Les couinements affolés de Gründ réveillent Aeris en sursaut, et sa main se porte instinctivement vers le couteau qu’elle garde toujours sous son oreiller. Il a disparu. Le soleil n’est pas encore levé, il fait très sombre dans sa chambre, les deux rats sont sur le qui-vive, elle sent une présence dans la pièce qui n’a rien à y faire, et son couteau a disparu. Elle tend une main vers Gründ pour le faire taire, l’autre vers Rahar pour le rassurer, puis attend en silence que ses yeux s’habituent à l’obscurité et que les battements de son coeur se décident à ralentir. Ne pouvant pour l’instant se fier à sa vue, elle se concentre sur son ouïe et son odorat pour essayer de déterminer ce qu’il se passe.
Elle entend une respiration qui n’est pas la sienne, qui ressemble à celle de quelqu’un qui sait qu’il est repéré et tente de ne pas faire de bruit. Une odeur de sueur, de terre et de sable atteint ses narines, et sa main droite se met à trembler. Elle reconnait cette odeur : c’est celle du Cercle de Sable. Ses tourmenteurs l’ont retrouvée.
Luttant pour ne pas céder à la panique soudaine provoquée par cette odeur, Aeris cherche désespérément quelque chose qui pourrait lui servir d’arme. Mura lui a confisqué son fléau dès son retour, et avec sa jambe toujours immobilisée elle ne peut pas fouiller sous le lit. Elle y a caché son bâton de marche qui lui sert à s’entraîner. Ses béquilles sont posées par terre, impossible de les atteindre sans que l’inconnu s’en rende compte. La terreur et la frustration se mêlent et elle finit par se laisser emporter par sa peur et ses traumatismes.
“Qui êtes-vous? Comment êtes-vous entré ici? Qu’est-ce que vous me voulez? Montrez vous!” Sa voix tremble et les mots déchirent sa gorge sèche.
Une silhouette se détache lentement du fond de la pièce. La silhouette d’un homme, très grand, fort, et apparemment sans armes. Il tend les mains devant lui pour lui montrer qu’elles sont vides, comme s’il cherchait à la rassurer, et attend. Aeris ne connaît qu’une seule personne possédant une telle carrure : le colosse qui fut son premier opposant à son arrivée à Stargh. Les yeux ronds de surprise et de peur, elle se redresse sur ses oreillers et libère les rats, qui viennent se poster devant elle pour la défendre. Ils ont reconnu l’homme grâce à la description qu’Aeris en a fait lors de la dernière séance.
“Euh… Bonjour?”
Le colosse a une voix grave et profonde, il semble ne pas savoir quoi dire mais vouloir essayer tout de même de communiquer. S’il avait voulu les tuer ou les torturer, ce serait déjà fait... Les trois amis le savent, et attendent la suite, avec plus de curiosité que de crainte.
“Désolé de débarquer comme ça en pleine nuit, je ne voulais pas risquer de me faire accueillir à coups de fourches et j’ai pensé que venir te voir en premier était plus sûr. Je peux ouvrir le rideau? Si je me cogne partout, je risque de réveiller tout le village et finir au bout d’une fourche quand même…”
Aeris ne s’attendait pas à ça. Elle acquiesce, et profite de ce qu’il a le dos tourné pour l’observer et réfléchir. C’est une montagne de muscles, et pourtant il a réussi à se faufiler dans le village et jusque dans sa chambre, en pleine nuit, sans alerter personne. Il pourrait la tuer d’un seul revers de main, mais lui présente des excuses. Il parle sans accent, contrairement à ses Maîtres de Stargh, et doit donc être originaire des environs, mais elle n’a jamais vu personne lui ressemblant. A en juger par leur réaction, Rahar et Gründ ne le considèrent plus comme un danger immédiat et sont tout aussi perplexes qu’elle. Que veut donc ce curieux personnage?
“Je m’appelle Hélios. Je viens de la partie Nord de la Forêt d’Argent, du village d’Arsy. Il y a cinq ans, avec trois amis, nous sommes partis à l’aventure comme il est de coutume dans mon village. On a contourné la forêt et pris vers le sud, mais malheureusement notre route a croisé celle de marchands d’esclave retournant à Stargh. Ils ont décidé que quatre jeunes hommes dans la fleur de l’âge valaient la peine de prendre un peu de retard, et sans avoir le temps de faire quoi que ce soit on s’est retrouvés avec des fers aux poignets et aux chevilles. La suite, je pense que tu peux la deviner. Mes amis… Je ne les ai jamais revus.”
Aeris sent son corps se détendre et les larmes lui monter aux yeux. Elle entend la douleur d’Hélios, les mots qu’il ne dit pas. Oui, elle devine la suite. Et elle comprend mieux le regard plein de compassion qu’il lui a adressé lorsqu’ils se sont rencontrés dans le Cercle. Il avait de la peine pour elle, et elle lui faisait penser à ses amis disparus. Mais tout cela n’explique pas ce qu’il vient faire dans sa chambre à une heure pareille!
“Quand on a su que tu avais réussi à t’enfuir, tout l’Enclos de l’Enfer a eu comme un choc. On s’est réveillés. Si l’une d’entre nous a pu s’échapper, pourquoi pas les autres? Les émeutes qui ont suivi ta fuite ont été particulièrement violentes, tu t’en doutes. Les Maîtres ne l’ont pas vu venir! Et à quatre contre un, ils n’ont pas pu faire grand chose... Au début, on a pensé avoir une chance : après tout, la plupart d’entre nous a passé au moins six mois dans le Cercle de Sable, tous les survivants savent se battre. Les Maîtres ne savent pas, eux. Malheureusement, leurs gardes sont mieux nourris, mieux entraînés, et surtout mieux armés. Une fois qu’ils ont compris ce qu’il se passait, ç’a été… plus compliqué...”
Sa voix se brise. Il semble avoir beaucoup de peine, et Aeris devine l’ampleur du bain de sang qui a dû suivre la révolte des esclaves. Elle se sent soudainement coupable d’avoir causé tant de souffrances. Tant d’espoir. Car elle sait que c’est l’espoir qui a tué tous ces pauvres gens : l’espoir d’enfin sortir de cet horrible endroit, de ne plus sentir la morsure du fouet, l’espoir de ne plus avoir à se battre les uns contre les autres mais ensemble contre un même ennemi, l’espoir de, peut-être, rentrer chez eux et retrouver leur famille…
“Hélios, je suis désolée… Je n’ai jamais imaginé que vous réagiriez comme ça, j’étais tellement habituée à ce qu’on se tape dessus les uns les autres que l’idée qu’on puisse s’unir ne m’a même pas effleuré l’esprit. Si j’avais su, j’aurais essayé d’organiser une vraie révolte, on aurait pu désigner des chefs, des factions, construire un vrai plan pour avoir plus de chances qu’un maximum d’entre nous puisse s’en sortir…”
Hélios secoue la tête. Ils savent tous les deux que si elle avait tenté quelque chose du genre, elle se serait fait assassiner dans l’heure qui aurait suivi. Personne n’aurait pu organiser le soulèvement des esclaves, il fallait que ce soit spontané. Malheureusement, la tuerie était inévitable.
“Tous n’ont pas essayé de s’enfuir, et même parmi ceux-là, certains ont été épargnés. Tu sais comme moi que trouver de nouveaux esclaves pour divertir les Maîtres coûte beaucoup d’argent, et surtout beaucoup de temps. D’autant plus que cette fois, ils devront aller plus loin pour en chercher de nouveaux vu que ceux qui ont réussi à s’enfuir sont rentrés chez eux.”
Aeris ne sait pas quoi penser de tout ça. Il faut qu’elle prenne le temps de réfléchir, qu’elle en parle aux autres, qu’ils déterminent s’il vaut toujours la peine d’aller jusqu’à Stargh pour libérer les esclaves qui restent. La sécurité risque maintenant d’être renforcée, leur petite équipe ne suffira peut-être plus. Mais d’abord, il faut qu’elle trouve un moyen d’expliquer à sa mère ce que fait un colosse dans sa chambre en pleine nuit. D’ailleurs, comment est-il entré?
“Par la porte, bien sûr! J'étais dans le Cirque de Nuit ces cinq derniers mois…”
Le Cirque de Nuit. Aeris en a entendu parler, mais elle a échappé à cette horreur-ci. Un parcours d'obstacles dans le noir, parsemé de pièges mortels. Cinq participants, un seul vainqueur : le survivant. Ce jeu macabre se terminait souvent avec cinq perdants, d'ailleurs.
“Cinq mois… Cinq ans! Et tu parviens encore à dormir? Moi, je n’y arrive plus. Je revis en boucle chaque combat dans le Cercle de Sable, j’entends chacun de mes opposants hurler, gémir, je revois l’étincelle s’éteindre dans leurs yeux… Dis moi, Hélios, crois-tu vraiment que nous nous sommes enfuis? J’ai l’impression d’être encore enfermée dans cette pauvre cellule, à la merci des Maîtres et de leurs caprices, comme s’ils m’avaient laissée m’échapper pour mieux revenir me chercher. Je voulais aller libérer les autres, en espérant briser mes propres chaînes, mais…”Elle secoue la tête. “Resterai-je toujours prisonnière?”
Des bruits de pas se font entendre dans le couloir. Pris par leur étrange conversation, Aeris et Hélios ont oublié de faire attention au volume de leur voix, et ont fini par réveiller Mura, qui vient voir ce qu’il se passe.
“Maman, voici...”
Mais Mura n'entend pas. La seule chose qu'elle comprend, c'est qu'un colosse inconnu est entré de nuit dans la chambre de sa fille désarmée (elle le sait, puisque c'est elle qui a enlevé toutes les armes qu'elle a trouvées dans cette pièce). La peur et la colère se mêlent, et Mura réagit de la seule façon qu'elle connaît. Elle a une casserole à la main...
Comments (0)
See all