Le mariage de Marte et Eliott arrive très rapidement et, comme prévu, il se déroule à Oléorii. Je suis arrivé la veille de la cérémonie et je dois avouer que j’ai eu un choc en découvrant ce qu’est devenu mon village natal. Après la Vague, il n’a pas seulement été reconstruit, mais modernisé pour devenir une petite ville touristique. Des musées, des cinémas, des boutiques, des boulangeries, des tavernes et de nombreux chalets ont rejoint les vieilles maisonnettes en pierres. Non seulement Oléorii a survécu, mais elle est ressortie plus belle et plus forte de son traumatisme.
Marte a insisté pour venir me chercher à la gare, malgré les derniers préparatifs. Elle devait se douter que ça ne serait pas facile pour moi de revenir ici. Les invités sont hébergés dans un immense hôtel rustique. Les chambres sont grandes, ont leur propre salle de bain et même une cheminée. Nos mariés n’ont pas fait les choses à moitié.
Le mariage a lieu dans une grande salle des fêtes aux allures de grange. Un immense lustre accroché parmi les poutres diffuse une belle lumière orangée. Les tables couvertes de nourriture sont organisées à la manière d’un banquet. Elles forment un large U au milieu duquel les gens peuvent danser. La cérémonie est belle et festive. Les invités discutent, rient et mangent joyeusement. Du côté d’Eliott, en plus de sa famille, on peut compter des collègues de travail, des supérieurs hiérarchiques, des amis et quelques ex-copines. Mis à part moi, Marte ne compte personne de sa famille. Mais entre ses camarades de promotion, ses amis, ses professeurs et ses collègues, son cercle relationnel n’a rien à envier à celui de son mari. Si bien qu’au moment du baiser, les applaudissements et les cris de joie ont dû s’entendre jusque dans la ville d’à côté.
Marte est resplendissante dans sa robe blanche toute en dentelle, la couronne de fleurs d’Enterra posée sur ses cheveux lâchés. Eliott et elle dansent parmi les invités, la musique résonne et se mêle aux voix. Debout, j’observe la scène adossé à l’une des nombreuses poutres. Je me tiens éloigné du buffet par peur de me laisser tenter par un verre. Il serait si facile de faire une erreur maintenant. Si facile. Un homme se place à ma droite. Appuyé sur une canne, un verre d’eau à la main. Après un long moment à ne rien dire, il se tourne vers moi :
« À part les mariés, je ne connais personne ici, me dit-il.
- Moi non plus. »
Il sourit et retourne à la contemplation de la salle. Grand, pâle, les yeux verts et le menton couvert d’une barbe de trois jours, je devine qu’il s’agit d’un ancien militaire à sa manière de se tenir. Une cicatrice dépasse du col de sa chemise et remonte jusqu’à la naissance de sa mâchoire. Un ancien soldat de facilement 10 ans de plus que moi, avec de vieilles blessures... Même un demeuré devinerait.
« Tu as fait la Guerre Noire, hein ?
- Oui, de 279 à 290, me répond-il sans me regarder, et toi ?
- J’avais 16 ans quand elle a pris fin. »
Il rit. Je sais très bien que j’ai répondu à côté de la question, mais ma période dans l’armée est une énorme mascarade. Je n’ai pas fait de guerre, je n’ai rien défendu et avec du recul, je ne suis même pas sûr d’avoir été un soldat. J’étais un mercenaire.
« Comment c’est arrivé ? Je demande en désignant sa jambe.
- Un possédé nous a attaqués, mon équipière et moi, lors d’un tour de garde, me raconte-t-il sans la moindre gêne, j’ai réussi à le dégager et à le pousser dans une crevasse. Mais, il m’a emporté dans sa chute. Nous avons tous les deux survécu et nous sommes battus. Le temps que mon équipière revienne avec de l’aide, je l’avais tué. Mais... »
Il hausse les épaules en souriant tristement.
« Mais il m’avait aussi réduit en pièces... »
Marte arrive vers moi en souriant, les bras tendus. Elle va vouloir que je danse... C’est sûr.
« Je vois que tu as fait la rencontre de Lohan, me dit-elle en se tournant vers le concerné, c’est mon antiquaire personnel ! Il a le chic pour trouver des raretés vistolies.
- Tu es la seule personne à qui je peux offrir Le Recueil des Légendes Oubliées en cadeau de mariage, dit-il en souriant, la version d’origine en ancien kreelique, bien évidemment.
Je peux clairement voir les pupilles de Marte se dilater d’excitation.
« Tu l’as trouvé ?! S’écrit-elle en sautant presque sur place.
- Je ne pouvais pas l’amener ici, c’est une pièce fragile, explique-t-il en se tournant vers moi, mais oui, tu passes le chercher à la boutique quand tu veux.
- Dès mon retour, sans faute ! Répond-elle en m’attrapant les mains, Sören, viens danser !
- Heu... je...
- On ne refuse rien à la mariée, ricane Lohan.
- Tu vas aussi y passer, lui dit-elle en me tirant derrière elle.
- Je suis handicapé.
- Et moi borgne. À tout à l’heure ! »
La fête dure jusque tard dans la nuit. Certains invités finissent par rejoindre leur chambre, épuisés. Les derniers courageux encore motivés à danser ou boire se rassemblent en petits groupes. Marte prend soin de remercier la moindre personne qu’elle croise, danse avec qui le veut et se ressert du gâteau un nombre incalculable de fois. Eliott suit difficilement le rythme et semble à deux doigts de s’écrouler de fatigue. Il va devoir s’y faire pourtant, il va passer le restant de ses jours avec une pile électrique. Je m’efforce d’être amical quand elle me présente ses collègues et de lui faire plaisir en discutant avec eux. Mais j’avoue être un peu épuisé par tout ça, toute cette activité.
« Oh ! S’écrie une des amies de Marte. Il faut faire une photo !
- Oh oui ! Répond-elle, tout le monde en place ! »
Une vingtaine de personnes s’activent autour de la jeune mariée, attrapant de quoi trinquer et s’armant de leurs plus beaux sourires. Coincé au milieu du groupe, je me retrouve en panique au moment où on me fourgue un verre dans les mains. Je ne souris pas quand Marte le demande, ne vois pas le flash de l’appareil au moment où elle prend la photo et ne bouge pas quand tout le monde se dirige vers la terrasse en riant. Toute mon attention est concentrée sur le verre que je tiens et sur l’alcool qui s’y trouve. Je vais faire une bêtise, je le sens. Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à le poser ? Pourquoi est-ce que je ne parviens pas à en détourner mon regard ? Est-ce que je suis si faible ? Je pourrais le lâcher, mais l’impact attirerait l’attention. Marte s’inquiéterait et cesserait de s’amuser. Je ne veux ça pour rien au monde. Il faut que je trouve une solution...
Une main entre dans mon champ de vision, attrape doucement le verre et le pose hors de ma vue. Je recommence aussitôt à respirer et lève la tête. Lohan me fixe, il n’y a aucune trace de jugement ou de dégoût dans son regard. Mais ça ne m’empêche pas d’être déçu de moi-même. Une boule coincée dans la gorge, je le remercie.
« De rien, me dit-il d’une voix douce.
- Je suis pathétique.
- Je suis passé par là, me dit-il en soupirant, on s’en sort.
- Comment ?
- Avec de l’indulgence, me répond-il en souriant, allons prendre l’air. »
De l’air, oui. Il me faut de l’air.
La fraîcheur de la nuit me provoque un frisson, la différence de température se ressent entre l’extérieur et la salle. De larges nuages de condensation se forment au rythme de ma respiration. La démarche de Lohan est lente et pénible. La main fermée sur sa canne, il assiste le travail de sa jambe droite. Je n’ose pas imaginer ce que ce possédé lui a fait subir. Nous marchons presque un quart d’heure sans parler, croisant parfois d’autres invités et observant le paysage montagneux. Mes yeux fouillent le ciel à la recherche d’étoiles, mais les nuages sont de sortie cette nuit. Au loin, les montagnes forment de larges silhouettes noires à peine visibles. Mais, malgré la beauté du paysage, je ne parviens pas à retrouver mon calme. Ma gorge reste nouée, mon estomac tordu et la déception présente. Lohan commence à s’essouffler quand nous arrivons au parvis menant à l’hôtel et s’assoit sur un banc.
« Antiquaire, je dis dans l’espoir de penser à autre chose, tu es passionné d’histoire ?
- Plutôt fasciné par la culture vistolie, répond-il, notamment les vieilles traditions kreeliques.
- Tu as... déjà entendu parler de Sykreel ?
- Sykreel... répète-t-il pour lui-même, ça ne me dit rien. Qu’est-ce que c’est ?
- Rien... Juste un truc que j’ai entendu à... en Visto.
- Tu as fait l’armée, n’est-ce pas ?
- Plus ou moins, je réponds en m’asseyant à mon tour.
- Je vois. »
Apparemment en train de réfléchir, ses yeux passent de moi au vide plusieurs fois. Soit il essaye de se mettre d’accord avec lui-même pour me parler, soit il tente de me faire comprendre qu’il est encore temps pour moi de me barrer en courant. Ou en marchant, ce n’est pas comme si il pouvait me suivre.
« C’était la fin de la guerre, commence-t-il en faisant tourner sa canne, le gouvernement n’avait ni le temps ni l’argent pour assurer la prise en charge psychologique de ses soldats. Après mon accident, on m’a rafistolé et on m’a jeté dans la nature. L’Asté recrutait de la main d’œuvre pour reconstruire, la Visto cherchait des volontaires pour aider les Kreels et moi je ne pouvais rien faire. Incapable d’aligner trois pas sans tomber. Incapable de passer une nuit sans hurler. Incapable d’être tout simplement utile. J’ai commencé à boire pour oublier. J’ai enchaîné les conneries, foutu en l’air mes relations et vécu dans la rue pendant cinq ans avant d’avoir mon déclic. Arrêter de boire a été une torture. Je me suis plusieurs fois retrouvé dans des situations comme les tiennes, ces fameux instants “pathétiques’’ où tout semble aller bien et – paf ! – on se retrouve comme un con, luttant pour ne pas rechuter.
« Et tu sais ce qui est terrifiant ? C’est que dans ces moments-là, ce qui nous paralyse, ce n’est pas l’envie de recommencer, mais la peur de recommencer. Et c’est normal, c’est même très bien. Parce que le fait que tu n’aies pas su quoi faire avec ce verre tout à l’heure, ce n’est pas de la faiblesse. C’est la preuve que tu luttes pour t’en sortir. »
J’expire doucement.
« Merci. »
Lohan se contente d’un sourire et se lève avec difficulté.
« Je vais retourner à l’hôtel, tu m’accompagnes ?
- Bien sûr, je réponds en me levant à mon tour, c’est la moindre des choses. »
Ce matin-là, j’ouvre les yeux plus léger que je ne l’ai jamais été. Pas de terreur, pas de réveil en sursaut, pas de cauchemars... Une bonne nuit de sommeil. Une vraie. Je soupire et laisse aller ma tête contre l’oreiller, profitant de ce moment de quiétude pour continuer à me détendre. Je recommence à somnoler et mes pensées se mettent à tourner dans ma tête.
Trouver un job est mon prochain but, je ne veux pas que Marte et Eliott continuent de me payer le loyer. J’aime bien mon chez moi. Je ne pourrai plus jamais vivre sans baignoire ou sans chambre. Des plantes. C’est ce qui me manque à l’appartement. Tout est blanc, un peu de vert ça ne fera pas de mal. Il va falloir que j’éduque le chaton pour qu’il ne les attaque pas. Je vais peut-être le garder, en fin de compte. Ses ronronnements m’apaisent et mes nuits sont plus tranquilles quand il dort avec moi. Faut que je lui trouve un nom à ce petit monsieur... J’espère que la propriétaire s’en occupe bien.
Une main vient caresser mon dos et me sort de mon état second, je me retourne doucement vers Lohan.
« J’ai l’habitude d’être le premier réveillé, je dis en me plaçant sur le dos.
- Moi aussi, répond-il, à quoi tu pensais ?
- À mon chat... »
Il sourit en s’appuyant sur son coude et m’embrasse. J’attrape doucement sa nuque et mes doigts frôlent la cicatrice de son cou. Elle est vraiment impressionnante et descend tout le long de son torse. D’autres plus petites se trouvent sur ses bras, son dos, et son ventre. Mais la plus terrifiante reste celle de sa jambe qui donne l’impression d’avoir été recollée par petits morceaux. C’est un miracle qu’il puisse encore l’utiliser ou même la plier.
Je romps le contact, me redresse et sors du lit.
« Comment est-ce que tu as pu rester entier cette nuit ? Je demande en m’habillant. Tu es un puzzle humain. »
Il éclate de rire et s’assoit au bord du matelas. Sa main frôle l’un de mes avant-bras avant de le saisir avec douceur. Il me tire vers lui, tout en s’assurant de me laisser le temps de me dégager. Lohan est incroyablement délicat, en plus d’être bel homme. Agréable, gentil et intelligent, il est aux antipodes de... ma dernière relation. Si on peut appeler ça comme ça. Je pourrais très bien approfondir tout ça, l’inviter à boire un verre, faire un restaurant, du pédalo, j’en sais rien. Un truc de romantique... mais quelque chose me bloque.
« Ça ne fonctionnera pas, me dit-il en relevant la tête.
- Je ne pense pas, même si j’aimerais.
- Tu sais pourquoi ? »
Il retourne doucement mon bras et passe ses doigts sur les centaines de petites marques nacrées.
« Parce que tu ne t’aimes pas, me dit-il en passant son pouce dessus, et tu as peur de ne jamais y arriver qu’à travers les autres. Contrairement à toi je ne suis responsable d’aucune de mes cicatrices. Je me détestais d’être inutile, mais je ne me suis jamais reproché d’avoir sauvé mon équipière. Quoi que tu aies pu faire qui t’ait amené à autant te haïr, avant toute chose, réapprends à t’aimer. »
J’ai passé la majorité de ma vie à me focaliser sur un sentiment facile à satisfaire : la haine. Aveugle aux autres facettes de ma personnalité, ignorant mes besoins de sérénité, je l’ai alimentée au détriment de mon équilibre. Si bien que dans cette toute nouvelle quête de bonheur, j’ai tout de suite exigé un résultat sans prendre le temps de m’écouter, sans m’autoriser un moment de faiblesse. Guérir n’est pas une chose facile, ça demande de la patience. On ne se débarrasse jamais totalement de ses peurs ou de ses démons, on apprend simplement à vivre avec. Et quand on accepte d’être changé, de s’adapter et de grandir avec l’idée que rien ne sera plus pareil, là, on commence enfin à guérir. Le chemin va être long, mais je vais m’en sortir.
Je veux m’en sortir
FIN DE LA PARTIE II
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