Arrivée au sommet des escaliers, Kumo me poussa doucement en avant, me plaçant face aux deux immenses portes de la chapelle. Elles étaient colossales, hautes comme trois chats empilés, et décorées de gravures complexes, représentant des branches tortueuses qui semblaient s'entrelacer en une danse mystérieuse. Leur surface était sombre, presque noire, et semblait absorber la lumière environnante, ne reflétant que de minces éclats argentés là où les gravures formaient des motifs. L'atmosphère pesante accentuait la solennité du moment, comme si ces portes gardaient un secret oublié.
Je me retournai vers Kumo, lui lançant un regard de désaccord silencieux, mais tout ce que je vis fut la détermination résolue sur son visage. Ses yeux dorés scintillaient d'une lueur d'espoir. Face à cette conviction, je soupirai. Tant qu’à être ici, autant tenter. Après tout, ça ne coûtait rien, non ?
Je m’avançai lentement, mes pas résonnant légèrement sur le sol de pierre froide, jusqu’à atteindre un large cercle gravé dans le sol, juste devant les portes. Le cercle semblait ancien, entouré de runes qui dégageaient une faible lueur dorée. En son centre, une empreinte de forme étrange, peut-être un symbole perdu, trônait avec une aura mystérieuse.
“ Tu vois, je t'avais dit que ça ne servirait à rien… ” soufflai-je, prête à faire demi-tour.
Mais avant même que je ne fasse un pas vers Kumo, un craquement léger me figea. Les ronces, jusqu’alors immobiles et massives, frémirent. Puis, sans prévenir, elles commencèrent à se retirer, une à une, comme tirées par une force invisible et rapide. Le spectacle était presque irréel, chaque épine, chaque branche se repliant sur elle-même dans un ballet gracieux et mystérieux.
Le brouhaha qui régnait parmi les chats s'éteignit instantanément. Tous, moi y compris, observaient en silence, les yeux écarquillés d'étonnement. Ces ronces, qui avaient résisté à toutes les tentatives, s’ouvraient soudainement. Rapidement. Presque trop rapidement pour que je comprenne ce qui se passait.
Enfin, les dernières ronces disparurent, et les grandes portes s’ouvrirent lentement, émettant un grincement profond, révélant un passage béant.
“ L'élue est apparue ! ”
“ Nous sommes sauvés ! ”
Les cris de joie éclatèrent tout autour de moi. Les chats, quelques instants plus tôt désespérés et furieux, dansaient presque de soulagement. Leur colère et leur inquiétude s’étaient dissipées en un instant. Des chants de victoire s’élevaient, les remerciements fusaient. Certains pleuraient, d'autres se serraient dans les bras.
Pourtant, malgré l’effusion de bonheur, je ne partageais pas leur allégresse. Ces portes, qui s’étaient ouvertes pour moi, ne révélaient rien d’autre qu’un vide sombre et abyssal. Tout à l'intérieur était noir, oppressant. Je ne distinguais aucune lumière, aucun repère. Comment pourrais-je m'aventurer dans une telle obscurité ?
“ Maintenant que les portes sont ouvertes, je vous laisse récupérer la pierre de vie, haha. ” dis-je en riant nerveusement, reculant de quelques pas pour m’éloigner de cette vision inquiétante.
“ Mais Yui, seule toi peux y aller. Tu es l’élue. ”
“ S’il vous plaît, sauvez-nous ! Sauvez l’arbre millénaire ! ”
“ Récupérez la pierre de vie avant qu’il ne soit trop tard, je vous en prie ! ”
Leurs supplications résonnaient autour de moi, pressantes et désespérées. Chaque regard me perçait comme une lame, chaque mot m'alourdissait le cœur. Forcée malgré moi, je ne pouvais plus reculer. Tremblante, je me mis à avancer, chaque pas plus lourd que le précédent, jusqu’à franchir le seuil des portes.
Les portes se refermèrent brusquement derrière moi, avec un claquement retentissant qui fit écho dans la noirceur. Je me retrouvai plongée dans une obscurité totale. Le silence me paraissait assourdissant, et la peur monta en moi, dévorant peu à peu mon courage.
Mais soudain, une lumière bleuâtre apparut au loin, faible mais suffisante pour éclairer légèrement les environs. C’était sûrement la pierre de vie. Sa lueur douce éclairait une pièce immense, dont les contours restaient flous, presque irréels.
Au milieu de la pièce, un pont étroit s’étendait, me menant vers la pierre. Il semblait suspendu dans le vide, sans support visible. De chaque côté du pont, des cristaux magiques, ou peut-être des miroirs, scintillaient faiblement, captant la lumière bleue et la renvoyant dans toutes les directions, créant une atmosphère irréelle et troublante.
Je m’avançai, hésitante, chaque pas résonnant dans le vide. Les cristaux réagirent à mon approche, scintillant de plus en plus intensément. Mais alors que je m'approchais du centre du pont, une voix résonna, coupant net mon souffle.
“ Qu’est-ce que tu fais ici, Yui ? ”
Je me figeai sur place. C’était la voix de mon père, reconnaissable entre mille. Son timbre grave, teinté de reproche, me glaça le sang.
“ C’est à toi que je parle ! Pourquoi tu restes plantée là comme une courgette ?! ”
Mon cœur battait à tout rompre. Comment pouvait-il être là ? Pourquoi entendais-je sa voix ici, dans ce monde si lointain ?
“ Yui, quand ton père te parle, tu DOIS répondre ! Et c’est quoi cet accoutrement ?! Change immédiatement ! ”
La voix de ma mère s’ajouta, sévère et pleine de mépris. Je levai les yeux, cherchant leur origine. Et, comme par magie, je me retrouvai dans ma chambre. Mes parents étaient là, face à moi, avec le même regard déçu que d'habitude. Comment était-ce possible ? Il y a un instant, j’étais dans la chapelle... Était-ce un rêve ?
“ Tu vas répondre oui ou non ! ” s’écria mon père, de plus en plus impatient, sa voix tonnant comme un coup de tonnerre dans la pièce.
Je me figeai, sentant mon cœur s'emballer dans ma poitrine. Son regard, dur et implacable, semblait me transpercer. Chaque mot qu’il prononçait était comme un coup de poing qui m’écrasait un peu plus. Je voulais lui répondre, mais mes lèvres refusaient de bouger. Une boule énorme s’était formée dans ma gorge, rendant chaque mot impossible à articuler.
“ Qu’est-ce que tu fais, bon sang ? La leçon d’hier concernant ton escapade ne t’a donc pas suffi ? ” poursuivit-il avec colère, sa voix emplie de reproches.
Mon escapade d’hier… Celle où j’étais allée au bar à chats ? Mais alors… tout cela, ce monde étrange, Kumo, les portes de la chapelle, tout n’était qu’un rêve ? La confusion se mêlait à la peur, mes pensées devenaient floues. Je ne savais plus où je me trouvais ni ce qui était réel. Mon esprit essayait désespérément de comprendre, mais rien ne faisait sens.
C’était comme si une ombre pesante s’était abattue sur moi. J’avais l’impression d’étouffer, chaque respiration devenant un effort monumental. Les mots de mon père résonnaient encore dans ma tête, me tirant toujours plus loin dans un abîme de doute.
“ Mon dieu, quelle horreur… C’est toi qui as dessiné ça ? ” intervint ma mère, sa voix froide et pleine de dégoût alors qu’elle fixait un dessin étalé sur le sol.
Je baissai les yeux vers ce dessin, mais je ne me souvenais pas l’avoir fait. C’était une feuille froissée, pleine de lignes hésitantes, de formes chaotiques. Comment était-il arrivé là ? Quand avais-je dessiné ça ? Rien ne semblait avoir de sens. Mes oreilles bourdonnaient, rendant chaque son autour de moi étouffé, lointain.
“ Bon sang, tu vas me faire attendre encore longtemps ?! ” rugit à nouveau mon père, tirant brusquement mon esprit de cette torpeur oppressante.
Je levai enfin les yeux vers eux. Leur colère, si palpable, me frappait de plein fouet. Le visage de mon père, rougi par la fureur, semblait prêt à exploser à tout moment, tandis que celui de ma mère affichait une expression de dégoût profond. Ils étaient là, devant moi, immenses, écrasants, comme des juges prêts à prononcer une sentence irrévocable.
“ J-je suis d-désolée… J-je ne sais pas c-ce qui m’a pris… j-je me— ”
“ Arrête de bégayer, putain de merde ! ” hurla mon père, sa voix grondant avec une telle intensité que je sursautai, mon corps entier figé par la terreur.
Les mots se coinçaient dans ma gorge, incapables de sortir. Mon esprit devenait de plus en plus embrouillé, chaque pensée se heurtant à la suivante. C’était comme si je me noyais, incapable de trouver de l’air, incapable de trouver des mots pour me défendre, incapable même de penser.
“ On t’a tout donné, pourquoi nous fais-tu ça ? ” continua ma mère, sa voix soudain plus basse, presque douce, mais emplie d’un reproche encore plus dévastateur.
“ Désolée… ” murmurai-je intérieurement, la seule réponse qui me venait à l’esprit. Une réponse automatique, vide, dépourvue de sens, mais répétée en boucle dans ma tête.
“ Sans nous, tu ne serais rien ! Tu n’es rien du tout ! ”
Désolée.
“ On a fini par élever une ratée, mon dieu… ”
Désolée.
“ À quoi tu sers si tu n’es même pas capable de faire quoi que ce soit correctement ? ”
Désolée.
“ Pourquoi tu n’es pas comme les autres enfants ? Ils sont tous meilleurs que toi ! ”
Désolée.
Chaque mot était une lame qui s’enfonçait dans mon cœur, me vidant de toute énergie, de tout espoir. Je voulais disparaître, me fondre dans le sol, devenir invisible. Mon corps ne répondait plus, mes jambes tremblaient sous le poids de ces accusations, mes bras se faisaient lourds. Je pouvais sentir chaque once de confiance en moi s’effriter, comme du sable emporté par le vent.
“ Tu ne réussiras jamais dans la vie ! ”
Désolée.
“ Tu es un fardeau ! ”
Désolée.
“ Arrête de rêver, tu n’as aucun talent ! Tout ce que tu fais est inutile ! ”
Désolée.
“ Tout le monde se moque de toi et de qui tu es ! ”
Désolée.
“ Je regrette de t’avoir donné autant d’opportunités. Tu ne fais que tout gâcher ! ”
Désolée.
“ Tu es un échec. Rien de ce que tu feras ne changera ça. ”
Les mots tournaient dans ma tête, se superposant les uns aux autres, devenant des échos de plus en plus forts, de plus en plus violents. J’étais sur le point de m’effondrer sous ce poids insupportable. Puis, mes jambes cédèrent, et je tombai à genoux sur le sol. Mes mains tremblaient, mes pensées se dispersaient dans tous les sens.
C’est à ce moment-là qu’une pomme de pin tomba de la poche de mon pull, roulant doucement sur le sol. Mon regard se fixa sur cet objet, comme si c’était la première chose tangible à laquelle je pouvais m’accrocher. Mon esprit, submergé par la douleur et la confusion, se souvint soudain des paroles que le chat m’avait dites dans le monde des rêves.
“ C’est une pomme de pin magique. Il suffit d’enlever toutes ses écorces pour pouvoir exaucer un vœu. ”
Ces mots résonnèrent en moi comme une lueur d’espoir. Et si ce n’était pas un rêve ? Et si… je pouvais vraiment faire un vœu ? Un dernier élan de désespoir me poussa à saisir la pomme de pin, mes mains moites se refermant autour de ses écorces rugueuses. Je devais essayer. Je n’avais rien à perdre.
Mon cœur battait à tout rompre, mes oreilles sifflaient, et ma vision commençait à devenir floue. Mais malgré tout, je m’acharnai à arracher les écorces une par une, mes doigts se blessant sur la surface tranchante. Chaque écorce enlevée était un pas de plus vers une délivrance, une échappatoire à ces voix déchirantes.
Les mots continuaient de pleuvoir, implacables.
“ Inutile. ”
“ Bon à rien. ”
Arrêtez…
“ Fardeau. ”
“ Échec. ”
S’il vous plaît…
“ Honte. ”
“ Faible. ”
Je n’en peux plus…
“ Parasite. ”
“ Pathétique. ”
Arrêtez…
“ Médiocre. ”
“ Ignorante. ”
“ Imbécile. ”
“ Déception. ”
Je ne pouvais plus supporter leurs voix. Leurs visages flous se fondaient dans l’obscurité qui m’entourait, et pourtant, leurs mots perçaient comme des lames glacées. J’arrachai la dernière écorce en criant de toutes mes forces, un cri de désespoir, un cri pour faire taire ces voix.
“ ARRÊTEZ ! ”
Et puis, un silence. Un silence profond et assourdissant. Un éclat de lumière blanche inonda la pièce, éblouissant tout sur son passage. Quand la lumière se dissipa, je me retrouvai à nouveau dans la chapelle. Les cristaux avaient disparu, et l’illusion s’était évanouie. Tout cela n’avait été qu’une hallucination provoquée par les cristaux magiques.
Essoufflée, épuisée, je restai là, à genoux, regardant autour de moi. Tout était calme, paisible même. J’étais enfin libérée de ces ombres, de ces voix qui avaient hanté mon esprit. Mais à quel prix ? Mes mains, toujours tremblantes, tenaient encore les restes de la pomme de pin.
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