II. Où l’on peut entendre le fracas de rêves brisés et le cliquetis de chaînes traînées
Bien que le monarque prétendît être le représentant des dieux à Dana, il n’en était pas moins faillible. Aussi il ne pouvait prévoir que moins d’un eb’suu[1] après le festival, alors qu’il ne restait qu’un mois avant l’hymen prévu entre Thalie et Mark III, un événement inattendu viendrait mettre fin à la vocation religieuse de sa fille et ses promesses de mariage.
Il était alors l'heure du souper mais la princesse avait préféré jeûner pour soutenir l’affliction des mendiants ; en aucun cas son action ne remplissait les gamelles de ces pauvres gens ou ne les soulageait de leur faim, mais Thalie avait l’esprit trop préoccupé pour y songer, d’autant que son geste était salué avec admiration par ses pairs bien nourris. Lorsqu’elle fut seule, la jeune fille s'agenouilla aux côtés de la statue d'Eva et caressa son coussin de prière sans s’y prosterner. Sans doute, si elle avait su quel avenir l’attendait, elle aurait choisi de demander la faveur d’Harha, la déesse capricieuse du destin. La rencontre prochaine avec son promis, pour une union qu'elle ne souhaitait guère, lui nouait le ventre. Thalie avait espéré que la Grande Prêtrise lui accorderait un célibat éternel, mais les dieux en avaient tout simplement décidé autrement, essayait-elle de se conforter. Elle devait se plier à leur dessein, peu importe ce que ce geste lui en coûtait.
Car le mariage, qu’il fût de tradition danéenne ou corentienne – deux nations profondément patriarcales et connues pour leur sévérité envers les femmes[2] – était souvent loin d’être un délice amoureux pour la mariée. Il était communément synonyme d’une vie de servitude envers son époux, le chef de famille. Chanceuse si elle était consentante, l’épouse n’était considérée par la société que pour sa fertilité et sa docilité. Son frère aîné lui avait expliqué la veille combien cette alliance avantageuse allait leur être bénéfique d’un point de vue militaire. Aux côtés des Corentiens, la guerre contre les barbares du Nord serait gagnée d'avance ! Les sorciers et leurs armées s’écraseraient comme de la vermine sous les pieds de leurs éléphants de guerre ! Ses sœurs, elles, s'extasiaient simplement à l'idée que leur cadette puisse se marier plus jeune qu’elles et vantaient à l’avance les magnifiques petits princes dont elles s’imaginaient déjà tantes.
Malgré tous ses avantages politiques, la perspective de l’hymen ne réjouissait guère la principale intéressée. La tristesse l’envahissait en songeant que bientôt, elle serait forcée à organiser une nouvelle Passation. La courte observance de sa Grande Prêtrise, probablement la plus brève de leur histoire, ne deviendrait qu’un lointain souvenir. Rassemblant son courage, Thalie s’infligea une gifle mentale : c’était son devoir, voilà tout. Pour le bien-être de son peuple, elle était prête à accepter toutes les peines sans la moindre résistance.
Du moins, elle le croyait.
L’arrivée d'un soldat en uniforme l’extirpa du sombre labyrinthe de ses pensées. Prise au dépourvu, Thalie se leva rapidement, lissant les plis de sa robe et vérifiant la position de sa coiffe, confuse. Le temple n’accueillait normalement plus de fidèles à cette heure-ci. L'homme se prosterna à terre et embrassa le sol à ses pieds, la plus haute marque de respect que l’on pût lui donner. Quelque peu déconcertée, la jeune fille lui donna l’autorisation de se relever avec une bénédiction et lui demanda de présenter sa requête, s'il en avait une.
« Nous vous amenons un camarade condamné à mort. Celui-ci a exprimé le souhait d’être purifié avant son exécution qui aura lieu demain à la première heure[3], comme l’accorde son droit. »
Thalie frémit à l’évocation de la sentence, aussi insolite que terrifiante. Les mises à mort n’étaient pas fréquentes à Dana ; qu’avait bien pu faire ce criminel pour mériter une telle sentence ? Son esprit revint anxieusement au sujet de la purification. Il s’agissait essentiellement d’une confession et d’une bénédiction avancée. N’ayant jamais pratiqué cette tâche avec un individu dangereux, elle l'aurait volontiers cédée à un autre prêtre plus expérimenté en la matière, mais il n'y avait plus personne dans la salle. À présent qu'elle était la Grande Prêtresse de Dana, refuser une telle demande ternirait la réputation de son temple et celle de la famille royale. Toutefois la tâche lui imposait également de rester longtemps en intimité avec le prisonnier, un homme, ce qui lui était normalement interdit une fois les fiançailles annoncées. Quelle règle prévalait sur l’autre ? Était-elle une femme promise avant d’être Grande Prêtresse, ou bien l’inverse ? Le cœur trépidant, Thalie fit son choix : elle autorisa qu'on laissât le condamné fouler les dalles sacrées du temple. Le soldat se prosterna de nouveau avant d’aboyer à son acolyte de faire entrer le condamné.
La prestance de celui-ci coupa un instant le souffle à la jeune prêtresse. Il émanait de lui un charme charismatique et naturel, qui lui donnait une figure de meneur d’hommes. C'était l’archétype des guerriers Danéens du nord, ou des Bonséens : un corps grand et aux muscles nerveux, comme les jaguars, une peau glabre tannée par le soleil et de longs cheveux raides et noirs, qui malgré la détention tenaient encore attachés en queue-de-cheval haute. Il avait un visage fin à l’ossature bien dessinée, bien qu’enflé par endroits par des hématomes récents, des yeux d’obsidienne en amande et un nez un peu long à l’arête très droite, comme sculptée au couteau. Ses peintures corporelles avaient été effacées, une humiliation classique pour les prisonniers – sans quoi, comme la plupart des soldats, son visage ou ses avant-bras auraient été couverts de suqrenhdî guerriers. Il se dégageait de lui une aura différente de celle des autres hommes ; il y avait quelque chose d’indomptable, d’impénitent. Pourtant il était là, enchaîné, dépeint, meurtri de coups et en haillons. Sa bouche fine et pâle exprimait la résignation, son regard était respectueusement rivé au sol tandis qu’il se prosternait. Thalie resta un instant pétrifiée par ce spectacle paradoxal. Elle prononça inconsciemment une bénédiction et congédia l’escorte de soldats. Ceux-ci se retirèrent pour attendre à l'entrée du temple après avoir vérifié que leur prisonnier était bien ferré, lui rappelant d’appeler au secours si nécessaire. Les purifications étaient normalement des rituels individuels et intimes, mais comme il s'agissait là d'un criminel condamné à mort, ce droit ne s’appliquait pas. Thalie se garda pourtant de les en informer. Elle se surprit elle-même : ce n'était pas dans ses habitudes de faire des cachotteries dans l’exercice de ses fonctions religieuses. Et dans quel but ? Sans doute ses inquiétudes liées à son mariage prochain l'empêchaient de raisonner clairement. D’un pas presque somnambule, la jeune fille conduisit le prisonnier à l’arrière de cloisons en bois sculpté.
La Grande Prêtresse tendit au détenu des cendres d’encens, avec lesquelles il était supposé se frotter la peau et les cheveux[4]. Il s'en barbouilla maladroitement de ses grandes mains liées. Elle lui fit ensuite boire de l'eau bénite, symbole de pureté et de dévotion, constatant au passage combien le condamné était assoiffé. Avec un pinceau en poil de grison sableux, elle dessina sur la gorge du fidèle un motif de vérité et entre ses clavicules, le motif de pureté. Elle s’installa ensuite en face de lui sur un petit tabouret. Rien ne les séparait, le silence régnait dans le temple et soudain, Thalie se rendit compte combien ce qu'elle faisait était dangereux.
[1] Période de seize jours.
[2] Paradoxalement, ces deux nations ont été précurseurs de nombreuses avancées en termes d’égalité des genres jusqu’en 150 pré-ES, suite à divers changements politiques et à la réinterprétation des préceptes religieux.
[3] De façon relativement similaire à aujourd’hui, les jours étaient divisés en vingt-quatre heures : l’heure des étoiles du matin, suivie de onze heures diurnes, puis l’heure des étoiles du soir, suivie de onze heures nocturnes. L’heure des étoiles désignait la période pendant laquelle les deux astres sont couchés à l’intérieur de la planète, et où les étoiles sont visibles à l’œil nu.
[4] L'encens était supposé, dans de nombreuses cultures sudistes, renfermer des propriétés surnaturelles. Il faciliterait la communication avec les dieux. Les résines choisies pouvaient parfois contenir des substances hallucinogènes.
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