Le retour en calèche est très perturbant pour Abigail. Elle ne se doutait certainement pas qu’il arriverait ce qu’il s’est produit en venant au thé de Lady Harold.
Est-ce que tout s’est bien passé, Madame ? demande Miss Hill qui l’accueille une fois arrivée.
Oui, euh, oui très bien.
Vous avez l’air troublée, est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ?
Abigail hésite. Est-ce qu’elle devrait parler de ce qu’il s’est passé à Mary ? Elle sait qu’elle peut être une bonne confidente, mais elle a tout de même peur de discuter de cela, surtout après que Violet ait passé plusieurs jours dans le domaine. Elle ne voudrait pas qu’elle s’imagine qu’il s’est passé plus qu’une simple aide à la convalescence. L’idée de mentir la rebute, alors elle répond avec un simple :
Non, merci Mary. Mais je sais que je peux faire appel à vous au besoin, merci encore.
Abigail se réfugie dans le rosarium. L’odeur des roses qui ont commencé à s’ouvrir lui rappelle le parfum de Violet et la perturbe plus encore.
Elle a embrassé Violet. Plus que cela, elle a apprécié ce baiser.
La vue des ronsards ne la distrait pas comme elle l’avait espéré. Au contraire, la couleur lui rappelle celle de la robe portée par Violet aujourd’hui.
Elle se touche du bout des doigts le bord des lèvres. Elle se rappelle les propos tenus par Violet comme si elle était encore au kiosque de Lady Harold. Elle ferme les yeux et imagine de nouveau la femme. Sa tenue rose qui tend au rouge, sa parure de rubis, ses cheveux tenus en épingle, qui entouraient son visage à la perfection. Les traits de ce visage fin, avec l’intensité de son regard aux couleurs verts et jaunes. Abigail imagine le baiser. Elle essaye de simplement se remémorer mais son imagination la dépasse, et elle commence à fabuler ce qu’il se serait passé si elle ne s’était pas enfuie. Elle aurait voulu toucher le cou si fin de Violet, mais surtout elle imagine où les mains de celle-ci auraient pu aller. Une de ses mains s’était posée sur sa cuisse, elle s'en souvient. Elle se demande où elle aurait pu la poser ensuite. Est-ce que sa main aurait-
Lady Valentine, j’espère que je ne vous dérange pas ?
Oh !
Abigail se retourne vivement, et constate la présence de Monsieur Smith à l’entrée de la roseraie.
Oui, hum, que se passe-t-il ?
Je voulais vous informer que le dîner était prêt, Madame. Une pièce de veau a été servie.
Très bien, Smith, j’arrive.
Abigail prend le temps d’essayer de retrouver en vain ses esprits avant de s’en retourner à la salle à manger.
Durant le repas, dégusté à la va-vite malgré les efforts de la cuisinière pour en faire un repas accompli, Abigail réalise une chose : elle ne peut pas rester seule avec ce secret. Elle ne sait pas comment réagir, ou quoi faire. Elle a besoin de conseils.
C’est la première fois qu’on l’aborde malgré son mariage, et c’est aussi la première fois qu’elle est accostée par une femme. La première fois qu’elle embrasse quelqu’un et qu’elle aime cela à ce point. Cela fait trop de nouveauté pour que Abigail sache le gérer seule.
Elle ne voit qu’une seule personne pour l’aider sur le sujet. Et cette personne en vaut deux. Elle envoie le majordome lui préparer de quoi envoyer une missive rapidement. Abigail se décide à rendre visite aux Harper dès le lendemain matin.
Abigail est encore alarmée par ce qu’il s’est passé lorsqu’elle se réveille le jour suivant. Mais cela la rend encore plus déterminée à aller rendre visite à Louise et Hugh pour leur demander conseil.
La calèche est déjà attelée lorsqu’elle sort de la maison. Abigail a essayé de prendre soin de sa tenue pour ne pas sembler trop bouleversée par ce qui l’amène chez les Harper, mais en vérité, il lui aura fallu une concentration folle pour se décider sur le moindre détail. Sa coupe est bien maintenue par un turban de laine fine, sa robe a une forme traditionnelle et sa jupe est à peine relevée par son clavier en forme de clef. Elle l’utilise pour monter confortablement dans la calèche.
Durant le trajet, ses gants fins n’arrêtent pas de se faire enlever puis renfiler. Elle n’a pas de bracelet à triturer pour pallier au stress qui l’habite, alors elle trouve d’autres méthodes.
Le cocher annonce l’arrivée à la maison des Harper. Abigail s’en était doutée en constatant l’allée de cyprès à la fenêtre. Pour autant, à ces mots, elle réalise qu’elle va devoir se confier sur beaucoup de choses, et elle remet en question sa décision d’en discuter avec Louise et Hugh. Il est trop tard pour cela, alors Abigail se décide à poursuivre le plan initial.
Abigail, ma chère ! Que se passe-t-il ? J’étais surprise de voir ta lettre plutôt qu’un mot chez Lady Harold ? Est-ce que tout va bien ? s’exclame Louise en guise d’accueil.
Louise et Hugh attendaient tous deux à l’entrée de la demeure l’arrivée d’Abigail. La plus troublée semble certainement être Louise, car Hugh paraît plus contrarié qu’intrigué par la venue de leur amie.
Je vais bien, Louise, je te rassure. Mais il s’est passé quelque chose et j’ai besoin de votre oreille et de vos conseils, lui dit Abigail.
Bien, je propose que l’on s’installe au grand salon, invite Hugh.
Le grand salon a toujours été intimidant pour Abigail et elle trouve qu’il invite moins aux confidences du petit salon, mais vu la gravité de sa situation, elle imagine que Hugh a dû le mesurer et vouloir prendre cette discussion avec le plus grand sérieux.
Une fois dans le grand salon, Louise s’apprête à sonner la cloche pour faire venir des sucreries et boissons quand Hugh lui demande de s’arrêter. Il ne souhaite pas être interrompu. Cela réconforte Abigail dans l’idée qu’elle sera effectivement très écoutée, mais l’angoisse également car l’ampleur des propos qu’elle va tenir lui semble d’autant plus importante.
Le grand salon est très différent de la dernière fois où Abigail est venue. La piste de danse est maintenant recouverte d’un grand tapis à motif floral. Plusieurs meubles dont les fauteuils en tissus brodés où sont assis les Harper et Abigail sont installés au milieu de la pièce. Les nombreuses colonnes qui longent la pièce sont ornés de rideaux en cachemire. La plupart des statues ont été déplacées. Seules quelques-unes, qui ne sont pas sur les points de passage, sont restées. Avec tous ces éléments, la pièce paraît moins grande, mais aussi moins intimidante pour Abigail. Le regard de Hugh pèse lourd sur elle, mais la main compatissante de Louise lui est tendue. Elle se sent prête à expliquer ce qu’il s’est passé.
Mais, Abigail, je… Je ne m’attendais pas du tout à cela ! dit Louise, manifestement très surprise par la nouvelle.
Malheureusement, je ne peux pas dire que ce soit mon cas. J’avais remarqué le comportement de notre amie envers Abigail, et je me doutais qu’une chose pareille puisse se produire.
Comment ? s’exclament les deux femmes.
Je connais Violet depuis longtemps. Vous vous souvenez certainement du fait qu’elle insiste pour ne pas qu’on utilise son nom de famille ? Cela est lié.
Hugh se renfonça dans son fauteuil, comme pour s’assurer une place confortable pour des mots difficiles à venir.
Violet a déjà eu des relations amoureuses avec des femmes. Ou en tout cas, j’en ai connaissance d’une. Cela ne serait pas un problème si sa famille ne s’y était pas fermement opposée. Il me semble qu’ils ont passé une forme d’accord, qui a permis en partie à Violet d’habiter les terres qu’elle possède aujourd’hui. Mais depuis, je ne l’ai plus entendu se faire appeler par son nom de famille.
Hugh prend une pause avant de reprendre.
J’avais remarqué le comportement de Violet envers vous, ma chère. Ces gestes peuvent paraître anodins à qui ne connaîtrait pas ses penchants, mais ce n’est pas mon cas. Je ne savais dire si les sentiments derrière ces actes étaient sincères, mais au vu de ce que vous venez de nous apprendre, je pense qu’il faut prendre l’affaire avec le plus grand sérieux.
Mais enfin, Abigail est mariée ! intervient Louise.
J’en ai bien conscience. répond Hugh. Abigail, pour votre bien et celui de votre mariage, je n’ai qu’une chose à vous conseiller. Vous êtes venue aujourd’hui en quête de réponse, et voici celle que je vous donne : vous devez impérativement vous éloigner de Violet.

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