Le lendemain matin, Abigail se sent nauséeuse de la veille, pourtant sans avoir bu une goutte d’alcool.
La fatigue de la soirée et la rencontre déconcertante de Violet ont eu fin de son peu d’énergie dédiée à la socialisation.
Le réconfort d’avoir une journée de paix après la soirée de la veille permet à Abigail de se lever malgré tout, et de se préparer à descendre au petit salon récupérer son déjeuner.
Avec grande surprise, Abigail reçoit des mains de Miss Hill une lettre de Violet dès l’heure du thé noir matinal. Le souvenir de Violet lui demandant de répéter sa réponse lui vient en tête et la rebute, seulement, en posant la lettre, il en vient une odeur de rose qui l’intrigue. Le souvenir devient finalement celui de ce mouvement osé que de prendre une fleur du bouquet pour lui offrir. Depuis combien de temps Lawrence ne lui a pas offert de fleurs ? Il lui en avait offert au début de sa cour. Abigail chasse cette pensée inutile, et ouvre la lettre :
«Lady Valentine
Vous étiez curieuse de ce qu’une distraction à la ferme pouvait apporter à une dame. Je vous invite à le découvrir en compagnie de Louise, cet après-midi.
Violet »
Abigail est prise de court. Elle n’a pas d’occupation de la journée et n’a donc pas d’excuse pour refuser. De plus, l’opportunité de voir en privé son amie Louise l’amène à accepter l’invitation, malgré l’appréhension de rencontrer de nouveau Violet. Après tout, Louise lui avait fait comprendre la veille qu’elle souhaitait avoir plus d’entrevue ensemble.
Abigail dépêche le phaéton pour sortir, le beau temps le permettant. Elle aurait aimé pouvoir y aller à cheval toutefois l’interdiction de Lawrence pèse trop lourd sur sa conscience pour la contourner.
Une fois arrivée au domaine de Violet, on la réoriente vers une des fermes du terrain. Le domaine est élégant et sans être trop vaste, il permet d’apprécier la beauté du paysage forestier et de la prairie. Le domaine semble à peine plus petit que celui de Lawrence. Le chemin est bien entretenu et Abigail arrive sans encombre à la ferme indiquée.
A sa surprise, Louise ne semble pas encore être arrivée. La ferme est grande et pas si éloignée du domicile de Violet. Pourtant, aucune trace de la voiture de son amie ou d’un cheval. Elle ne remarque pas Violet derrière elle.
A peine descendue sur le chemin de la ferme, Abigail rencontre des difficultés avec ses chaussures qui s’enfoncent dans la terre et sa robe qui se tâche de boue.
Ce n’est pas comme si j’avais une tenue de fermière à la maison… pensa-t-elle à voix haute
J’en ai chez moi, si besoin, répond une voix derrière elle.
Surprise, Abigail se retourne vivement pour se trouver nez à nez avec Violet. Elle est effectivement dans une tenue de ferme, déjà pleine de boue, avec un tablier et surtout une jupe de toile qui montre ses chevilles couvertes de chaussettes blanches boueuses. Son corselet bleu maintient serré sa poitrine et son bonnet matelassé la protège du soleil. Le contraste avec sa tenue de soirée sophistiquée d’hier ne peut pas être plus marqué.
Je n’en vois pas l’intérêt, ment Abigail.
Vous allez ruiner votre tenue si vous voulez pratiquer ne serait-ce qu’un peu de jardinage. Vous aurez l’air plus ridicule qu’autre chose, alors que vous pourriez être confortable et repartir avec votre tenue propre ce soir. Mettez donc un de mes vêtements de travail, j’en ai dans la ferme. Suivez-moi.
L’autorité de la remarque était simple mais suffisante pour que Abigail n’ose pas rétorquer quoi que ce soit. Après tout, elle n’est pas suffisamment fortunée pour vouloir ruiner une de ses tenues simplement pour le plaisir de jardiner dans la boue.
A l’intérieur de la ferme, l’étonnante obscurité de la pièce surprend Abigail. En effet, les fenêtres étaient étroites et il n’y avait pas de feu allumé pour éclairer la grande pièce centrale de la ferme. Violet se chargeait de sortir les éléments essentiels d’une tenue de ferme d’une commode en bois simple, sans fioriture.
Pour les chaussures, j’en ai une autre paire, on devra espérer qu’elle vous va. En ce qui concerne la tenue, j’ai peur que mes corselets soient un peu étroits pour vous, il faudra les faire ajuster si vous voulez réitérer l’expérience.
Abigail avait à peine commencé cette activité de ferme qu’elle était déjà convaincue de ne jamais vouloir recommencer. Elle prit quand même les vêtements tendus par Violet et se dirigeait vers l’annexe pointée du doigt.
Violet la suit. Abigail réalise qu’elle n’a effectivement pas d’aide pour enlever son corset, elle est donc reconnaissante de la prévenance de la femme. Elle commence à déboutonner sa robe tandis que Violet se concentre sur préparer les vêtements de ferme pour l’essayage. Une fois la robe retirée, Violet semble distante mais se met dans le dos d’Abigail pour l’aider à défaire les lacets de son corset. Elle le fait très précipitamment sans manquer de précision et sort de la pièce dès que chose fut faite.
Où est Louise ? demande-t-elle, en assemblant son courage pour que sa voix soit entendue malgré la porte fermée
Louise ne viendra pas, elle est indisposée. Disons qu’elle a légèrement abusé de la boisson hier soir.
Abigail arrête son mouvement net. C’est une très mauvaise nouvelle. Elle se pensait capable de tenir une journée en compagnie d’une inconnue si et seulement si une très bonne amie à elle serait là. Elle va devoir faire la conversation et suivre une activité tout une après-midi en compagnie d’une presque étrangère qui n’a que peu d’égards pour elle.
De toute façon, il est malheureusement trop tard pour refuser l’invitation. Il va falloir faire preuve de courage et s’extirper de là le plus rapidement possible sans paraître malpolie.
Abigail sort de l’annexe, un peu inconfortable car effectivement le corselet est trop petit. Par contre, les chaussures lui vont à merveille. Elle respire un bon coup et sort les épaules pour faire illusion que la remarque sur l’absence de Louise ne l’a pas décontenancée.
Violet constate une chose : n’importe quelle tenue pourrait aller à cette femme si elle arrêtait d’avoir des hauts aussi serrés. Elle est persuadée que ce corselet n’était pas aussi petit, et qu’elle aurait largement pu le desserrer un peu plus pour être plus à l’aise, sans risque d’en montrer plus grâce à la chemise. A part ce détail, la tenue lui semble correcte et la vue sur ses chevilles et la moindre épaisseur des jupons n’est pas pour lui déplaire.
Bon, est-on disposée ? s’enquit Violet
Tout à fait.
Cette journée est tout à fait atypique pour Abigail. Elle a l’habitude de s’occuper de plantes en pots, comme ses roses, mais s’occuper d’un potager est tout autre chose.
Néanmoins cela lui plait, contrairement à devoir nourrir les cochons et chèvres. Elle n’a jamais été au contact du bétail, et l’inconfort du changement suffisait déjà à lui-même sans devoir rajouter en plus des animaux dans l’équation.
Calmez-vous, ils vont sentir que vous êtes à cran.
Vous n’êtes pas censé avoir quelqu’un pour s’occuper de ce genre de choses ? balbutie-t-elle
Si, pour autant je peux aussi vouloir m’en occuper moi-même de temps en temps. Je fais simplement attention à ne pas trop prendre le soleil.
Ils me regardent avec leurs yeux…
L’angoisse est communicative chez la plupart des animaux. Détendez-vous et donnez-leur une des carottes du seau. Ils vous seront reconnaissants et vous aurez fait connaissance.
Violet pousse délicatement Abigail de la taille pour l’avancer vers le premier chevreau. Abigail est trop concentrée sur ce qu’il se passe devant elle pour le remarquer. Violet, elle, y fait très attention et retire rapidement sa main. Il ne faut pas.
Abigail respire, les mêmes exercices que lui avait appris sa mère pour essayer de calmer ses angoisses à la rencontre avec l’inconnu. Une inspiration par le ventre, une expiration lente. Trois fois. Et elle lui tend la carotte. Le chevreau la récupère vivement, avec un bruit doux. Cela lui rappelle Bernard et l’attendrit. Il n’y a peut-être pas tant de différence après tout.
L’heure du souper approche et Abigail ne se réjouit finalement pas de devoir partir. L’activité était effectivement revigorante, comme l’avait promis Violet, et assurément plus agréable qu’une soirée mondaine.
Violet, voyant l’heure tourner, lui propose de rester coucher pour repartir le lendemain, plus reposée. Abigail refuse poliment. Elle ne sait pas ce qui lui permet d’avoir le confort de dire Non à Violet, mais elle sait qu’elle peut le faire sans risque de blesser ou de contrarier. Après cette journée, elle aurait tendance à la voir différemment. Brusque, certes, néanmoins sans mauvaises intentions derrière. Il a été bon de faire plus ample connaissance avec elle.
Au coucher, Violet ne peut s’empêcher de repenser à Abigail dans sa tenue de ferme. Surtout, elle voudrait pouvoir imaginer plus clairement la tenue qu’elle avait en se changeant. A quel point sa taille semblait douce et ronde sous sa main. Est-ce que sa poitrine est aussi ronde qu’un fruit ou pointue vers le ciel ?
Il lui faut penser à autre chose, seulement ces pensées ne cessent de lui revenir…
Dans son lit, Abigail sent encore malgré le bain l’odeur de la terre. Ses muscles sont essorés et cette sensation lui fait du bien. La journée a été distrayante et Violet douce avec elle. Vraisemblablement l’avait-elle mal jugée. C’est une belle femme et elle a surement du mal avec les premiers contacts, comme elle.
Le jour suivant, Abigail a le plaisir de recevoir Louise chez elle.
Elles se réfugient dans le petit salon, où les attendent des petits sandwichs ainsi que des viennoiseries pour accompagner le thé.
Abigail lui raconte la journée de la veille et sa déception que son amie n’ait pas pu les accompagner.
Tu es sûre ? Je ne me souviens pas avoir reçu d’invitation chez Violet hier. lui répond-t-elle
Interloquée, Abigail n’insiste pas. Une erreur de courrier a pu se produire, auquel cas, pourquoi Violet aurait menti sur l’état de Louise ? Quelque chose ne tourne pas rond.
Le petit salon n’est plus autour d’Abigail, qui se retrouve de nouveau dans la ferme, dans sa tenue de travail, auprès de Violet. Elle voudrait pouvoir lui demander ce qu’il s’est passé, sa bouche reste scellée et elle ne peut que la regarder, elle qui a un sourire malicieux aux lèvres.
Abigail ?
Louise a l’air peu étonnée de la distraction d’Abigail. En effet, la jeune femme est souvent égarée dans ses pensées, une façon certainement d’être plus confortable que dans un présent préoccupant.
Rien, je pensais à ta soirée, se surprend Abigail dans le mensonge.
Abigail questionne le fait de demander à Violet pourquoi elle a menti cependant devoir la confronter lui fait peur. Elle change d’avis.
De toute manière, ce n’est pas comme si elle en avait l’occasion. Elles n’ont pas prévu de nouvelles rencontres et elle n’a pas de raison de le faire.
En parlant de la soirée, je ne vous ai pas revue après la présentation de Violet. Ça s’est bien passé ? demande Louise
Très bien. Je me demandais, d’où connaissez-vous Violet ? répond Abigail
De mon mari. Ils sont amis depuis très longtemps. Au départ, j’avais peur d’avoir affaire à une rivale mais Hugh m’a assuré que je n’aurais jamais à m’en inquiéter et c’est bien vrai. Cet homme est bien trop langui de moi, dit-elle avec un rire
Et vous la voyez souvent ?
Je l’ai à déjeuner de temps en temps. Elle vient justement après-demain à la maison, vous devriez venir ! Ça ne vous ferait pas de mal d’élargir votre cercle de proches.
La pique mise de côté, Louise avait raison. Surtout, cela faisait une opportunité pour, si elle trouvait le courage, demander à Violet pourquoi mentir sur l’absence de Louise la veille.

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