Ponctuelle, Abigail arrive à l’heure au déjeuner chez Louise et Hugh. La bâtisse est grande, dans un style moderne, avec de la pierre blanche et de hautes colonnes. La verdure buissonne tout autour, avec des fleurs de multiples variétés. C’est une maison digne et accueillante, où il fait bon de venir.

En plus de Violet, ils déjeuneront en compagnie d’un ami de Hugh, Anthony. C’est un élégant jeune homme, aux cheveux courts et noirs de jais, militaire qui plus est. En voyant Abigail entrer dans la pièce, annoncée par le majordome, il s’incline poliment. Violet, elle, se contente d’un signe de tête au premier abord, puis feignant d’amuser la cour, soulève la main d’Abigail et y dépose un baiser. Les rires fusent, le regard de Violet se fait perçant et Abigail ne peut s’empêcher de rougir. Hugh, seul, ne rit pas de la plaisanterie.

Durant le repas, Abigail est assise à l’opposé de Violet et ne peut donc pas trouver l’opportunité de lui parler de la visite à la ferme sans attirer l’attention. Elle n’ose pas non plus entrer dans la discussion entre Hugh, assis en bout de table et Louise, assise en face d’elle. La discussion paraît personnelle et plutôt animée. Anthony, lui, essaie d’enclencher une conversation avec Violet, mais celle-ci lui répond froidement et Abigail surprend plusieurs fois son regard posé sur elle. Cela ne fait qu’accentuer son mutisme.

Louise, ayant noté sa difficulté et voulant réussir à intégrer Abigail, lui pose une question sur le dernier roman qu’elle aurait lu. Abigail, souriante, lui donne le titre et l’intrigue. C’était sans prendre en compte qu’il s’agit d’un roman d’amour et tandis que Violet semble faire attention à tous les mots qui sortent de la bouche d’Abigail, Anthony ne peut s’empêcher de pouffer de rire.

• Pardonnez-moi, je trouve la lecture des romans d’amour si absurde. Il n’y a rien de plus éloigné de la réalité et à quoi bon s’accaparer de rêveries et d’imaginaires si ce n’est pour recevoir ensuite que déception ? Non, vraiment, autant rester pragmatique et lire de vrais livres.

Abigail ne sait quoi répondre sur le moment et reste muette. Louise fusille du regard Antony, Hugh semble distant et Abigail a un sourire peu avenant avant de dire :

• Et dites-moi, qu’appelez-vous un vrai livre ? Un manuel de politesse sur la conversation à table vous serait-il utile ? Je suis certaine qu’on pourra trouver à votre convenance, rétorque vivement Violet. Continuez Abigail, l’histoire dont vous me parliez me paraissait tout à fait intéressante.

• Eh bien, je… dit Abigail, hésitante.

Ce n’est qu’après l’insistance de Hugh d’excuser le commentaire de son ami et de continuer son récit que Abigail reprend la parole. Le commentaire d’Antony est tout ce que pouvait craindre Abigail lorsqu’elle parle d’un sujet qui l’intéresse. Heureusement, avoir non pas une mais plusieurs personnes qui assurent y susciter un intérêt sincère la réconforte.

Elle élude donc sur la romance entre ces deux personnes, séparées par leurs familles qui s’opposent à leur union. Elle fait remarquer avec éloquence la critique d’une société égoïste que l’on peut lire entre les lignes du roman. Elle précise que ce sont ces romans là qu'elle préfère, ceux qui l’amènent à se poser des questions sur son quotidien tout en lui racontant une histoire fantasque.

• Ca alors, Abbie, on peut voir que quand un sujet vous intéresse vous savez vous exprimer avec la plus grande délicatesse. Il faudra nous parler davantage de vos futures lectures, conclut Violet.

Heureuse de ce compliment, Abigail répond humblement à la remarque à la positive et laisse la conversation se suivre sans intervenir toutefois. 

Le regard de Violet était toujours aussi imposant à ses yeux, alors que les autres étaient distraits par leur conversation. Abigail se demandait s’il y avait une erreur dans sa tenue, ou si ce regard avait une autre signification, sans se demander laquelle.

Après le déjeuner, Hugh et Antony s’absentent pour discuter affaires dans le bureau. Abigail respire plus aisément en l’absence du militaire, qui avait eu tendance à la regarder de biais depuis la remarque de Violet. 

Les femmes se retrouvent ensemble dans le petit salon.

Abigail y voit son refuge de la dernière fois toutefois le petit salon est beaucoup plus accueillant aujourd’hui, entouré de visages familiers et moins encombré d’inconnus.

• Je vais nous faire chercher du thé, excusez-moi, la clochette ne fonctionne plus ici, je m’absente un moment, dit Louise.

Dès la porte fermée, Abigail dit d’une petite voix à Violet des remerciements concernant l’incident précédent. Elle ne  semble pas remarquer qu’elles sont désormais seules dans la pièce.

• Ce n’est pas nécessaire. Il avait raison après tout, et vous devriez vous affirmer plus si vous souhaitez vous faire entendre.

Ce n’est pas la première fois que Abigail entend ce propos, mais il est étrangement plus douloureux en venant de la bouche de Violet.

• Je ne saurais par où commencer… répond-t-elle

Violet se lève du fauteuil en cuir matelassé où elle s’était installée. Elle adopte une posture exagérément droite.

• Eh bien… vous pourriez éventuellement commencer par une respiration plus imposante, venant du ventre, dit-elle en esquissant un mouvement d’inspiration ample avec une main sur le haut du ventre.

Abigail tente de l’imiter. Cela ressemble aux exercices que lui proposait sa mère contre les angoisses.

• Non, ton énergie doit venir de plus bas, dit-elle en la tutoyant soudainement.

Violet contourne la table basse et vient se mettre dans le dos d’Abigail pour y poser la main sur son ventre. Abigail soudainement surprise par cette proximité, ose à peine respirer.

• Il faut que tu laisses ton corps s’exprimer, susurre Violet dans le cou d’Abigail ; Je suis sûre qu’il a beaucoup de choses à dire et je serais ravie d’écouter.

L’intimité inédite se fait palpable entre les deux corps. Seuls un pouce sépare le dos d’Abigail du buste de Violet, et le menton de celle-ci est encore plus proche de la nuque d’Abigail. Cette dernière, gênée, rassemble son courage et tente de changer la conversation :

• Pourquoi avoir dit que Louise viendrait l’autre jour ? elle m’a dit ne pas avoir reçu la lettre. Et je commence à me dire qu’il n’y en a jamais eu.

• Et alors ? Cela te déplaît-il ? répond-t-elle avec un sourire aux lèvres

• Je n’apprécie guère les mensonges.

A cet instant, Abigail sent que Violet s’apprête à approcher encore son visage mais au lieu de cela elle s’éloigne vivement, retournant à sa place initiale sur le fauteuil en cuir vert. Abigail ne comprend pas ce revirement de situation.

Louise rentre dans le petit salon, accompagnée de la gouvernante et Abigail essaye de retrouver sa prestance. Alors que le thé arrive, elle sent encore le souffle chaud de Violet dans son cou. Son parfum de rose embaume encore ses cheveux tressés légèrement démêlés. Abigail se tourne vers Violet pour observer sa réaction et est saisie par le regard perçant qu’elle lui lance.

Abigail repart de ce déjeuner finalement plus troublée qu’elle n’est venue. Non seulement, elle n’a pas eu de réponse à la question posée, elle en a finalement encore d’autres ! 

Violet n’a plus qu’un objectif : la dévorer toute entière avant de quitter le Hampshire.