C’est ainsi, dans une cabane, entourée d’enfants passionnés par Hercule, que je compris la vérité la plus fondamentale et la plus terrible sur le monde où je me trouvais désormais. Les papiers qui brûlent sur Terre arrivent ici, et ils sont considérés comme la parole des dieux, que les prêtres les conservent dans leurs temples. Ils nomment les enfants d’après eux, enfants dont le destin est fixé d’avance.
J’ignorais tout des conséquences de ces révélations, mais je pressentais déjà tout le malheur qui pouvait en découler. Mais que pouvais-je y faire ? Je me contentai de ranger soigneusement cette information avec celles que je possédais déjà, d’essayer de ne plus y penser, ce que je savais être peine perdue, et d’interroger Shârazad un peu plus tard, sans avoir l’air d’y toucher.
- Petite, pourrais-tu me parler des prêtres ? Tu sais que je ne me rappelle plus de rien, hélas…
Elle me répondit placidement, sans que je pusse déterminer si elle était dupe ou non :
- C’est les messagers des dieux. Ils cherchent leurs paroles sur tout Emprèsis et connaissent le destin de tout le monde.
- Emprèsis ?
- Oui. C’est le nom du monde. Même ça, tu l’as oublié ?
Je bégayai, sonnée ; c’était la première fois que j’entendais le nom de ce monde si étrange. Emprèsis.
Comme tout professeur de lettres classiques, j’avais étudié le grec. Et même si je l’avais en grande partie oublié, je me rappelais de ce mot-là, je l’avais sur le bout de la langue, ou plutôt du cerveau… Oui. Emprèsis (prononcez aime-praississe) semblait tiré de ɛµπρησος, emprèsmos. En français, cela signifie incendie, et même, si je ne m’abuse, incendie volontaire. Incendie criminel.
Le doute n’était plus permis. J’étais à Emprèsis parce que j’avais brûlé, comme mes livres et mon appartement, et cela soulevait des questions vertigineuses. Pouvais-je encore mourir ? Et le livre de Suétone que je gardais toujours sur moi, si je l’avais laissé, est-ce que les prêtres l’auraient pris ? Auraient-ils appelé un enfant Néron ? Et cette histoire de destin ? Cet hypothétique Néron d’Emprèsis, tournerait-il comme le Néron original ? Si oui, deviendrait-il un tyran « naturellement » (mais j’en doutais), ou le conditionnerait-on pour cela ? Pour la première fois, je n’osais pas tenter de répondre aux questions que je me posais, je n’osais même pas y réfléchir trop profondément, peut-être parce que je connaissais déjà trop bien les réponses.
- Les prêtres, dit Shârazad en élevant la voix, me ramenant à la réalité, sont au service du Grand Prêtre. C’est lui le chef d’Emprèsis. Du coup, ils viennent acheter not’ bois, et puis le riz et les céréales en Amanglésie, les objets en Italophono-Françaisie…
Cette brève liste me remit en mémoire un souvenir récent.
- Ta mère parlait de la visite d’une prune…
- C’est comme ça qu’on surnomme les prêtres. Parce qu’ils ont toujours des robes violettes. Et leur signe, c’est deux infinis l’un dans l’autre, sauf qu’on dirait des yeux.
Voilà qui m’éclaircissait sur l’identité des quatre cavaliers. Le tableau d’Emprèsis qui se dessinait sous mes yeux malgré moi n’était guère reluisant. Il ne me restait qu’une toute petite chose à vérifier pour le compléter, une déduction que je craignais de confirmer… et certainement avec raison, car c’était également un gros risque. Pouvais-je faire confiance à Shârazad ?
Je la regardai dans les yeux, et elle me rendit calmement mon regard. Ma décision était prise, et je me hâtai de prendre la parole avant que ma résolution ne s’évanouît.
- Donc, les dieux envoient des textes sacrés, qui donnent le destin des gens…
- Et du monde.
- Et du monde. Mais, est-ce que, parfois, ils envoient des…
Oh, c’était si difficile à dire. Comment pouvais-je être sûre qu’elle ne me dénoncerait pas, qu’elle comprendrait, que… Non, je devais me calmer, j’avais décidé de lui faire confiance, et je ne pouvais plus reculer.
- …des êtres vivants ?
- Oui. Ils ressemblent à des humains, mais c’est des démons, qui mettent la foi à l’épreuve. Il faut les tuer tout de suite, sans les laisser parler. Si quelqu’un les entend, même juste un mot, il faut le tuer aussi, parce qu’il est d’venu démon.
Cela sonnait clairement comme une mise en garde. De toute évidence, ma simple présence mettait en grand danger Shârazad, sa famille, et le village entier. Peut-être devais-je partir, pour leur propre sécurité, mais pour aller où ? A moins de faire semblant d’être muette jusqu’à ce que mort s’ensuive, la situation serait la même partout, et je n’avais pas la force de quitter ce village qui était devenu mon chez-moi pour tout recommencer ailleurs.
Je décidai d’attendre. Après tout, à l’exception peut-être de Shârazad, personne ne semblait avoir deviné d’où je venais. Je ne savais pas si les prêtres m’avaient vue lors de mon arrivée, mais si je me cachais dans la forêt lors de la visite de la « prune », tout irait bien, non ? De plus, il y avait fort peu de chances que le prêtre chargé d’acheter le bois eût fait partie des quatre cavaliers qui devaient collecter les papiers… Et puis, que pouvais-je faire d’autre, alors que je n’avais personne vers qui me tourner ?
Je souris en retranscrivant mon raisonnement de l’époque, parce que, vous l’aurez deviné, rien ne s’est passé comme prévu. C’était pourtant certain, que rien n’allait se passer comme je l’avais prévu…
Le matin même de la visite du prêtre, Ahmed reçut l’autorisation de se lever : sa mère lui avait fabriqué des petites béquilles en bois dont il était très fier. Quant à moi, j’annonçai mon intention d’aller me promener dans la forêt.
- Bonne idée, approuva Naïma. Les prunes aiment pas trop la nouveauté, et personne raconte des histoires, par chez nous.
Cela confirmait ce que je pensais : il n’y avait absolument aucun accès à la culture, et tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un livre était banni. La Vie de Néron semblait brûler sous ma robe.
Les enfants reçurent pour consigne stricte de ne pas traîner dans les jambes des adultes et Shârazad m’expliqua à voix basse :
- Le prêtre fixe le prix du bois en voyant ce que les adultes ont coupé. S’ils ont pas le quota minimum, ils reçoivent pas d’argent.
Je comprenais mieux à présent pourquoi ils commençaient à travailler de plus en plus tôt et revenaient de plus en plus tard ces derniers temps.
Je partis donc dans la forêt, mais je restai non loin de la maison ; c’était plus fort que moi, la curiosité me taraudait. Cachée derrière les arbres, je vis le prêtre entrer derrière Mohammed et Naïma. Il était grand et maigre, avec une chevelure rousse coupée court et un grand nez.
Tant pis, il fallait que je sache. J’étais parfaitement consciente d’être en train de faire une bêtise, mais le besoin impérieux de connaître mon sort et celui de mes bienfaiteurs était le plus fort.
Je me rapprochai de la maison avec un luxe de précautions et j’entrai dans la chambre par la fenêtre. Pour ceux qui se posent la question : oui, il est possible pour une vieille dame d’entrer par la fenêtre quand celle-ci n’est pas trop haute, et à condition de ne pas être pressé.
J’avançai vers la porte à pas de loup et y plaquai mon oreille. J’entendis le craquement de la vieille chaise de Mohammed, ainsi que des voix.
- … entendu parler d’une vieille dame qui vit chez vous et qui… raconte des choses à vos enfants ?
- Oui, c’est une petite vieille qui n’a plus toute sa tête. Elle leur dit des sottises, ça les fait rire et ça les occupe, dit Mohammed d’un ton apparemment détendu.
Un bruit derrière moi me fit sursauter avec violence. Si quelqu’un me surprenait, je risquais vraiment de gros ennuis, voire pire… C’était une véritable folie que d’être revenue ici, mais il n’était plus temps d’y penser, et je me retournai lentement. Shârazad entrait par la fenêtre à son tour. Allait-elle me dénoncer ? Mais non : elle me fit signe de me taire et mit également son oreille contre la porte. Rassurée, je m’écartai pour lui faire de la place, fis de mon mieux pour ignorer les battements de mon cœur et me remis à écouter.
- Il y a quatre ou cinq mois, je dirais… hésitait Naïma.
- Quatre, ou cinq mois ? demanda le prêtre.
Sa voix me faisait froid dans le dos : il restait courtois, presque badin, mais sa question appelait une réponse avec une fermeté qui couvrait mal sa cruauté.
- Sais plus.
- Je vous rappelle, dit-il nonchalamment, que je suis en mesure d’augmenter les quotas…
En face de moi, Shârazad contracta la mâchoire.
- Voyons chérie, intervint Mohammed, faussement jovial, c’était il y a quatre mois, tu te souviens pas ? Elle était arrivée le jour où il avait beaucoup plu.
- Comme c’est étrange, susurra le prêtre, il y a quatre mois, on a eu un arrivage de textes sacrés tout près d’ici…
- Sûrement pas, ô Sainteté ! se récria Naïma. La vieille est peut-être folle, mais elle est bien de chez nous !
- Nous allons voir. Conduisez-moi à elle, je vous prie.
Je restais stupidement immobile, tétanisée par ce que je venais d’entendre.
Comments (0)
See all