En même temps que je chantais, des souvenirs liés à ce lullaby me revenaient en mémoire. Je me rappelais de ces nuits où, blottie contre ma grand-mère, elle me le fredonnait doucement avant de m'endormir. Comme cette fois, lors d'une chaude soirée d'été, où elle me l'avait chanté pour calmer mes pleurs après avoir perdu un de mes jouets préférés. Ou cet autre soir d'hiver, alors que je me plaignais d'une fièvre qui m'épuisait, sa voix avait été mon réconfort, apaisant la douleur et m'emportant dans un sommeil profond. Ce chant était toujours là, un lien indéfectible entre elle et moi, dans les bons comme les mauvais moments.
Au fil de ma berceuse, la grotte s'illuminait peu à peu. Les murs sombres s’emplissaient de reflets bleuâtres, comme si des lucioles invisibles flottaient dans l'air, projetant des lueurs douces et mystérieuses. La roche elle-même semblait respirer une nouvelle vie, scintillant faiblement sous l'effet de la lumière. Les pleurs, qui nous semblaient si tristes, avaient cessé, remplacés par un silence presque apaisant, interrompu seulement par le bruit léger de l’eau.
Kumo, lui aussi, s'était calmé, lové contre mes pieds. Je sentais son corps frémir encore un peu, mais sa respiration était redevenue régulière. Malgré ce calme retrouvé, je savais qu'il serait risqué de rester ici. Le Gardien retrouverait probablement notre trace. Et puis, maintenant que la grotte s’illuminait, il semblait que nous pouvions continuer d’avancer.
“ Yui, regarde, tous ces papillons bleus… ”
Les papillons semblaient danser autour de nous, leur lumière douce guidant notre regard vers un passage plus profond de la grotte.
“ Peut-être qu'on trouvera la sortie en les suivant… ”
Nous nous sommes levés, hésitants, puis avons commencé à suivre les papillons. Plus nous avancions, plus la grotte dévoilait ses mystères. Des galeries creusées par le temps se dessinaient sous nos yeux, la pierre suintant doucement, l’air devenant plus lourd.
Un vaste lac se révélait peu à peu au centre de la grotte, son eau parfaitement calme, reflétant les lumières dansantes des papillons. Au bord de ce lac, des silhouettes apparaissaient, des esprits humains de tous âges. Ils flottaient légèrement au-dessus du sol, leurs visages empreints de tristesse.
“ Qu’est-ce que cet endroit, nya… ”
Je ne pouvais m’empêcher de partager son étonnement.
“ Des humains ici ? Ces… esprits… c’étaient leurs pleurs qu’on entendait ? ”
Lorsque ces âmes errantes remarquèrent notre présence, elles s’approchèrent rapidement. Le premier à m’atteindre fut un enfant d’environ cinq ans. Il s’accrocha à mon pull, des larmes aux yeux.
“ Ouin, aide-moi à retrouver ma maman et mon papa… ”
À peine avait-il parlé qu’un vieil homme s’approcha à son tour.
“ Sauriez-vous où se trouve ma femme... ? ”
“ Je dois aller voir mon fils, il doit être inquiet, je vous en prie ! ” s’écria une femme, ses mains tendues vers moi.
Tous ces esprits se pressaient autour de moi, me réclamant chacun quelque chose, comme si j’avais les réponses à leurs peurs. J’étais incapable de répondre à leurs demandes, ni de comprendre complètement la situation. Pourquoi étaient-ils ici ? Que faisaient les esprits des humains dans ce monde ? Mon regard dériva vers le lac, scintillant sous la lumière des papillons. Il me rappelait étrangement le lac dans lequel j’étais tombée.
“ Se pourrait-il que… ”
Une idée sombre me traversa l’esprit, un pressentiment que je n’osais formuler.
“ C’est bien ce que tu penses. ”
Une voix vide de vie s’adressa à moi, venant de derrière. Je me retournais et croisa le regard d’un garçon. Il semblait avoir à peine huit ans, ses yeux éteints reflétant une lassitude profonde.
“ J’ai beau leur dire qu’on est tous morts, mais aucun d’eux ne veut me croire. Ou plutôt… ils refusent. ”
“ Non, c’est faux, tu mens ! ” s’écria le gamin toujours accroché à mon pull.
“ Tu essaies juste de nous apeurer ! ” renchérit la femme.
Tous les esprits de la galerie commencèrent à crier contre ce garçon, rejetant la vérité qu’il venait de leur annoncer. Une vérité qui les effrayait au plus profond d'eux-mêmes.
“ Dis, mademoiselle, on n’est pas morts, n’est-ce pas ? ” me demanda l’enfant avec une voix tremblante.
Bien que j’aurais voulu lui mentir pour le rassurer, il m’était impossible de le faire. Je restais silencieuse, et ce silence confirma les propos du jeune garçon. Les esprits s’agitèrent, et les pleurs reprirent, les mêmes que nous avions entendus quelques instants plus tôt.
“ Yui… Je pense qu’on devrait partir, nya… ” suggéra Kumo d’une voix anxieuse.
“ Et voilà qu’ils recommencent à pleurer… ” dit le garçon, comme s’il était habitué à ce cycle sans fin.
Je m’approchais de lui, tentant de comprendre la situation.
“ Excuse-moi… Est-ce que vous tous… vous êtes des âmes errantes ? ”
“ C’est bien cela. ”
“ Si la raison de leur présence ici est qu'ils nient leur mort... alors pourquoi toi, qui le sais, es-tu encore ici ? ”
Le garçon baissa les yeux. “ J’aimerais bien le savoir aussi… ”
“ Yui, qu’est-ce qu’on va faire ? Mes oreilles n’en peuvent plus de leurs cris et pleurs, nya ! ”
Je me tournais vers le garçon.
“ Petit… ? ”
“ C’est Ren. ”
“ Ren, sais-tu comment les pleurs de ces esprits ont été calmés plus tôt ? ”
“ Ils ont entendu une berceuse… sûrement ça. Elle était plutôt apaisante, je dois l’avouer. ”
“ Une berceuse… ”
C’est bien ce que je pensais. Cela devait être la lullaby de grand-mère. Peut-être que cela pourrait les aider à se calmer à nouveau, mais après ? Comment leur permettre de partir dans l’au-delà ?
Je n'avais pas le temps de réfléchir davantage. Submergée par les cris et les pleurs de ces âmes, je me dirigeais vers elles et commençais à chanter cette lullaby. Peu à peu, les pleurs se dissipèrent, et une lumière jaillit du lac, une lumière douce et horizontale, comme un portail.
Une fois ma chanson terminée, je contemplais cette lumière, tout comme les autres âmes qui la fixaient, ébahies. Serait-ce un portail vers l’au-delà, vers la liberté ?
“ Nya, c’est sublime… ”
“ Cette lumière… ” murmura Ren, ses yeux vides s'emplissant peu à peu de clarté.
Le petit garçon de 5 ans qui m’avait agrippé plus tôt s’avança timidement vers le lac, mais s’arrêta pour me dire d’une voix tremblante :
“ La lumière m’appelle… mais j’ai peur. Je ne sais pas ce qui m’attend maintenant. ”
Je m'agenouillais devant lui. “ Tu pourras veiller sur tes parents depuis l’autre côté. Je suis sûre qu'ils ressentiront toujours ton amour. ”
Il hocha la tête, rassuré.
Les esprits avancèrent un par un vers la lumière, vers ce portail qui les menait vers l’au-delà. Ils étaient tous en train de partir, sauf un.
Ren, celui qui savait depuis le début qu’ils étaient morts, restait en retrait, son regard autrefois vide désormais animé d’une émotion qu’il n’avait pas encore exprimée.
“ Tu ne pars pas… ? ” lui demandai-je doucement.
Ren hésita, les larmes aux yeux.
“ J’aimerais… mais je ne peux pas… ”
Je sentais toute la tristesse qu'il portait en lui. Il finit par éclater en sanglots, une douleur longtemps refoulée émergeant soudainement.
“ J’ai fait du tort à mon frère… Je ne mérite pas d’aller au paradis. ”
Les larmes chaudes roulaient sur ses joues, cet enfant qui semblait si insensible était maintenant en train de craquer.
Je le pris dans mes bras, essayant de le calmer.
“ Tu veux me raconter ce qu’il s’est passé ? ”
Ren hocha la tête. Entre ses sanglots, il me raconta son histoire, expliquant comment, jaloux de son frère qu'il voyait comme parfait, il l'avait emmené près du lac pour l’effrayer, mais où il a fini par se noyer lui-même, causant sa mort. La culpabilité l’avait rongé depuis, persuadé que son frère le détestait désormais, et qu’il lui avait causé du tort. Il était convaincu que ses parents en voulaient sûrement à son frère, le tenant responsable de sa mort.
“ C’était un accident, Ren. Je suis sûre que ton frère ne t’en veut pas. Peu importe ce qu’il est devenu, il aurait voulu que tu sois heureux et qu’il puisse te serrer dans ses bras une dernière fois. ”
Ren, tout en pleurs, m’observait avec une lueur d’espoir dans les yeux.
“ Il me pardonnera ? ”
“ Il ne t’en a jamais voulu, et s’il avait eu une chance de te le dire, il t’aurait certainement pardonné. ”
Ren s’avança alors vers le portail, ses larmes se calmant peu à peu. Avant de disparaître dans la lumière, il lança un dernier message :
“ Dis à mon frère que je l’aime et que je suis désolé pour tout. ”
La lumière du lac s’éteignit doucement avec le départ de Ren, laissant une atmosphère plus paisible dans la grotte. Les pleurs avaient cessé, remplacés par un calme serein.
“ Alors ça, c’était impressionnant, nya. ”
“ Je suis bien d’accord. Et si nous sortions d’ici maintenant ? ”
“ Volontiers, nya. ”
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