Si Ulric voulait bien en croire les informations du vieillard – mais en vérité, en avait-il vraiment le choix – quatre jours environ leur seraient nécessaires pour rejoindre le coude du fleuve Sasavouj. De là, il faudrait bien compter une autre demi-journée pour rejoindre Montejbe et la compagnie qui l’occupait. Les Mortebleues devaient y rester une semaine encore avant de se déployer vers l’est – cela, le mercenaire le tenait de l’officier de la palissade de la nuit précédente. Quatre jours et demi ; et ce ne prenait ni en compte le fait qu’ils n’emprunteraient point le chemin, sans doute plus rapide, de l’habitant, ni qu’ils seraient considérablement ralentis par l’obscurité. Pas de doute, le temps leur serait serré, mais Ulric essaya tout de même de garder la tête froide.
Durant leurs premières nuitées de déplacement, Ulric et l’enfant discutèrent de manière sporadique, passant le plus clair de leur temps à guetter l’horizon à l’affût du moindre danger ; néanmoins, ils profitèrent de ces moments de relative accalmie pour en apprendre un peu l’un sur l’autre. Le petit, qui tranquillement semblait moins méfiant à l’égard de son aîné, accepta de se nommer. Il s’appelait Mendelej, avec un « J » final qu’Ulric n’arrivait jamais à ne pas mâcher. Quant à « Ulric », le jeune garçon le prononçait assez bien, mais toujours avec un sourire en coin. Le mercenaire apprit au terme de la première nuit, et après s’en être un brin offusqué, que son prénom ressemblait à s’y méprendre à un juron dans la langue natale des gens de la région, et qui se traduisait à peu près comme « tête de chèvre ».
En se dirigeant vers le nord, ils rencontrèrent de plus en plus de ces petites colonnes d’un gris profond, vestige d’un incendie qui avait dévoré les herbes et les arbres, et qui continuait encore à les grignoter jusqu’aux racines. Par certains endroits, la fumée était si dense, l’air si irrespirable sur des lieux, qu’ils durent faire de larges détours pour accommoder leur porteur – celui-ci s’ébrouant de panique dès lors où Ulric voulait le mener en des volutes trop opaques. Ulric lui caressait alors tendrement le museau, revenait sur leurs pas, puis, lorsque la pauvre bête avait retrouvé son calme, repartait à la recherche d’un nouveau passage dans la nuit. Par moments, ces vastes nuages toxiques prenaient l’allure d’un véritable labyrinthe, et il fallait des heures pour en trouver une issue.
Toutefois, les bancs de fumée avaient au moins l’avantage de leur fournir un camouflage efficace, ce qui n’était pas un luxe en ces terres de prédation. Car dès le commencement de la seconde nuit, alors que de forts vents balayèrent la région et ses rideaux grisâtres, les craintes du mercenaire se concrétisèrent. D’autres présences, prenant la forme de lueurs suspectes, s’étaient dessinées sur la plaine. Des aurores mobiles, qui s’apparentaient à celles provoquées par de multiples torches rassemblées. Il s’arrêta, interdit. Nantasauriens ou autres, Ulric n’avait aucune intention de le découvrir. Aussi, sans les mentionner à son jeune compagnon qu’il pensait endormi, il dirigea la petite troupe loin de ces étoiles grouillantes.
Or, le petit Mendelej s’était retourné vers lui :
« Tu crois que c’était des gens ?
- Oui.
- Et on s’éloigne ? Ils pourraient nous aider, eux aussi.
- J’en doute.
Le garçon se frotta vigoureusement le nez, puis :
- Pourquoi on dirait toujours que t’as peur ?
- Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Ulric, les yeux toujours posés sur le nuage de torches.
- T’es toujours… tendu, comme un oiseau. Et maintenant, et… et le grand-père aussi. Je t’ai vu prendre ton arme, répondit-il, un brin accusateur.
Ulric s’apprêta à rétorquer au garçon qu’il était bien mal placé pour porter un tel jugement, lui qui était si craintif qu’il devait encore s’imaginer que le mercenaire allait lui voler son âme, mais il ravala son commentaire. Il se contenta plutôt d’un soupir moqueur.
- Ce n’est pas avoir peur, c’est d’anticiper.
- C’est pareil.
- Ce sont deux choses différentes. L’un, c’est de se laisser aveugler par le pire des scénarios, l’autre, de simplement se préparer à cette éventualité.
- Éven…tual ?
- Possibilité, se reprit Ulric. Je prends mes précautions. Tu vois… il y a une expression de par chez moi qui dit : “Ce qui naît de braises ne peut être qu’un incendie.” Ici, ce n’est même plus une image…
- Et moi alors ? s’offusqua le garçon.
- Et toi, alors…
Mendelej réfléchit un instant :
- Moi, si j’avais été le grand-père, et si je t’avais vu attraper ton couteau, je crois bien que j’aurais eu peur et que je t’aurais attaqué…
- J’en suis certain.
- Mais, dans ce cas, ç’aurait été de ta faute !
- Tu as bien raison, gamin, répondit Ulric, après une courte hésitation qui devait sans doute servir à rationaliser la nature cyclique et viciée de son raisonnement. Mais si la situation avait dû dégénérer, eh bien j’aurais eu l’avantage. »
Le mercenaire jeta un nouveau regard au large rayonnement orangé. Indubitablement, s’en éloigner avait été la décision la plus sage. Mais ce seul crochet leur avait fait perdre près de la moitié de leur progression pour la nuitée.
Cela faisait maintenant trois journées qu’ils avançaient de la sorte dans la brousse vers le village de Montejbe ; et avec ces nombreux obstacles, Ulric avait peine à estimer la distance qu’ils avaient parcourue. La moitié, le quart, de ce qu’ils auraient normalement dû ? Dans tous les cas, pas assez, se dit le mercenaire, qui commençait sérieusement à craindre que la compagnie des Mortebleues eût déjà mis les voiles ou que cela ne saurait tarder. Toutefois, impossible d’accélérer la cadence – dans les ténèbres, et la lueur des astres obscurcie par la constante fumée, il aurait été trop aisé pour le brave canasson de se coincer une patte. Et cela allait sans dire, il était hors de question pour Ulric de reprendre un rythme diurne, surtout après avoir été témoin d’une présence aussi massive sur les plaines. Ainsi, dépourvus d’autre solution, ils continuèrent à procéder prudemment, espérant à chaque instant voir apparaître le reflet des étoiles sur l’onde ou entendre le doux écoulement de l’eau. En vain.
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