’ai pas ma dose d’antiob, suis susceptible de tout foutre en l’air. Non ! Je ne peux pas ! Je ne peux pas y aller. Je vais gâcher le plus beau jour de sa vie.
« Je suis content pour toi, je dis plus tristement que je le voudrais.
- J’espère bien.
- Mais je n’ai rien reçu. La... la distribution n’est pas fiable au Sous-sol.
- Oui, me répond-elle en se relevant, j’y aurais aussi cru si ça n’avait pas été le cas les huit fois suivantes. »
Je réceptionne l’information avec un temps de retard.
« Tu m’as envoyé neuf faire-part ?
- Oui, trois par mois. Je veux bien croire que le premier se soit perdu, voire le deuxième, mais tous ? Au bout d’un moment, et je pense que tu seras d’accord avec moi, je suis en droit de me demander si tu ne m’ignores pas. Je ne voulais pas t’annoncer mon mariage par téléphone, même si je dois avouer que j’ai bien failli. Mais ça ne te ressemble pas de faire l’autruche, d’autant plus que tu continuais à répondre à mes messages.
- Je ne t’aurais jamais ignorée. Jamais !
- Je sais, me rassure-t-elle. J’ai compris pourquoi tu n’as rien reçu au moment où je suis arrivée. »
Elle ponctue cette dernière phrase en se tournant vers Adrianne. Il ne m’en faut pas plus pour comprendre où elle veut en venir.
« Tu as pris mon courrier ? »
Adrianne piétine sur place, sans savoir quoi faire de ses mains. La stupéfaction me fait oublier la douleur de mon flanc. Les mains fermées sur mon drap, je me lève doucement. Jusqu’où cette fille va aller pour me pourrir la vie ?
« Est-ce que tu as pris mon courrier ? »
Son mutisme me tape sur le système. Elle ne pourrait pas se comporter comme une adulte, pour une fois ? Ses yeux parcourent la pièce en prenant soin d’éviter mon regard. Son bras est rougi par le passage répété de sa main.
Je perds patience :
« Adrianne !
- Oui, bordel ! S’écrie-t-elle. Oui, je les ai jetés ! T’es content ?!
- Mais pourquoi ?
- Pour que tu ne m’abandonnes pas ! T’as pas besoin d’elle ou de qui que ce soit d’autre, tu m’as moi !
- Tu aurais dû me les donner !
- Pour que tu partes et que tu me laisses ici !?
- C’est complètement con ! Regarde-moi, Adrianne ! Je peux à peine tenir une conversation ou rester calme, tu me vois aller à un mariage ? »
Je referme immédiatement la bouche. Mais c’est trop tard, c’est dit. Adrianne n’a pas la décence de cacher sa joie de me voir briser le cœur de ma sœur. Elle vit cet instant comme une victoire personnelle. Sauf que je ne suis pas là pour lui faire plaisir. J’ai les deux pieds dans le plat maintenant et il est hors de question qu’Adrianne ait l’impression d’être le centre de mon univers.
Je crève l’abcès :
« Mais tu sais quoi, Adrianne ? J’en ai assez. J’en ai assez de toi et de ton égoïsme. J’en ai assez de te voir t’apitoyer sur un malheur que tu entretiens. Tu as abandonné ? C’est ta décision, tu l’assumes. Mon soutien et mon affection, tu les aurais eus si tu avais cherché à remonter la pente. Il n’y a rien de beau ou de sain dans notre relation. On baise pour se défouler, on fume pour fuir la réalité et on se gueule dessus au lieu de discuter. Il n’y a ni amitié, ni entraide, ni complicité, ni amour. Tu es perverse et malsaine. Tu profites de ma détresse et de ma fragilité parce que tu as peur de crever seule ou de faire face à tes problèmes. Et tu sais ce qui me rend triste dans cette histoire ? C’est qu’en d’autres circonstances, on aurait pu se soutenir, construire quelque chose ensemble. Et qu’avec le temps, je t’aurais peut-être aimée. Je n’ai pas besoin d’un mariage pour avoir envie de t’abandonner. Quoi qu’il arrive, ça serait arrivé. »
Adrianne fait un pas en arrière. Elle ouvre plusieurs fois la bouche sans parvenir à dire quoi que ce soit et passe par toute une panoplie d’expressions avant de s’arrêter sur la haine. Droite, tendue et la mâchoire serrée, je peux presque voir le sang pulser dans ses veines. Son visage est déformé par la colère, elle donne l’impression de bouillir de l’intérieur,
« Tu ne peux pas me chasser, crache-t-elle.
- C’est ce que je fais.
- Si je m’en vais, tu seras seul. »
Si ma crise d’hier m’a bien montré une chose, c’est qu’Adrianne n’est pas une personne que l’on peut sauver. Elle s’est trouvée sur ma route quand je cherchais un moyen de noyer ma peine et s’est introduite dans ma vie comme un parasite. Elle m’a tiré vers le bas et forcé à abandonner le peu d’espoir qu’il me restait. Honnêtement, sans cette femme, sans compter le danger quotidien de mon activité, ma vie au Sous-sol n’aurait peut-être pas été si mal.
« Je ne me suis jamais senti aussi seul qu’avec toi, je finis par dire, je ne veux plus te voir. »
Je ne sais pas si c’est dû à mon état, mais la scène qui suit semble se dérouler au ralenti. Je vois très clairement Adrianne s’élancer vers moi, les yeux noirs de haine. À cette distance, parer l’attaque et la maîtriser aurait été facile. Mais je suis incapable de faire le moindre mouvement, je ne peux que la regarder foncer sur moi. Elle me gifle de toutes ses forces en hurlant de rage. Mon pied se prend dans mon drap, je trébuche et tombe en arrière. Ma tête frappe violemment le parquet. Sonné, je tente de me relever, mais Adrianne se place au-dessus de moi et me plaque au sol.
« Tu n’as pas le droit de me jeter ! Hurle Adrianne en me rouant de coups. Tu es à moi !
- Laisse-le ! » lui ordonne Marte.
Elle parvient à la tirer en arrière, mais Adrianne la frappe au visage et la repousse. Une vague de colère m’envahit, je me redresse et tente de la renverser, mais elle se retourne à temps et me donne un coup au flanc, directement sur ma blessure. Je hurle et retombe en arrière, à deux doigts de perdre conscience. La douleur est si soudaine et violente qu’elle irradie la totalité de mon corps. J’ai du mal à respirer et je suis pris de spasmes. La pluie de coups reprend. Le goût du sang envahit ma bouche, mon arcade sourcilière et ma lèvre sont ouvertes et mes avant-bras me font souffrir. Si je ne fais rien, elle va me tuer. Elle va me tuer devant Marte. Elle sort soudainement de mon champ de vision, tirée par quelqu’un que je ne vois pas. Je roule sur le côté et aperçois Eliott la maîtriser tant bien que mal. Adrianne n’a plus rien d’humain, elle se débat comme une furie, tente de le mordre, de le frapper et de le griffer. Je me sens mal, pathétique et démuni. Comment est-ce que j’ai pu m’enticher d’elle ? Comment est-ce que j’ai pu croire qu’elle pourrait m’aider ne serait-ce qu’un peu ? La douleur de mon flanc m’arrache brusquement de mes pensées. Je laisse échapper une plainte quand ma vue se brouille. La main de Marte se pose sur mon épaule et me secoue. Elle m’appelle, tente de me maintenir éveillé, mais je ne tiens plus. Je suis épuisé.
Je sombre dans l’inconscience.
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