PARTIE III
AKMAR
Zone 4E, Esser, Asté.
Février 300.
Travailler dans un café peut être éprouvant par moments. Les clients entrent pressés, exigent un service immédiat, râlent si leur commande prend trop de temps et s’en vont très souvent sans un merci. C’est typique des Zones proches du Centre, à croire que plus on a d’argent, moins on est poli. En dehors de ça, le métier de barista est agréable. Les après-midi sont calmes et les clients plus courtois. Ce café, Le Domona, n’est ni le pire ni le meilleur, mais j’y suis bien. Placé dans une rue piétonne qui fait la liaison entre deux grands boulevards et situé à proximité de la gare cardinale-est, il reste assez tranquille quand on oublie les matinées. Mes patronnes – Judy et Carmen Domona – sont un couple d’adorables petites vieilles portées sur le commérage. En deux ans, elles ne m’ont jamais reproché mes absences ou mes crises, assez nombreuses au début de mon contrat, et ont adapté mes horaires de manière à ce que je ne sois jamais en surmenage. Elles passent leur temps à parler de l’avant-guerre et du physique des gens, qu’elles notent. Étrangement, les clients qu’elles qualifient de beaux sont souvent ceux qui font preuve de politesse. Originaires de l’Asté du nord-ouest, d’un patelin du nom d’Hecta, Judy et Carmen ont voulu amener un peu de leur village ici, si bien que l’esthétique de la boutique contraste complètement avec le reste de la capitale. La décoration est chaleureuse, toute en pierre et en poutres apparentes. Le tout est sublimé par de grandes vitres, un comptoir en ébène et des lampes en fer forgé. L’impression de se trouver dans une maison familiale de la vieille Asté est totale.
Le nord-ouest a pour réputation d’être fondamentalement raciste puisque majoritairement habité par les Passéistes, un groupe de conservateurs extrémistes. C’est aussi là que l’on compte le plus d’orphelinats et de familles svanns “pures’’, mais aussi d’écoles privées. J’ai entendu énormément de rumeurs sur cette zone du continent, comme le fait que les Kreels y soient perçus comme des “arriérés mentaux’’ incapables de faire preuve de logique, et les métis vus comme des abominations. Hévolia, la très ancienne et prestigieuse école pour surdoués d’Héliria, fondée par le tristement célèbre Conrad Rouge, se vante d’accueillir et de former les plus grands cerveaux svanns que le monde ait connus. Une rumeur raconte qu’un élève serait sorti des examens avec une note jamais atteinte en Asté. Il aurait attendu la remise des prix pour révéler les origines kreels de sa mère, avant de refuser la récompense et de s’évaporer dans la nature. Hévolia dément l’information et soutient qu’il s’agit d’une légende urbaine.
Tout ça pour dire que mes patronnes ont quitté Hecta à cause de cette intolérance. Le quart de sang kreel de Judy, physiquement invisible, a suffi aux Passéistes pour la discriminer.
« Hey bonhomme, me dit Judy dans son patois, faut qu’j’aille cloper, ‘ccupe-toi d’ranger.
- Pas de problème, je réponds en me plaçant au comptoir.
- L’est mignon !
- Oui il l’est. » Confirme Carmen en souriant.
Judy est une minuscule femme de 63 ans aux longs cheveux noir de jais. Toute fripée et grincheuse, il est rare de la voir sourire. Carmen est plus douce et la dépasse bien d’une tête. Souriante et plus tempérée, c’est elle qui tient la caisse. Elle est appréciée par la clientèle, mais peut partir au quart de tour si on s’en prend à son épouse. Elle est totalement svann et vieillit comme telle. À 95 ans, elle paraît plus jeune que sa femme dont le sang kreel impacte l’espérance de vie d’une vingtaine d’années. J’aime les écouter parler ou les regarder interagir. Elles sont amies avant d’être mariées.
« Qué temps d’chiotte ! S’écrie Judy en ouvrant la porte.
- Y z’annoncent ça tout’la semaine, y’a plus de saison, j’te dis.
- T’vas rentrer sous la pluie, bonhomme !
- Ce n’est pas grave, je réponds, j’habite à une station. »
J’apprécie mieux la pluie depuis que je vis à la surface d’Esser. Plus propre et claire, bien que froide et grise, elle renforce le côté accueillant du petit café. J’essuie pensivement les plateaux, les yeux perdus sur l’extérieur. J’observe les passants traverser l’allée d’un pas rapide, Judy en train de fumer, l’eau ruisseler sur les grandes fenêtres et le ciel perdre en luminosité. Le temps passe différemment depuis que je suis sobre. Pas nécessairement plus lentement ou plus rapidement, juste différemment. Je vois plus de choses, je retiens les visages et les noms, je suis plus curieux, plus attentif. Ma vie a changé au-delà de tout espoir. Je redécouvre le monde, mais avant tout, je me redécouvre. En arriver là n’a pas été de tout repos, mais ça valait le coup d’insister. J’ai à présent plus de plaisir à m’attarder sur les détails. Je me surprends à passer des heures assis dans un parc à regarder le soleil se coucher ou à rester chez moi à lire en compagnie de mon chat. Les choses les plus simples, a priori insignifiantes, sont celles que je préfère faire.
Me voilà devenu un grand-père...
Un long miaulement m’accueille avant même que je n’ouvre la porte d’entrée. Je me retiens de rire, retire rapidement mes chaussures, range ma veste et m’attelle à la tâche la plus importante de la soirée : caresser mon chat.
« Bonsoir Monsieur, je lui dis en grattant sa tête, je t’ai manqué ? »
Il se laisse tomber sur le flanc et se tortille misérablement au sol afin de me montrer son ventre. Son ronronnement est tellement sonore que je ne serais pas étonné de me retrouver un jour avec une plainte des voisins. Marte insiste pour que je le mette au régime parce que, d’après elle, on dirait une grosse patate douce. Il ne faut pas abuser, il n’est pas si gros, il a juste un peu d’embonpoint. À sa dernière visite chez le vétérinaire, il ne faisait que sept kilos. Je me relève et prends la direction de la cuisine, aussitôt suivi par Monsieur. L’appartement n’a pas spécialement changé depuis que j’ai emménagé. À part des étagères et quelques plantes, je ne l’ai pas vraiment meublé. Je ne pense pas rester dans la capitale de toute manière, bien que déménager maintenant ne soit pas envisageable. Je ne suis pas encore totalement guéri, je n’ai pas d’économies ou même de projet à long terme. Trouver mes marques, avancer, résister à toute tentation et aller mieux est déjà assez chronophage. Tant que je ne trouve pas mon point d’équilibre ou ma zone de confort, je ne me permets aucun écart. Quand je commencerai à me sentir frustré de stagner, je prendrai le temps d’y réfléchir. Mais pour l’instant, j’entretiens et chéris mon quotidien. Je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit de dégradant ou de mal à se sentir bien dans l’instant présent, à vouloir simplement profiter. Avoir de grandes ambitions semble être synonyme de réussite à notre époque, si bien qu’on mesure la valeur d’une personne au nombre de choses qu’elle a accomplies ou qu’elle projette de faire. C’est d’autant plus triste quand on sait que beaucoup le font par pression sociale. Comme si désirer une vie simple amoindrissait l’importance d’un individu. Ne pas être important ne me dérange pas, et je ne dis pas ça pour me dénigrer. Si exister pour moi amoindrit ma valeur aux yeux des autres, alors ne rien valoir est le prix de ma tranquillité.
Monsieur se frotte à mes mollets quand j’ouvre le frigo. Je sors des restes de riz au poulet, allume la bouilloire pendant que mon plat chauffe au micro-onde et attrape un bouquin dans la bibliothèque. Je pose le tout sur un plateau et me dirige vers le salon. En chemin, je glisse un petit morceau de volaille dans la gamelle du chat et le regarde se précipiter dessus.
« C’est ma faute si tu as un peu de bedaine, je lui dis, je te gâte trop... »
Après ce repas, je passe la soirée à lire et écrire, un thé à la main et Monsieur à mes côtés. Marte m’a fourni plusieurs ouvrages sur les Kreels, les traditions vistolies et les anciens dialectes. Depuis peu, je ressens le besoin d’en savoir plus sur ce que j’ai pu entendre ou voir à Pyr. Cependant, mis à part les récits des expéditions infructueuses menées au sein de la Forêt Millénaire, je ne trouve aucune information sur les Sykreels ou de mention au Hiyaolus. Rien. Il m’est arrivé de croire que j’avais imaginé tout ça à cause de l’alcool, de l’antiob ou de ma période de déni. Mais, bien que je ne parvienne plus à me rappeler du visage de Tahekii ou du Sanctuaire, des traits du vieil Ika’ar ou de mes conversations avec Kayetan, je ne pense pas que mes souvenirs de Pyr soient totalement erronés.
Il est tout de même normal de se poser la question sur la véracité des faits. Après tout, je ne dispose d’aucun moyen de les vérifier. Pyr est un village fantôme, les Services de Renseignement Astéens n’autorisent aucune prise de contact entre les anciens membres de l’escouade 9 et les rapports mis en ligne par Pam ne sont plus disponibles sur le net. Je sais pertinemment que je suis surveillé et les chercher reviendrait à m’attirer les foudres du S.R.A. Pourtant, malgré le caractère approximatif de bon nombre de mes souvenirs, le Chant du Héraut est celui dont je doute le moins. Tout simplement parce que je me souviens des paroles. Est-ce que j’aurais pu inventer ça ?
J’ai donc cherché une trace de cette légende par mes propres moyens, au sein de livres, gravures, musées et tous les autres supports possibles avant de finalement en parler à Marte et Lohan. Certains ouvrages étant interdits au public à cause de leur rareté ou de leur fragilité, je me suis résolu à leur fournir le texte de ce chant afin qu’ils puissent trouver des informations de leur côté.
« D’après le vieil homme, j’ai expliqué alors que nous nous retrouvions dans la boutique de Lohan, le Hiyaolus doit mettre fin au règne du Remaolus. C’est une légende qui aurait plus de 500 ans, originaire de la Forêt Millénaire et contée par les Kreels de la forêt. Autrement appelés Sykreels.
- Si ce qu’il t’a dit est vrai, m’a répondu Lohan, il se pourrait que l’on découvre une origine au remaolus antérieure à Edenrohal. Voire une solution à tout ça. Pourquoi pas un vaccin ?
- J’ai lu les travaux d’un jeune chercheur, a dit Marte à son tour, Nox Omga, il est perçu comme un original dans le milieu à cause de ses théories farfelues sur le remaolus. Un de ses papiers, si je me souviens bien, listait les origines possibles du parasite avec pour point de départ la Forêt Millénaire.
- On pourrait peut-être aller lui parler ? A suggéré Lohan.
- Il est parti en expédition là-bas il y a presque 6 ans. Il n’est jamais revenu.
- Ika’ar, me suis-je souvenu, le vieil homme... il m’a parlé d’un Svann qui serait parti à la recherche des fameux Sykreels. Je suppose que ça devait être lui.
- Je vais m’intéresser à ses travaux, a conclu Marte, et Lohan va faire des recherches de son côté. Je vais te passer quelques livres et tu vas essayer de voir si tu y trouves des indices. »
J’ai bien entendu suivi son conseil.
Si reprendre ma vie en main m’a permis de mettre en lumière une chose, c’est bien l’étrangeté de mon implication dans cette histoire. J’aimerais comprendre pourquoi à chaque fois qu’il s’est passé quelque chose à Pyr, j’y étais lié de près ou de loin. Pourquoi le vieil Ika’ar m’a supplié de ne pas écouter le chant, comment j’ai su pour la mort de Matthew et, surtout, si tout ça – comme me l’a bien fait comprendre Tahekii – est arrivé pour une raison précise. Je ne sais pas si savoir me réconcilierait avec moi-même, le but n’est de toute façon pas là. Que je sois victime ou maître de mon destin, le résultat est le même : j’ai du sang sur les mains. Seulement, j’en ai marre d’être le spectateur de mon existence. L’ignorance est certes confortable, mais elle reste frustrante. Quel qu’en soit le prix, à présent, je veux savoir où va cette histoire, si tout ça a un sens.
Et s’il y a un moyen de mettre fin au règne du remaolus, alors je mettrai tout en œuvre pour y arriver.
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