Jeudi 23 Mai — 18 h 25

Depuis deux mois et demi, Jano propose de manger à table de façon bimensuelle, chaque jeudi soir. C’est la cinquième édition de cette tradition un peu loufoque et non durable, considérant le manque clair d’amitié entre les deux. 

L’indifférence des deux jeunes hommes face à l’un et l’autre crée une dynamique de repas qui est vide de sens et parfois même vide d’intention.

Pourquoi est-ce qu’ils mangent à table en ce moment ? Quelle conversation peuvent-ils avoir de plus que le simple « bonjour bonsoir tu m’énerves » quotidien ? Mis à part le travail et peut-être deux ou trois aspirations, ça demande même à savoir pourquoi ils habitent ensemble. 

Le gym en bas ne peut tout de même pas être le seul lien qui connecte les deux bords de la prise.

Il y Jano qui vient tout juste d’avoir 21 ans et qui vit sur le marché du travail depuis seulement un an, dans une job facile dans le domaine du web. Puis Clark qui a passé les huit dernières années à se promener de travail en travail sans études supérieures, mais qui s’est spécialisé en tant que libraire. Le sérieux professionnel n’est pas le même.

C’est en mangeant une assiette de fettuccine alfredo avec un extra de sauce piquante (les deux mecs aiment vraiment la nourriture épicée) que Clark repense à une question qui pourrait être intéressante et briser le silence radio.

« Jano, ça fait plusieurs fois que tu me demandes à propos de Geneviève. Qu’est-ce qui te fascine à ce point-là sur elle ? » Demande sérieusement Clark.

Jano le regarde un moment, une bouchée de ses pâtes crémeuses qui dégoulinent de sa bouche, le regard non impressionné. 

« Mec, Geneviève est la personne la plus intéressante que tu as dévoilée en l’espace de cinq mois. Le reste du temps, tu traines dans ta chambre en train de philosopher sur tel débat par-ci et par-là. »

Peut-être que c’est la fatigue, mais Jano réagit plus honnêtement. Cette version où le masque est mal attaché au visage et penche avant de tomber est plus dans les cordes de Clark.

« Ouais, et bien ça veut juste dire qu’on est très différent. Moi je veux qu’on aille des discussions sérieuses. Toi, tu veux avoir du plaisir tout le temps. », réplique Clark.

Jano soupire. Effectivement, jouer le gentil monsieur le draine, surtout que le travail s’est compliqué récemment. L’une des rares fois que la compagnie joue avec des délais serrés cette semaine. Jano en a mangé un coup solide.

« C’est aussi pour ça qu’à chaque fois que tu ramènes Geneviève comme s’il se passait de quoi entre moi et elle, ça m’énerve. Je n’ai pas envie de tout le temps penser à quelqu’un qui ne m’intéresse pas. », continue le jeune chauve.

« OK, mais il faut quand même une balance. », contre-attaque Jano.

« Commence par pratiquer ça toi aussi et l’on s’en reparlera ».

« Wow. Sérieusement, il n’y a pas une seule fille dans cette ville qui t’intéresse ? »

Clark hésite brièvement. Il préfère ne pas discuter de la jeune demoiselle tout de suite, et certainement pas à son colocataire chiant qui a brisé sa satanée porte ce matin. Il a entendu quelque part que parler trop vite d’une relation, ça porte malheur.

« Non. »

Le non est sérieux et catégorique. Clark prend une autre bouchée de ce délicieux fettuccine alfredo, avant de lever les yeux vers Jano et de presque s’étouffer.

Jano, dans ses mains, tient une note sur une petite page jaune où il est écrit « Objectif : parler à la princesse de ma vie, Riana ».

« Pas sûr que l’aventurier tombe amoureux d’une "Riana", surtout pas dans le tome 4 », dis Jano, un petit sourire moqueur proche de sa conscience. Clark rougit de nouveau. Il avait oublié de retirer ce papier révélateur du livre avant de l'offrir à Jano.

« Alors là, monsieur Clark, c’est pas parce qu’on est pas pote que vous pouvez jouer le cachotier avec moi. On ne veut pas parler de sujet plus relax, tranquille ou joyeux, mais ça va gratuitement prétendre qu’il n’y a rien de plaisant dans la vie ? C’est décevant, très cher ! »

Toujours avec son sourire mesquin, Jano laisse Clark lui dérober d’une vitesse éclair la note des mains.

« Ne te fais pas d’illusion, sale bâtard ! » crie Clark en rougissant de nouveau.

« Certainement, monsieur le sérieux ! Elle a quel âge ? Elle vient d’où ? Quelle profession ? »

« Bon OK ça va, merde ! Je l’ai rencontré aujourd’hui, elle est sympa, elle est belle, intelligente, ses réponses à la vie sont fascinantes, on a un rencard et j’ai le coup de foudre ! Ça te va comme réponse !? »

« Si tu m’en dis plus, je te promets de ne pas te réveiller à la dure pendant un mois », propose Jano, les deux coudes servant d’appuis alors qu’il se penche vers Clark, gardant toujours son air de moqueries.

Dans d’autres circonstances, Clark aurait ignoré cet acte enfantin que son colocataire entreprend à chaque fois. L’offre de se faire laisser tranquille, sans dommage collatéral à son espace privé, est fort inspirante. Clark prend donc une énorme respiration. Il se met à parler d’une voix basse.

« On n’a pas encore discuté… », avoue Clark.

« Quoi !? Comment ça !? »

« Bah… des événements se mirent dans le chemin. »

Jano est abasourdi. Il finit sa bouchée de pâtes et croise ses bras, contemplatif.

« Bon, j’avoue que je te croyais un meilleur charmeur que ça mon cher, mais je comprends que ce n’est pas toujours donné… Ben écoute, je t’encourage à aller de l’avant ! »

Clark est surpris par la réponse de son colocataire. Il s’attendait à une autre dinguerie, voire même une autre moquerie de sa part, pour finalement se faire encourager dans sa poursuite de l’amour. 

Clark ne reçoit pas beaucoup de compliments. Mis à part Tayla et Geneviève, très peu de femmes lui ont fait ce qui peut ressembler à des avances. 

Pour Clark, cela devait signifier qu’il était catégoriquement non aimable.

Un homme qui l’encourage et qui lui montre de l’importance sonne comme un autre mensonge, comme si le masque de Jano s’était replacé par magie. Clark ne pouvait s’empêcher de prendre son support au sérieux, mais il allait embrumer celui-ci avec le plus de doute possible. Il fallait considérer la source d’où ces belles paroles provenaient.

« Et bien merci… », dit froidement le jeune chauve.

« Traite-la pas de princesse tout de suite par contre. »

Clark perd déjà son sang-froid.

« Et pourquoi est-ce que je ferais ça, gros con !? C’est la plus belle femme que j’ai rencontrée de toute ma vie ! Oh laisse-moi deviner ! T’as de beaux p’tits conseils de grand-papi sur comment flirter avec les femmes !? Gros séducteur de merde ! », gueule Clark en guise de contre-attaque.

Jano ne sourit plus.

« Ben si voyons. », réplique Jano, reprenant son sérieux.

Clark le regarde et prends des grandes respirations, toujours un peu énervées, incapable de caché son étonnement.

« … Ah bon ? »