Violet était satisfaite au début du déjeuner d’avoir pu revoir la jeune femme, seulement maintenant qu’elle avait goûté à cette proximité, elle ne voulait plus reculer. Elle l’admet : elle désire cette femme, comme peut-être elle en a rarement désiré une autre. Elle veut la libérer de ce contrôle constant et lui faire vivre ne serait-ce qu’un moment, un instant le lâcher-prise et l’extase la plus exquise. Pour cela, il allait falloir séduire cette femme.

Et pour séduire une femme, il faut avoir des occasions de la rencontrer, or, Violet avait déjà abattu ses cartes et ne voyait pas comment renouveler une invitation sans paraître trop brusque. La jeune femme semblait si frêle qu’une simple précipitation la pousserait à s’envoler au loin sans permettre qu’on s’approche de nouveau. Il fallait être discrète, furtive et goûter son nectar au bon moment.

Une invitation collective. Cela pourrait être une solution pour avoir l’opportunité de la revoir sans pour autant sembler trop abrupte. D’ailleurs, il faudra certainement inviter son mari, surement un benêt, pour laisser sa femme sortir en soirée seule, ou un militaire. L’important est d’inviter juste assez de monde pour pouvoir s’éclipser sans être remarqué, mais assez peu pour ne pas intimider la douce femme. Une soirée musicale fera amplement l’affaire. 

Abigail est pantoise lorsqu’elle reçoit l’invitation de Violet. Cela fait déjà quelques semaines maintenant et plusieurs invitations ont eu lieu, ce qui a tendance à bouleverser la fadeur de son quotidien. Pour autant, Abigail se demande si accepter est la chose à faire à la vue du comportement de Violet la fois précédente. Elle ne semble pas réellement considérer l’étiquette et surtout le respect de l’espace de chacun. 

L’invitation indique une soirée musicale avec un quartet à cordes prévu, à son plus grand supplice car refuser se fait d’autant plus difficile.

• Encore une invitation, Madame ? Elles se font nombreuses ces jours-ci, se réjouit Miss Mary.

• Oui, Mary, mais j’ai peur de devoir refuser celle-ci.

• Mais enfin, pour quelle raison Madame ? n’êtes vous pas ravie de pouvoir sortir de cette maison ?

• La maison me convient très bien, c’est l’invitation qui me trouble. Quels projets avez-vous pour aujourd’hui ?

• C’est Dimanche, Madame, la lessive m’attend. Je vais vous laisser.

Abigail décide de se promener dans les jardins pour s’aérer l’esprit. C’est étrange comme la banalité de ses journées s’est retrouvée troublée par toutes sortes de pensées. La plupart sont orientées vers l’intrigante Violet. Entre leur rencontre, son invitation mensongère à la ferme et le déjeuner chez les Harper, la femme a montré diverses facettes d’une personnalité complexe et incongrue. Ce qui revient le plus dans ses pensées est son attitude dans le petit salon de Louise, cette proximité… Elle n’arrive pas à y penser sans rougir, et pourtant, il s’agit d’une femme, il ne devrait rien y avoir de gênant à ce contact. 

La journée se passe et les pensées d’Abigail tournent autour de cette invitation si tentante… Elle commence à se dire qu’elle ne sera pas amenée à être isolée avec Violet, et elle est à peu près sûre qu’elle ne se permettrait pas la conduite précédente en présence des Harper. Si elle le faisait, ils interviendraient de toutes les manières. 

Finalement, c’est la passion de la musique qui amène Abigail à répondre à la positive à l’invitation, ou en tout cas, c’est ce qu’elle se laisse entendre.

Le jour de l’invitation arrive, et Abigail se prépare pour la soirée. Elle essaye de s’apprêter suffisamment, mais sans aller dans l’excès, l’invitation précisant qu’il s’agissait d’une soirée en petit comité. Elle se contente de coiffer ses cheveux en un chignon à peine sophistiqué, et enfile une robe rose neutre, simplement habillée d’une dentelle sur le décolleté et les épaulettes. Une paire de gant blanc habille le tout.

• Qu’en pensez-vous, Miss Mary ? Est-ce que ça convient à une soirée musicale ?

• Seulement si vous ajoutez votre épingle en ambre dans vos cheveux, Madame

• Oh oui, vous avez raison.

Elle s’empresse de la chercher dans sa coiffeuse. La tenue est prête, elle a également préparé un bouquet à offrir à l’hôtesse. 

Elle rentre dans le cabriolet, en direction de la maison de Violet. 

Violet s’inquiète. Abigail est en retard, et d’après les dires de Louise, ce n’est pas dans ses habitudes. A-t-elle changé d’avis ? Y a-t-il eu un incident ?

Finalement, c’est sur un cheval en amazone au loin que l’on voit Abigail arriver. Elle expliquera qu’elle a eu un incident de roue avec son phaéton et qu’elle a dû continuer le trajet à cheval. L’élégance de sa posture parfaite perturbe Violet. Elle lui tend la main pour lui faciliter la descente du destrier, pour constater que sa robe a au moins deux pieds de boue. Louise, arrivée ensuite, le remarque également et s’en inquiète, connaissant Abigail et sa tendance à facilement attraper froid. Violet propose donc et insiste pour que Abigail prenne une de ses robes dans une des chambres d’invités, et lui permettre ainsi de profiter sereinement de la soirée.

Violet accompagne Abigail avec une femme de chambre dans les appartements de maitresse de maison. Abigail ressent un empressement de la part de celle-ci et ne saurait dire s’il s’agit d’un enthousiasme pour lui trouver une autre robe, ou s’il s’agit plutôt de la peur de commencer la soirée en retard. Elle penche pour la première, en voyant le soin avec lequel elle trie les robes proposées par la femme de chambre. Elle finit finalement par choisir une robe d’un ton pâle, grise, avec une coupe à la poitrine relativement lâche, en espérant que la taille lui convienne. Il faut admettre que la principale préoccupation de la femme de chambre est le fait que les deux femmes n’ont pas du tout la même physionomie, Abigail étant petite et large et Violet grande et fine.

Violet tend la robe à la femme et la laisse avec la femme de chambre pour l’essayer.

Après avoir essayé la robe, Abigail est embêtée. En effet, celle-ci est bien trop petite à la poitrine et ne lui permet pas décemment de descendre au salon rejoindre les autres membres de la soirée.

Violet, se demandant pourquoi Abigail n’était pas encore descendue, toque à la porte et s’enquiert de la situation.

• C’est cela ? Allons, je vous confierais un de mes châles pour couvrir votre corsage et vos épaules et vous serez parfaitement élégante. J’en ai un dans un des tiroirs, attendez…

Sans demander, Violet rentre dans la chambre et s’arrête net devant la vue d’Abigail. Elle est magnifique. Indécente, certes car effectivement la poitrine a tellement peu de place dans la robe qu’elle en dépasse ostensiblement. L’envie de dévier de la route prévue et de tenter de la séduire dès maintenant se fait presque irrésistible. Mais Violet sait que si elle tente quelque chose maintenant, elle devra certainement essuyer un refus. Alors, elle se dirige vers l’armoire et sort d’un étui un foulard de couleur bleue, assorti avec la robe qu’elle porte. Abigail porte une robe neutre, et le bleu lui siéra tout en donnant la satisfaction à Violet de porter la couleur complémentaire à sa propre tenue. Un sentiment faux d’appartenance lui vient, et elle le refoule rapidement.

• Est-ce une habitude pour vous de prêter des tenues à vos invités ?

• Je vous laisse nous rejoindre au salon dès que vous êtes présentable, conclut Violet en sortant de la pièce.

Descendue au salon, Abigail est accueillie avec les compliments de Louise, l’incitant à adopter plus régulièrement le bleu dans ses tenues. Violet les rejoint, les informant que le quatuor est prêt à jouer.

• J’ai pris le loisir de vous choisir une place, dit-elle à Abigail en lui tendant le bras pour qu’elle le prenne

Abigail hésite puis lui prend et se laisse accompagner jusqu’à sa place. Au premier rang des quatre rangées, au centre, à droite de Violet.

Le spectacle est magnifique et attendrissant. Les vibrations des cordes amènent une douce mélodie aux oreilles de chacun, chacune, en particulier celles d’Abigail qui reconnaît l’air du quatuor et peut donc en apprécier toutes les nuances. Seul le voile prêté par Violet l’empêche de goûter pleinement l’instant, car en effet il lui tient trop chaud. Elle essaye de s’éventer avec la main, toutefois avant d’avoir vraiment eu l’occasion d’en voir les effets, Violet lui tend un éventail, qu’elle pose délicatement sur sa cuisse gauche. Abigail rougit de plus belle, par la chaleur et aussi par le contact soudain.

La musique était tout simplement resplendissante. Abigail a pu s’éventer tout son soul durant la prestation. Une fois debout, elle repose l’éventail sur la chaise, de peur de le rendre à sa propriétaire en main propre. Elle va rejoindre Miss Lucas, une amie de Louise, très mélomane, pour s’enquérir de son avis certainement instructif. Elles échangèrent ensemble pendant que Louise était avec une nouvelle connaissance et que Hugh semblait discuter sérieusement avec Violet. Les commentaires de Miss Lucas étaient très pertinents, et, dans un élan d’audace, Abigail s'étonna de répondre également avec des remarques qu’elle a tirées de l’interprétation de la sonate. D’où lui venait cet élan de confiance, elle ne saurait le dire, mais en tout cas, il était plaisant de pouvoir véritablement échanger avec autrui dans une soirée, sans être réduite à écouter passivement.

Après la soirée, Louise et Hugh rentrent dans leur voiture et proposent à Abigail de la ramener chez elle, le phaéton n’ayant pas encore été réparé. Violet intervient et insiste en bonne hôtesse, de ramener par ses moyens Abigail, et de ne pas déranger le couple à leur retour. Hugh semblait mécontent de cette intervention, mais s’il l’était réellement, il n’en fit pas part. Abigail, gênée à l’idée de faire un détour à ses amis, accepte.

La voiture est amenée rapidement et le cocher ouvre la porte à Abigail.

• Je vous ferai apporter votre robe le plus rapidement possible, dit celle-ci en montant dans la voiture

• Rien ne presse, dit Violet en montant derrière elle

• Vous… Vous montez ?

• En effet, répond Violet, en toquant au plafond pour annoncer au cocher de partir. J’aimerais apprendre à mieux vous connaître. J’aimerais que vous ne soyez gênée de rien avec moi.

La dernière partie avait mal commencé, puisque Abigail était déjà rougissante. Qu’est-ce que cette idée de venir dans le cabriolet, qui plus est pour être encore en tête à tête ? Elle qui se disait que cette soirée musicale se solderait par une belle musique et voilà, non, il fallait que Violet dépasse les limites de la politesse et essaye Dieu sait quelle manigance.

• Vous n’avez rien à apprendre sur moi, vraiment, il n’y a pas grand-chose. Je propose de faire ce trajet en silence, dit Abigail.

• Et je propose tout l’opposé, répond Violet. Dîtes moi, comment avez-vous rencontré votre mari ?

En plus d’être gênée par cette proximité soudaine, Abigail devrait répondre à un interrogatoire aussi privé ? Seulement, rétorquer et ne rien dire serait plus difficile que de jouer le jeu de Violet donc Abigail coopère.

• Je l’ai rencontré par le biais de mon frère. Ils étaient camarades à l’école, et il m’a été chaudement recommandé.

• Recommandé ? C’est une drôle de façon de parler d’un mariage s’il est empli d’amour.

• Cela ne-... ne vous concerne pas, répond froidement Abigail.

• Autre question alors, dit Violet, éludant la gêne occasionnée. Comment s’est passé votre enfance ?

• Vous avez l’habitude de faire cela avec tous les gens que vous rencontrez ?

• Non. Et donc votre enfance ?

• Elle était heureuse. J’ai eu la chance de grandir dans une maison chaleureuse, avec une famille aimante.

Un silence s'ensuit. Peut-être que Violet réfléchit simplement à sa prochaine question, mais il semblerait aussi que la réponse à la dernière l’ait quelque peu troublée.

• Quelle est votre dernière lecture ? demanda Abigail, pour son plus grand étonnement.

• Un énoncé de botanique. Rien de bien appréciable pour une jeune femme en votre genre je vous assure.

• Pas s’il pourrait m’en apprendre plus sur comment m’occuper de ma roseraie. Qu’en est-il ?

• Je ne me souviens pas de ce qu’il en disait sur la question. Je pourrais vous faire un récapitulatif à notre prochaine rencontre ?

• Je vous en serai gré.

Ce n’était pas si étonnant pour Abigail que Violet ait une telle lecture, pour autant, elle s’est surprise à vouloir en apprendre plus sur le sujet par son biais. Son point de vue concernant les roses ne devrait pas l’intéresser à ce point.

• A moi de reprendre, maintenant. Avez-vous un rêve ?

• Un rêve ? En voilà une question intime, êtes-vous vraiment sûre de vouloir la poser ?

• Certaine.

Abigail hésite. Elle ne devrait pas répondre à ce genre de questions à une récente connaissance. Mais quelque chose l’a met en garde et en confiance envers elle.

• Je voudrais une famille. Avec des enfants, ou au moins un. Avec beaucoup d’amour en son sein, comme je l’ai vécu quand j’étais jeune.

• Oh…

Violet a l’air aussi troublée que Abigail en entendant cette réponse. Une tristesse se dégage de son regard.

• Peut-être auriez-vous une question moins intime pour la suite ?

• Oui, bien sûr. Dîtes moi, pourquoi vous évertuez vous à porter des robes au corsage aussi serré et caché ?

• C’est ce que vous avez en tête en parlant de choses moins intimes ? Parler de ma toilette ? Je ne répondrais certainement pas !

• C’est une plaisanterie ma chère. Vos choix de toilettes ne me concernent guère. Mais il est bon de voir que vous savez vous affirmer quand cela est nécessaire.

Le cocher toque au plafond, annonçant l’arrivée chez Abigail.   Celle-ci descend de la voiture et Violet lui tient la main pour l’aider à descendre. Une fois à terre, Violet ne lâche pas encore la main d’Abigail, qui se tourne vers elle.

• Je veux que mes intentions soient claires avec vous. Le sont-elles ?

Abigail hésite un instant, puis retire sa main et se réfugie chez elle. 

Abigail n’arrive pas à dormir. Sa main garde la trace de la chaleur de Violet dans sa paume.

Elle commence à remettre en question les différents moments de proximité qu’elle a eu avec la femme.

Elle se rappelle de son époux et se demande ce qu’il a dû faire ce soir.

Abigail n’arrive pas à dormir.