Zone 4E, Esser, Asté.
Août 298.
« Et voilà, annonce Eliott en posant les deux cartons, ce sont les derniers.
- Ce sont aussi les seuls. » Je réponds.
Son rire résonne dans la pièce vide et me fait doucement réaliser que je vais maintenant vivre ici, dans cet appartement lumineux, blanc et définitivement trop grand pour une seule personne. L’emménagement n’a pas été très long, mis à part le frigo, le canapé, le four, la machine à laver, l’armature du lit et le matelas, j’ai tout juste assez d’affaires pour remplir un placard.
« Je t’aide à monter le lit ? Me demande Eliott.
- Je me débrouillerai, je réponds, je risque de vite m’ennuyer ici, ça m’occupera.
- Pas de souci. »
Eliott est un bel homme de tout juste trente ans qui pourrait sans problème lâcher son job de flic pour se lancer dans le mannequinat. Grand, musclé, châtain aux yeux bruns, c’est typiquement le style de gars qu’on peut voir marcher au ralenti au beau milieu d’un désert dans les pubs pour parfum. Pas du tout mon genre, ni celui de Marte d’ailleurs. Heureusement pour lui, il est plus qu’un beau corps. Il ne serait pas devenu inspecteur s’il avait le crâne rempli de mousse, sans compter que Marte n’épouserait jamais un demeuré. Ce qui est d’autant plus drôle quand on sait que leur première rencontre s’est très mal passée.
À l’époque, Marte a 16 ans et bosse à mi-temps dans une librairie pour payer ses études. Lors d’une journée de travail, la boutique se fait braquer. La police se rend donc sur place pour prendre les dépositions. Chargé d’interroger Marte, Eliott – brigadier de 24 ans - trouve très drôle de lui parler comme si elle était dépourvue de cerveau. Il se fait violemment remettre à sa place et en ressort avec une fracture de l’ego. Marte change de job quelques semaines plus tard. Voulant décrocher de ses études de traduction, elle décide de travailler dans un autre domaine et se fait embaucher dans un café. Pas de chance, elle bosse maintenant en face du commissariat. Et où est-ce que les policiers viennent faire le plein de caféine ? Bien entendu, Eliott la reconnaît, le visage de Marte ne s’oublie pas. Ils décident tacitement de se détester. Et le cirque commence : ils se disputent, s’insultent et passent leur temps à se lancer des piques. Honnêtement, j’ai rarement vu aussi peu de suspense qu’avec ces deux-là. Quand Marte me parle d’Eliott, c’est en mal, évidemment. Elle n’assume pas du tout de le trouver ‘’pas si con pour un tas de testo’’ ou ‘’intéressant pour une potiche’’. Elle a un millier d’occasions de changer de job durant cette période et lui a un millier d’autres endroits où prendre son café, pourtant ils continuent à se rentrer dedans. C’est leur manière à eux de se séduire, je suppose.
La suite on la connaît. Les voilà fiancés. Il s’est passé des choses entre temps, bien sûr. Eliott ne s’est pas réveillé un beau matin avec une soudaine envie d’épouser la gamine qu’il déteste depuis deux ans. Même si je dois avouer que l’idée qu’il lui balance une alliance à la figure en venant acheter son beignet matinal m’amuse beaucoup.
« C’est quoi ce sourire ? »
Marte arrive dans l’appartement, une petite boite et un sac dans les mains.
« Rien, je réponds en me dirigeant vers elle, c’est quoi ?
- Ton colocataire. »
Elle me refourgue la boite sans attendre ma réaction et se dirige dans un coin du séjour pour y déposer deux gamelles et un bac.
« Sûrement pas ! Je m’écrie en comprenant ce qu’il se passe.
- Tu aimes les chats.
- J’aimais les chats !
- Et tu aimeras de nouveau les chats. »
Un long couinement plaintif s’échappe du petit carton.
« Il te dit bonjour ! Dit Marte.
- Je suis pratiquement sûr qu’il m’insulte.
- Alors, éduque-le.
- Je ne vais pas le garder, Marte. »
Elle soupire en balayant ma remarque de la main.
« Tu vas être bien ici, tu as même une baignoire !
- Et une porte dans la salle de bain. »
Elle rit, s’arrête et redevient sérieuse. Je décèle dans son regard une pointe d’inquiétude. J’ai l’impression d’être devenu l’enfant d’une maman un peu trop protectrice.
« Tu appelles si tu te sens mal, commence-t-elle en serrant la sangle de son sac à main, à n’importe quelle heure de la journée et même si... Ne me coupe pas, je n’ai pas fini ! Même si le mariage approche, tu peux venir à la maison à tout moment. Tu n’oublies pas de manger ! Tu prends bien tes médicaments et tu dors au moins 8 heures.
- Et je me lave les mains après être allé aux toilettes.
- Je suis sérieuse !
- Marte, ça ira. Je ne compte plus faire de bêtise.
- Je sais. Mais tu n’es pas à l’abri d’un coup au moral.
- J’appellerai si je vais mal. Promis. »
Marte soupire bruyamment, comme si quelque chose l’empêchait de respirer convenablement. Eliott me lance le regard du je subis ça tous les jours. Je ne peux pas m’empêcher de sourire.
« Au fait, reprend-elle, la propriétaire est une amie, elle t’aidera si je ne suis pas disponible et pourra garder le chat si tu t’absentes.
- Elle ne veut pas l’adopter ? »
Un nouveau couinement nous interrompt.
« Celui-là était un peu énervé. » constate Eliott.
Si on ne compte pas la minuscule boule de poils rousse qui se balade, c’est la première fois en un mois que je me retrouve seul. Et ce n’est pas désagréable, ça me manquait un peu. Debout au milieu du séjour, j’observe mon nouveau chez moi. Le coucher de soleil colore l’appartement d’un très beau orange. Le parquet est lisse et propre, les murs sont immaculés et les pièces sont hautes. Le sas d’entrée donne directement sur la pièce principale. À gauche, une cuisine spacieuse, lumineuse et toute équipée. À droite, un grand placard. Je traverse le salon jusqu’au petit couloir menant aux sanitaires. Quatre fois plus grande que celle de Sétess, la salle de bain dispose d’une grande fenêtre fumée, d’une baignoire et de rangements. Les toilettes sont à part, grand luxe. Quant à la chambre mansardée, je dois avouer qu’avoir cette bulle personnelle rien que pour moi me rend particulièrement heureux.
Je sursaute quand le minuscule chaton se frotte à ma cheville en couinant. Je l’attrape, sors de la pièce et ferme la porte derrière moi. Hors de question qu’il entre dans ma chambre, c’est mon espace. Je le repose quand il se met à ronronner et me dirige vers la cuisine. Trois tupperwares pleins de nourriture se trouvent dans le frigo, merci Marte et son côté maternel. La petite chose poilue est étonnamment collante et me tourne autour en miaulant.
« Écoute petit monsieur, je lui dis en pointant du doigt son coin, ta gamelle est pleine, t’as de quoi jouer. Occupe-toi. »
Je m’installe sur le canapé esseulé après avoir fait chauffer le plat. Le chaton continue de me talonner et se met à miauler encore plus fort quand il se rend compte qu’il ne peut pas grimper sur le sofa. Après plusieurs longues minutes de comédie, il s’assoit et m’observe manger.
« Tu as quoi, trois mois ? Je lui demande. Il est peut-être temps de t’émanciper. De vivre ta vie de chat comme tu l’entends. »
Il se laisse tomber sur le côté et s’étire en ronronnant.
« Tes techniques de manipulation psychologique ne fonctionnent pas sur moi. J’ai fait l’armée. »
Après un long moment à me fixer, rouler, miauler, ronronner et faire ses trucs mignons, il se relève et trottine jusqu’à sa gamelle. J’en profite pour aller prendre mes médicaments et faire ma vaisselle.
C’est tellement irréel. Le calme, le confort d’un foyer et la satisfaction d’une vie saine. Je dois avouer que ça m’intimide plus que je ne l’aurais imaginé. Il est tellement plus facile de détruire que d’entretenir. Tout semble si fragile, si précieux, si beau... Comment ne pas tout foutre en l’air ? Comment être sûr que tout ça durera ? La moindre erreur ou la moindre rechute me ramènerait à la case départ. Et l’enfer recommencerait. Mon estomac se tord de stress, je souffle un bon coup et prends un verre d’eau. Ça va aller. Je ne vais pas tout foutre en l’air. Les coups au moral ne sont pas un échec. Tout va bien. Il est normal de douter et d’avoir peur. On m’a prévenu, le chemin sera long et fastidieux, mais je vais finir par en voir le bout. Le tout est de ne pas se laisser envahir par les pensées négatives. Je dois me détendre. Oui, c’est ça. Il faut que je décompresse, c’est ma première nuit ici après tout. Et si je profitais de ma baignoire ?
Sans attendre, j’investis la salle de bain. Je ferme la porte pour ne pas être dérangé par le petit truc roux et me laisse aller à un bon bain chaud. Je tente de me vider la tête, de penser aux entretiens que je vais passer, au loyer que je vais payer, aux courses que j’ai à faire et au ménage à venir. Mes muscles se détendent un à un, la quiétude s’installe lentement accompagnée de la fatigue. Malgré les miaulements et grattements incessants, je reste bien une heure dans l’eau. Je ressors complètement ramolli. La nuit est installée quand je décide d’aller me coucher. Après m’être assuré que le chaton ne manquait de rien, je m’enferme dans ma chambre et me laisse tomber sur mon matelas. Le sommeil me rejoint très vite.
Il fait nuit. La lune éclaire parfaitement la plaine désertique. Je regarde autour de moi en tremblant de peur. Je reconnais ce sol poussiéreux et ces reliefs. Je reconnais l’odeur, la sensation de cette brise et l’atmosphère. Je reconnais ce ciel et ses étoiles. La peur me serre les tripes, je ne veux pas être là. Je fais quelques pas en arrière et stoppe aussitôt en apercevant, au loin, une silhouette. Un frisson d’effroi remonte le long de ma colonne vertébrale quand j’en vois une autre. Et une autre. Je finis par me rendre compte que je suis encerclé par des centaines de silhouettes courbées aux bras ballants. Trop éloignées pour que j’en distingue les visages. Juste là. Immobiles.
« Allez-vous-en ! Je hurle. Laissez-moi ! »
Je me retourne pour voir ceux dans mon dos et laisse échapper un cri quand je me rends compte qu’ils se sont tous rapprochés d’un coup. Comme téléportés. L’un d’eux se trouve à quelques centimètres de moi, les orbites vides, le visage en sang tordu par un sourire macabre.
Je me réveille en hurlant.
Haletant, il me faut un moment pour me rappeler où je suis. La pièce est plongée dans l’obscurité de la nuit, j’ai à peine dormi une heure. Tremblant et couvert de sueur, mes nerfs lâchent d’un coup. Je me mets à pleurer. Je n’y arriverais pas. Je vais devenir fou. C’est certain. Je vais échouer. Comment est-ce que je suis censé tenir le coup ?
Un grattement me tire de mes pensées. Je me redresse brusquement et regarde autour de moi, paniqué. Je finis par me souvenir que ma sœur m’a imposé un animal et grogne d’agacement. Je me laisse tomber en arrière et tente de me rendormir. Des couinements se mêlent aux grattements. Il va bien finir par s’arrêter, non ? Je remonte ma couette jusqu’à mon menton et ferme les yeux. Mais il insiste, il gratte et gratte et gratte. Il passe ses petites pattes sous la porte en miaulant, encore et encore. C’est insupportable !
« Mais tu vas arrêter !? »
J’attrape mon oreiller et le plaque sur mon visage. Ça n’atténue rien du tout. J’en ai marre ! Je me lève et ouvre la porte. Il entre comme si de rien n’était et fait joyeusement le tour de la pièce. Je soupire et retourne dans mon lit. Les tremblements de mes mains diminuent à mesure que je reprends le contrôle de ma respiration. Mais mon envie de pleurer ne s’atténue pas vraiment. J’inspire et expire de manière à me calmer, mais ma gorge se serre de nouveau. Bordel ! Il faut que je me contrôle ! Je sursaute quand je sens la présence du chaton sur mon torse. Je lève la tête et le vois tourner sur lui-même une, deux, trois fois, avant de s’allonger.
« Je te gêne ? »
Comme pour me répondre, il s’étire et pose sa tête en couinant de contentement. Il ronronne dès que je me mets à le caresser. Je ne vais pas mentir, c’est plutôt agréable. Je me prends très vite au jeu et le gratte derrière les oreilles. Mes paupières se ferment d’elles-mêmes au bout de plusieurs minutes.
« C’est la première et dernière fois que ça arrive. » je lui dis en m’endormant.
Bien sûr, aucun de nous deux n’y croit.
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