Abigail n’arrive pas à savourer le repas.
Lawrence a insisté pour qu’ils aillent dîner chez les Harper, elle suspecte qu’il imagine que de les voir amoureux devrait lui faire voir ce qu’elle a détruit dans son mariage. La simple chose qu’elle remarque, c’est à quel point le repas est fade et sans plaisir.
Le fait de voir Louise ne lui apporte aucun bonheur, alors que sa très bonne amie essaye de se montrer chaleureuse, sans savoir ce qui trouble Abigail.
Elle a la nausée en voyant Hugh. Elle comprend malgré tout ce qui l’a poussé à les dénoncer auprès de Lawrence, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit prête à le voir. Et pourtant, elle se retrouve, las, à devoir écouter la conversation se faire autour du repas.
Elle ne ressent aucune satisfaction et n’a aucune volonté pour essayer de changer les choses avec son époux.
Abigail pourrait essayer d’arranger la situation avec son mari, faire des remarques hypocrites pour entreprendre de stabiliser ce qui a été brisé ou même tenter de le séduire. Rien que l’idée de faire une de ces choses la dégoûte. Tout ça lui semble faux, et ne lui permet pas d’être elle-même.
Elle n’a malgré tout pas le choix, il lui semble.
Le surlendemain, Lawrence décide de forcer le départ du couple du Hampshire. Il le justifie par une affaire urgente qui l’attendrait à Londres, et exige d’Abigail qu’elle l’accompagne. Elle n’aime pas Londres, il le sait, mais elle n’a pas d’autres choix que d’accepter.
Abigail sait très bien qu’il n’a nullement besoin qu’elle l’accompagne et qu’en vérité, sa demande est plus un ordre pour s’assurer de la garder près d’elle et loin des égarements. Ou plutôt : loin de Violet.
Le trajet est long, d’autant plus long que les deux voyagent en silence. Le train a beau permettre un voyage beaucoup plus rapide qu’à cheval ou en voiture, le trajet est exténuant et éprouvant. Pour Abigail, rester seule avec son mari est devenu de l’ordre du supplice. Elle sait qu’elle ne l’a jamais aimé, mais jusqu’ici elle l’avait supporté. Maintenant qu’il est devenu pour elle l’homme qui a brisé ses chances d’amour : elle l'exècre.
Arrivée à Londres, Abigail se sent déjà perdue. Les rues bondées, les cabriolets qui inondent le passage, l’odeur de la fumée des quartiers artisans : tout cela la rebute. Elle ne voit pas la beauté des inventions, de l’architecture ni ne goûte la joie de pouvoir rencontrer tant de personnes. La seule personne qui l’intéressait se trouve à des lieues de là.
La demeure des Valentine sur Londres se trouve dans le West End, comme la plupart des domaines de bonne famille. Beaucoup de nouvelles boutiques ont ouvert depuis la dernière visite d’Abigail. Les rues ont été presque entièrement transformées en l’espace de deux années.
La maison des Harper et celle de Lady Harold ne sont pas loin de là également. Elles sont d’une élégance supérieure aux yeux d’Abigail qui sont maintenant très critiques sur la façade de leur propre maison. La devanture en brique et tuile peinte ne l’attrait plus, d’autant que les volets blancs en bois de chêne. Le reste des colonnes de l’ancienne structure de la batisse sont sans charme. Les vives couleurs du domaine sont d’une nuance de gris à ses yeux. Comme si Violet était la peintresse et qu’elle était partie avec toutes les couleurs de la palette. Abigail aimerait pouvoir dire qu’elle se bat contre son humeur maussade mais la vérité est tout autre : elle est abattue et refuse d’aller mieux.
Elle n’arrive pas à faire mine d’être intéressée quand Lawrence lui propose de l’accompagner aux divers dîners mondains que leur statut leur amène.
Lawrence a même réussi à convaincre Hugh de se séparer de Louise pour qu’elle l’accompagne pendant quelque temps aux soirées, mais Abigail ressent que c’est uniquement pour la surveiller et non pour veiller à son bien-être. Elle n’arrive même pas à se réjouir de la chance d’avoir son amie à ses côtés. La confiance est rompue dans le couple, et ce dans tous les domaines.
Louise l’accompagne à la soirée musicale des Hastings pour essayer de trouver de nouvelles personnes à connaître et surtout se changer les idées. Mais la seule émotion qu’elle a pu ressentir est la colère en croisant Antony. Déjà car il lui rappelait le mauvais souvenir de sa remarque mais aussi car l’unique chose dont il a pu lui parler est de la prétendue impolitesse de Violet lors de la soirée où ils se sont rencontrés. Abigail aurait voulu fondre sur son visage toutes griffes dehors, exprimer sa colère avec une pique verbale acérée, mais rien ne sortit. Le pur mutisme avait envahi son cœur au moment où on lui en avait arraché Violet.
Durant les journées, Abigail fait toujours la même chose. La matinée, elle cherche à combler un vide en exerçant la première activité qui lui vient en tête : lecture, peinture, broderie… Et l’après-midi, c’est régulièrement une sortie avec son amie Louise qui vient occuper ses esprits. Le soir, par moment, une invitation veille à pousser Abigail à sortir avec son mari. Aucun de ces moments ne lui est agréable, mais ce qu’elle refuse le plus c’est de devoir partager la couche de son mari le soir. Il a déjà essayé plusieurs fois de se forcer à elle, mais elle se débat systématiquement de toutes ses forces jusqu’à ce qu’il finisse par abandonner. Elle l’entend le soir sortir rejoindre certainement le premier bordel qui vient. Elle savait qu’il n’était pas saint homme et elle se serait fichée de ses infidélités s’il n’avait pas rompu la sienne.
Abigail ne peut plus supporter cette situation. Elle sent qu’elle a besoin d’évacuer ses sentiments auprès d’un proche et Louise est non seulement une oreille tendue à elle, mais surtout, elle connaît Violet. Ce simple rapprochement l’apaise et l’amène à avouer ses sentiments.
C’est lors d’une balade à Hyde Park que Abigail confie tout ce qu’il s’est passé entre elle et Violet à Louise. Leur premier baiser, sa tentative de refouler ses sentiments, leurs rencontres et les nombreuses lettres. Toutes ces choses qu’elle aurait aimé avoir vécu avec Lawrence mais qu’elle n’a jamais eu et qui sont la base des sentiments qu’elle a développés envers Violet : l’amour. L’amour qu’elle avait tellement envié aux autres, l’amour qu’elle a recherché toutes ses jeunes années et qu’on lui avait promis lors du mariage mais qui n’est jamais venu : ce même amour qui détruit actuellement son mariage par le tort d’avoir voulu le vivre en dehors.
Louise reste muette. Pour elle, le mariage est ce qu’il y a de plus sacré mais parce qu’il est habité par cet amour si fort dont Abigail parle. Elle s’imagine à la place de son amie, coincée dans un mariage sans amour, et qu’elle soit amenée à rencontrer Hugh dans les mêmes circonstances. Elle comprend alors qu’elle n’aurait sans doute pas agi si différemment de celle dont elle tient le bras en ce moment-même. Celle que son mari lui a demandé de surveiller sans même expliquer pourquoi. Celle qui est manifestement emprisonnée dans une cage sans amour. Et ça, Louise ne saurait le tolérer. Pas quand le bonheur de son amie est en jeu. Alors elle dit les mots que Abigail n’osait même pas imaginer :
Vous devez la rejoindre. Ma chère Abigail, vous ne pouvez pas rester ici. Je vous aiderai. Je ne vous laisserai pas condamnée à une vie sans amour.
Dès qu’elles rentrent à la bâtisse londonienne des Valentine, Abigail se précipite à son secrétaire et y récupère papiers à lettre, encrier et plume. Elle se sent conquise d’une énergie nouvelle, comme animée par l’espoir. Elle écrit précipitamment l’adresse de Violet sur l’enveloppe.
Chère Violet,
Je ne peux plus vivre sans vous. J’ai été éloignée à Londres, il me faudra donc du temps pour vous rejoindre mais je compte bien le faire.
Oh, mon aimée, si vous voulez bien de moi, je me retourne vers vous. Je compte prendre une voiture et la précipiter pour arriver le plus vite possible.
Je ne peux plus vivre sans vous. Je n’apprécie plus aucun des plaisirs de vivre depuis qu’on m’a arraché à vos bras. Je vous en prie, il vous faut accepter mon retour sans tarder.
J’ose à peine espérer que vous puissiez m’accepter après la douleur que vous a fait subir Lawrence (je me refuse à l’appeler mon époux). Mais si dans votre cœur, vous avez encore ne serait-ce qu’une once d’affection pour moi, je vous prie d’accepter de m’écouter quand j’arriverais chez vous d’ici quelques jours.
Je vous aime.
Votre Abigail
Elle fait demander une voiture pour rentrer dans le Hampshire le plus tôt possible et confie la lettre à Louise. Elle doit s’enfuir.

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