La tempête s’est arrêtée, je vois enfin mon village. Plus de neige, juste des plaines verdoyantes parsemées de bourgeons blancs. L’air est doux et apaisant, le ciel est bleu et dépourvu de nuages. Je me tiens à genoux, dans la même position qu’à la fin de mon dernier cauchemar. La neige a laissé place à de hautes herbes ondulant paresseusement. Ma maison est à moins de quinze minutes de marche, il me suffit de me lever et d’y aller. De traverser le ruisseau, de suivre le chemin de galets et de passer le muret. Oui, ça serait si simple. Mais quelque chose me retient ici et me cloue au sol. Je baisse les yeux sur mes mains sales et rougies par le sang. Un sentiment de culpabilité remonte le long de ma poitrine, ma gorge se serre.
« Tu continues de te battre ?
- J’aimerais, je réponds.
- Tu peux abandonner ici. C’est un beau paysage. Regarde cette plaine, regarde ce ciel.
- Oui, je pourrais arrêter là... Mais je ne peux pas mourir maintenant. »
Ma maison est identifiable par sa toiture bleue. Une fumée blanche s’échappe de la cheminée, le linge danse au rythme du vent et un puits décore le jardin. Tout était si paisible avant la Vague. J’aimerais de nouveau connaître ça, cette paix. Je le souhaite tellement...
« Je ne veux pas mourir maintenant. »
Une main se referme sur mon épaule et me retourne violemment. J’ai un haut le cœur quand le visage haineux de Tahekii entre dans mon champ de vision. Elle me fait face, éternellement dépourvue d’yeux, la bouche déformée par la rage.
« On ne le voulait pas non plus. »
Je me réveille.
Le plafond blanc est la première chose que je vois. Déboussolé, mais trop faible pour bouger, je tente de savoir où je suis. Je tourne la tête sur ma droite et aperçois un électrocardiogramme. Le contact de l’oreiller sur mon visage me révèle par la même occasion la présence d’une canule nasale. Les autres indices m’échappent difficilement : un goutte-à-goutte régulier, le blanc environnant, un parfum de désinfectant. Je suis à l’hôpital. Pas dans une de ces cliniques vétustes du Sous-sol, mais bel et bien un hôpital. Je ne sens pas de douleur de mon flanc ou de mes bras, ça fait longtemps que je ne me suis pas senti aussi léger. Je ne vais pas mentir, c’est agréable.
La porte s’ouvre doucement. Un sourire illumine le visage de Marte quand elle se rend compte que je suis réveillé. Je ne peux m’empêcher de le lui rendre.
« Sören, dit-elle en s’asseyant à mon chevet, comment tu vas ?
- Bien, je... »
Je suis coupé par une toux. Ma gorge est sèche et irritée. J’ai aussi soif que si je venais de traverser un désert. Marte me tend un verre d’eau avant de poser sa main sur la mienne.
« Tu as dormi deux jours, me dit-elle en appuyant sur le bouton d’appel, pas étonnant que tu n’aies plus de voix.
- Deux jours ? Je répète dans une espèce de râle.
- Oui, mais entre l’anesthésie et les calmants, il y a de quoi être fatigué. »
Ma première préoccupation est à ma grande surprise Avii. J’espère qu’il n’a pas eu besoin de mes services, je ne voudrais pas qu’il interprète mon silence comme une attaque ennemie. Ça m’ennuierait de déclencher un conflit diplomatique à cause d’un quiproquo. Même si je suis plutôt du genre à minimiser mon importance au Sous-sol, Avii est connu pour être concerné par le bien-être de ses hommes. Et, si ce n’est pas lui qui finit par s’inquiéter, ça sera Dee ou Tom, voire Tanya. Il faut que je trouve un moyen de le contacter.
J’ai à peine le temps de me remettre de mon angoisse naissante qu’une médecin Kreel, accompagnée d’un infirmier, entre dans la pièce. Grande, basanée et carrée, elle aurait davantage sa place sur un ring que dans une blouse. L’infirmier Svann paraît minuscule à côté d’elle, mais il la regarde comme s’il s’agissait de la plus belle femme du monde. Monsieur a sans doute un faible pour les grandes dames.
« Bonjour monsieur Raysen. Je suis le docteur Asseml’ii. Comment allez-vous ?
- Bien, je réponds, quand est-ce que je pourrai sortir ? »
L’échange de regards entre Marte et le docteur Asseml’ii est si rapide que je ne suis pas sûr qu’il ait réellement eu lieu.
« Pas tout de suite. » me répond-elle d’un ton neutre.
Je me tourne vers Marte qui force un sourire enjoué. Ça y est, je le sens, on me cache quelque chose. Par peur de me prendre une dose de calmant, je décide de ne pas paraître trop insistant et procède autrement.
Je soupire.
« La blessure est si grave ?
- Non, me rassure-t-elle, aucun organe vital n’a été touché. Mais nous avons dû traiter une infection.
- Laissez-moi devinez, les sutures n’ont pas été pratiquées dans de bonnes conditions.
- C’est à peu près ça, dit-elle en ricanant, nous ne refermons plus au fil depuis 220. La médecine a laissé tomber cette pratique barbare pour le laser. »
De la condescendance... Je me retiens de lui dire que les médecins du Sous-sol peuvent difficilement se payer leur laser et me contente d’un sourire en coin.
« Du coup, je vais m’en sortir ?
- Oui, bien sûr. Vous ne risquez plus rien. »
Alors pourquoi on me garde enfermé ici ? Ça n’a aucun sens. Marte évite mon regard maintenant. À son expression, je devine qu’elle a compris que je trouvais la situation étrange.
« Mais vous ne pouvez pas sortir, reprend le docteur Asseml’ii, vous êtes en cure de désintoxication. »
La dernière phrase me fait l’effet d’une gifle. Une cure de désintoxication ? Quoi ? Non ! Non, surtout pas ! Si j’arrête l’antiob, les cauchemars reprendront.
L’électrocardiogramme s’emballe.
« Le sevrage d’anti-obelyr est délicat, explique le docteur Asseml’ii, il ne doit pas se faire seul. Les symptômes de manque sont violents et imprévisibles. Notre clinique assure un suivi et un encadrement au cas par cas. Vous bénéficierez bien évidemment d’un programme et d’une écoute personnalisée, avec la garantie de repartir d’ici tout à fait clean.
- Ça dure moins de deux semaines, me dit Marte en serrant ma main, tu pourras sortir après.
- Je ne veux pas !
- Monsieur Raysen, essaye de me rassurer l’infirmier, vous aurez un traitement pour minimiser les effets du sevrage et une prise en charge psychiatrique, si vous le souhaitez. Bien sûr.
- Je m’en fous de tout ça, je m’écrie à bout de souffle, vous ne pouvez pas m’obliger, j’ai des droits et...
- La consommation d’anti-obélyr est illégale, me coupe le docteur d’une voix bien moins amicale, mais elle n’est pas punie par la loi si une cure de désintoxication est entamée. Alors, soit vous la faites ici, soit vous la faites en prison. »
Fuir. Je dois fuir au plus vite.
Mes intentions sont vite trahies par mes constantes. Je retire ma canule nasale et tente de me lever, mais le docteur Asseml’ii se jette sur moi et me plaque à mon lit. Trop faible pour me dégager je me mets à hurler à pleins poumons. L’infirmier se précipite vers ma perfusion, une seringue à la main. Marte, adossée au mur de la chambre, regarde la scène les larmes aux yeux.
« Ne les laisse pas faire ! Je l’implore. Pitié ! Sors-moi de là ! »
Une sensation de froid remonte le long de mon bras. On m’injecte un produit, je le sens parcourir mes veines. Mon corps s’alourdit d’un coup et le peu de force qu’il me restait s’évapore. Je retombe sur le matelas.
« Ne.. les laisse pas faire... je répète en sombrant. Je ne... veux... plus les... voir... »
Les jours suivants sont un enfer. J’enchaîne crise sur crise et finis sanglé à mon lit pour la sécurité du personnel médical. Mes cauchemars n’ont jamais été aussi violents et réels. Les hallucinations prolongent la torture entamée par mon sommeil, si bien que je ne passe plus un moment sans subir les horreurs imposées par mon esprit. Je n’arrive plus à avaler quoi que ce soit sans rendre mon repas. Ma peau est si sensible que le moindre souffle me donne l’impression d’être à vif. Le manque d’alcool se mêle bien vite à celui d’antiob. J’implore les infirmiers de me donner n’importe quoi d’assez fort pour me faire dormir et suis totalement immobilisé quand je suis surpris à me frapper la tête. Afin de prévenir tout risque de suicide, je suis aussi bâillonné.
Mes sangles et mon bâillon me sont retirés au bout de huit jours, quand les hallucinations cessent totalement. De toute manière, je suis trop faible pour m’échapper ou pour insulter qui que ce soit. Bien que Marte me rende visite tous les jours, je ne lui ai pas adressé la parole une seule fois. Je lui en veux et lui fais savoir. Mes nuits sont une véritable torture. Mes réveils sont nombreux, violents et souvent accompagnés de cris. Je passe mes journées à trembler et à somnoler sans parvenir à aligner deux heures de sommeil, on finit par me donner de quoi dormir. Du coup, maintenant je dors, mais je suis aussi prisonnier de mes cauchemars. Ce qui n’est pas bien mieux.
La violence du syndrome de sevrage préoccupe les médecins, compte tenu du fait que je restais relativement raisonnable sur les doses. Le passé traumatique est bien évidemment le suspect principal, mais face à mon mutisme les psychiatres ne peuvent que se référer à ce que leur raconte Marte. Le docteur Asseml’ii remarque un vide de plusieurs années dans mon dossier médical et tente de me tirer des infos sur cette période, en vain. Je ne passe plus une nuit sans revivre la Vague ou le génocide. Mes songes sont remplis des cadavres que j’ai semés. Chaque nuit, Tahekii me rappelle ce que j’ai fait et ce dont je suis responsable. Est-ce que c’est ça ma vie, maintenant ? Est-ce que je suis condamné à vivre, hanté par ces visages désincarnés, pour le restant de mes jours ? Comment est-ce que je pourrais le supporter sans antiob ?
Je n’y arriverais jamais, c’est bien trop dur. Trop lourd. Je ne peux pas continuer comme ça. Je ne peux pas. J’ai essayé d’oublier. J’ai tout fait pour laisser ça derrière moi. Pour enfouir ça le plus profondément possible, mais rien de ce que j’ai tenté n’a fonctionné. C’est trop. Je n’en peux plus... Je renonce.
J’abandonne.
Les sons me parviennent en échos. Un étrange mélange de chuchotements et de voix résonne dans ma tête, mais je n’en saisis pas le sens. Tout est sombre. Mes paupières refusent de s’ouvrir. Je suis prisonnier d’un corps lourd, inconfortable et faible. Ma gorge est sèche et douloureuse, serrée par la peur d’être seul. Ma respiration s’emballe, je lève ma main dans l’espoir que quelqu’un la saisisse.
« Marte...
- Je suis là ! Me répond-elle immédiatement en saisissant ma main. Je suis là, Sören. »
La chaleur de sa voix me fait l’effet d’un baume. Mes nerfs lâchent, je ris ou sanglote sans parvenir à situer mon état émotionnel. J’ouvre finalement les yeux et Marte m’offre un magnifique sourire. Ma tristesse revient presque immédiatement.
« Je suis désolé, je dis, tellement désolé.
- Non, non ! Surtout pas... Ce n’est pas ta faute, c’est de la mienne. J’aurais dû comprendre que tu avais été bien plus touché que moi par la Vague. J’aurais dû le voir...
- Marte...
- Je t’en ai voulu, tu sais, de préférer la colère à moi. Je t’en ai voulu de ne pas réussir à vivre avec ça.
- Et moi je t’admire d’avoir réussi, vraiment.
- Mais maintenant, ça va aller mieux. N’est-ce pas ? »
J’avale ma salive avec difficulté. Si je dois mettre fin à mes jours, je ne veux pas qu’elle se sente responsable. Je veux qu’elle comprenne parfaitement que c’est entièrement de ma responsabilité. Je veux qu’au moment où je passerai à l’acte, nous ayons l’esprit un peu plus tranquille.
Mon cœur s’emballe sous le coup de l’anticipation.
« Marte, je commence en refermant les yeux, je... Ce que je vais te raconter, je n’ai normalement pas le droit d’en parler... Tu dois le garder pour toi. D’accord ?
- Je... Sören...
- D’accord ? »
Elle retient sa respiration. J’interprète son silence comme une promesse et profite du courage que me procure mon état d’épuisement pour me lancer :
« À Pyr... J’y étais. J’étais en première ligne... durant le génocide. »
Et je raconte tout.
Ma rencontre avec Tahekii, mon envie de quitter l’armée pour elle, sa mort, l’Ordre 54, le massacre, le mensonge du gouvernement. Le moindre détail me venant à l’esprit, je le lui dis. Mes cauchemars, mes angoisses, mes faiblesses, mes remords. Tout. Et pour la première fois depuis que tout ça est arrivé, je me rends compte à quel point j’en avais besoin. À quel point ce secret me pesait. Chaque parole allège le poids qui m’empêchait de respirer, de parler ou de vivre librement. Marte pourrait très bien me détester ou me renier après ça. Honnêtement, l’idée de partir en sachant qu’on ne me regrettera pas me faciliterait la tâche. Ça sera déjà ça de gagné. Je parle sans m’arrêter, sans hésiter ou prendre de pause et, quand enfin tout est sorti, un long silence prend ma suite.
Je n’ose pas ouvrir les yeux, Marte ne dit pas un mot. Son mutisme peut signifier n’importe quoi, mais je ne suis pas encore prêt à le savoir. Je veux profiter de ce petit moment de légèreté. Profiter, égoïstement, de ne plus être le seul à porter ce fardeau. Je sursaute quand la main de Marte dégage mon front des quelques mèches le couvrant.
« Sören, tu es un idiot... Mais un idiot courageux. Je suis contente que tu m’aies parlé. »
Elle se met à caresser mes cheveux avec douceur. Je m’apprête à répondre quand le chuchotement incompréhensible recommence. Ça y est je deviens fou. Je laisse échapper une plainte et plaque mes mains sur mon visage.
« Sören, qu’est-ce qu’il se passe ? Me demande Marte.
- J’entends des voix...
- Oh ! Oh ! Ça m’arrive aussi ! Oui oui ! »
Je dégrise totalement quand je reconnais la voix de Dee. J’ouvre les yeux et tente de me redresser, paniqué. Je retombe, essoufflé et tremblant. Marte me saisit par les épaules et me force à me rallonger, mais je ne parviens pas à détacher mes yeux de mes visiteurs.
« Qu’est-ce que vous faites là ?!
- C’est moi qui les ai fait venir, m’explique Marte.
- Elle m’a appelé, dit Tom en gigotant, elle a vu nos messages torrides. »
Il se prend un coup de coude de la part de Tanya, qui enchaîne :
« On a pas pu venir tout de suite, il nous a fallu du temps pour débloquer un créneau où papa et moi pouvions venir en même temps.
- Et moi. Moi ! Tout pareil. Oui. J’aime bien So’. Je voulais le voir. »
Tom, Tanya et Dee sourient, visiblement très heureux d’être là. Avii, quant à lui, ne dit rien. Les bras croisés sur son torse, son regard est sombre. Il ne me regarde même pas. Un frisson d’effroi remonte le long de mon dos. Je dois pâlir à vue d’œil, puisqu’ils cessent tous de sourire.
« Oh non... Vous...
- Oui, dit Avii, on a tout entendu. »
C’est un véritable cauchemar.
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