Les heures suivantes sont assez pénibles à vivre, mais je me force à avoir l’air motivé. Je souris à Tanya, ris aux plaisanteries de Tom et écoute Dee avec toute l’attention dont je suis capable. Je mange quand Marte m’apporte mon plateau repas et m’efforce de paraître intéressé par la suite de mon traitement. Il faut que je termine cette cure et montre que j’ai envie d’avancer.
Ce qui n’est pas le cas. Je ne me suis jamais senti aussi proche de la rupture. L’idée de vivre sans barrière pour retenir les intrusions de mon esprit me terrifie. Tout ce que je souhaite, c’est partir le plus loin possible et disparaître. Dire à Marte que je veux faire un grand voyage pour me ressourcer, trouver un coin paumé, dans une ville obscure et mettre fin à ce calvaire en faisant passer ça pour un accident con. Je dois donc sortir d’ici au plus vite. Et pour ça il faut que je donne l’impression d’être en voie de guérison.
« La nuit tombe, constate Tanya, je dois aller ouvrir Le Rico.
- Je t’accompagne ! S’écrie Tom en se plaçant à côté d’elle.
- Si tu veux.
- Gamin, commence Avii de sa grosse voix de daron, s’il lui arrive quoi que ce soit...
- Je sais, le coupe Tom, si il lui arrive quoi que ce soit, je me découpe en petits morceaux et vous envoie mon corps par courrier. »
Les sourcils d’Avii montent tellement haut sur son front qu’ils rejoignent la naissance de ses cheveux. C’est normalement le moment pour Tom d’avoir peur, mais étant dépourvu d’instinct de survie, il se contente de sourire bêtement. Dee trottine vers eux, avec une expression sérieuse.
« Je veille sur eux, boss ! Oui oui !
- Merci Dee, soupire Avii.
- Au revoir Sören, me dit Tanya, repose-toi bien !
- Merci. »
Tom me salue en sortant de la chambre, suivi de près par Dee. Je ne peux m’empêcher de leur être reconnaissant. S’il y a bien une chose à laquelle je ne m’attendais pas, c’est bien leur visite.
« Il est 21 heures, constate Marte, tu as faim ?
- Oui, je réponds le plus enthousiaste possible, une faim de loup.
- Je vais te chercher quelque chose, je vous le confie ! »
Je mets quelques secondes à comprendre qu’elle s’adresse à Avii.
« Je veille sur lui. »
Marte s’en va en souriant, je me retrouve seul avec Avii. Après plusieurs longues minutes de silence, nos regards se croisent finalement.
« Ta sœur est une femme exceptionnelle, dit Avii en s’avançant.
- Elle l’est. C’est l’une des personnes les plus intelligentes que je connaisse.
- Je n’en doute pas une seconde. Mais elle est aveuglée par son envie de te voir aller mieux.
- Aveuglée ? Je répète du ton le plus neutre possible.
- On peut difficilement douter de ta bonne volonté. Tu te rétablis, tu ris, tu manges, tu prends tes traitements. »
Avii s’assoit au bord de mon lit, le matelas s’affaisse sous son poids. La pièce me paraît soudainement minuscule.
« Avec un sourire pareil tu peux duper n’importe qui, reprend-il, mais je connais ce regard, Sören. Et tu auras beau me sortir le plus joyeux des mensonges, ou me montrer le plus de dents possible en un seul sourire, ce regard-là ne me trompe pas. »
Malgré toute ma volonté je ne parviens pas à garder le masque, mes barrières tombent d’un coup. Je passe ma main sur mon visage et laisse échapper un soupir tremblant.
« Ne dis rien à Marte, je dis tout bas, ne lui dis rien...
- Ce n’est pas mon rôle. »
J’ai un bref sentiment de soulagement.
« Je suis dans ce milieu depuis que je suis gosse, reprend-il, j’ai côtoyé un nombre incalculable de salopards, de pervers, de sadiques et autres tordus que l’on pourrait sans hésiter qualifier de monstres. Et j’ai rarement connu quelqu’un qui s’en éloignait autant que toi. »
Je soupire. Il reprend :
« Tu en étais amoureux, de cette Kreel ?
- J’aimais Tahekii, je réponds, mais j’en suis tombé amoureux après l’avoir perdue. Je suis tombé amoureux du souvenir que j’avais d’elle. Et je l’ai haïe d’avoir existé.
- Sais-tu ce qui est arrivé à la mère de Tanya ? Me demande-t-il d’une voix que je ne lui connais pas.
- Non...
- Je l’ai tuée. »
Je lève la tête vers lui. Son regard est triste et lointain. Il ne me regarde pas vraiment, il est plongé dans ses souvenirs.
« Elle était belle, raconte-t-il, une grande Svann brune, à la peau blanche comme la neige. Abigail. C’était son nom. Une beauté froide et farouche comme on en voit peu ici bas. Je l’ai aimée dès que je l’ai vue. Mais c’est elle qui m’a mis le grappin dessus. Je ne vais pas te mentir, elle m’a fait tourner en bourrique longtemps. J’aurais attendu une vie entière juste pour la prendre dans mes bras. Je suis un grand sentimental, tu vois, je tiens ça de mon côté kreel. On s’est mariés quand je suis arrivé à la tête de Sétess. C’était un beau mariage festif et joyeux. Elle portait une robe aussi bleue que ses yeux. Mon dieu que j’étais fier de l’avoir à mon bras. Quelques mois plus tard Tanya arrivait. Sa naissance nous a fait réfléchir au monde dans lequel nous vivions. Nous avons décidé de le rendre meilleur, pour elle, en unifiant le Sous-sol sous une même bannière. Créer un système stable et plus sécurisé, pour que les banlieusards puissent élever leurs enfants sans crainte.
« Des alliances sont nées et un semblant de paix s’est installé. Mais Abigail devenait distante. Elle disparaissait quelques jours, puis revenait comme si de rien n’était. Puis est arrivé l’un des événements les plus importants de ces quinze dernières années, le Grand Rassemblement. Il s’agit du jour où il a été décidé que Feith deviendrait une zone neutre. Un pas en avant dans notre projet d’unification, pourtant Abigail n’est pas venue. Sur le chemin du retour, notre convoi a été attaqué. J’ai presque perdu tous mes hommes, c’est grâce à Dee si je suis encore en vie. J’ai pris trois balles, mais en suis sorti vivant. Abigail nous attendait à Sétess, pas surprise de notre état. Et là, le doute s’est installé dans mon esprit. J’ai commencé à la faire suivre.
« Les mois passaient et les rapports m’informaient qu’elle passait le plus clair de son temps dans les autres banlieues. Les photos prises par mes hommes la montraient en train de rire, boire et entretenir d’étroites relations avec un fournisseur en particulier : Hanoé le Borgne. Le choc passé, j’ai décidé de ne rien dire et d’attendre. J’ai essayé de lui faire confiance. Quelques semaines plus tard, Hanoé nous attaquait. Et, bien évidemment, ses hommes connaissaient les emplacements de nos pièges, les passages secrets et nos embuscades.
« Je ne vais pas te faire espérer ce que j’ai moi-même espéré. C’était elle. Abigail nous avait vendus. Elle nous avait trahis. Et quand j’ai voulu savoir pourquoi, elle m’a répondu qu’elle ne supportait plus ma passivité et que, si je désirais vraiment le Sous-sol, je n’avais pas à attendre qu’on me le donne. Je devais le prendre. Elle me l’a craché au visage avec tout le mépris dont elle était capable, en pensant que je n’oserais pas lui faire de mal. Son erreur n’a pas été de croire que je l’aimais suffisamment pour la laisser vivre. Non. Son erreur a été d’oublier pourquoi nous avions décidé d’unifier le Sous-sol. Son erreur a été d’oublier Tanya.
« Et Tanya a failli mourir durant l’attaque. »
Avii ne m’a jamais paru aussi âgé qu’à ce moment. Il semble avoir pris dix ans d’un coup. Il se lève et fait quelques pas dans la pièce. Après un moment à observer l’extérieur, il se tourne vers moi, les mains dans les poches.
« On ne peut pas effacer ou oublier ce qu’on a fait, mais on ne peut pas non plus laisser gagner le responsable de notre peine. Vivre est le meilleur moyen de montrer que l’on ne le craint pas. Comme prendre soin de ceux que l’on aime et contribuer à leur bonheur.
- Le remaolus ne se combat pas à coups de bons sentiments...
- Ce qui a provoqué Edenrohal, décimé les Kreels, torturé Tanya, mutilé Marte, amené Abigail à me trahir, tué tes parents, Tahekii, le village de Pyr et qui continuera à semer la désolation, ce n’est pas le remaolus. C’est l’avidité, Sören. C’est l’avidité qui est responsable des génocides et de la guerre. De l’exploitation d’obélyr et du remaolus. Et quand tu parviendras à comprendre que tu es une victime de cette avidité, au même titre que ceux qui sont morts à Pyr, tu te pardonneras. »
Ce soir-là, pour la première fois depuis Pyr, la paix ne m’a jamais parue si accessible...
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