Notre périple vers le Sud dura plusieurs semaines : il nous fallut traverser la moitié de l’Arabophonie, un bras de mer, puis l’ensemble de l’Amanglésie. Les villes et villages dans lesquels nous passions avaient l’obligation de nous fournir de quoi manger, mais s’ils nous voyaient à nouveau, ils avaient le droit de nous tuer. Le but de cette règle était bien sûr d’empêcher les traîtres de s’installer dans un autre pays au lieu de poursuivre leur voyage, mais dans les faits, elle permettait surtout aux locaux de nous chasser comme des animaux si l’envie leur en prenait. Nous ne pouvions jamais nous attarder et dûmes nous cacher, plusieurs fois, mais nous n’eûmes heureusement pas d’ennuis plus graves.
Je vais vous passer les détails ennuyeux de ce voyage pour aborder directement le plus intéressant, c’est-à-dire notre arrivée en Ville.
C’est une étrange sensation que de voir, au bout de la plaine, une ville qui ressemble à un tas de ruines, et d’avancer vers elle en sachant qu’on est supposé y passer le reste de sa vie. Je présumai que ce devait être nettement plus triste et inquiétant pour Shârazad que pour moi. Comme en écho à cette pensée, elle me prit la main et nous continuâmes à avancer sans un mot.
La Ville Sans Nom (que ses habitants appellent simplement la Ville) est presque à l’extrême Sud du monde, à cheval sur l’Amanglésie (à l’ouest, où coule une rivière) et le Désert de Cailloux, qui appartient à la Suédislanfinorvérroisie. Petit aparté : la première fois que j’ai entendu ce nom de pays à coucher dehors, j’ai demandé pourquoi on ne disait pas plus simplement « Le pays des peuples du Nord ». On m’a répondu : « Ca n’a pas de sens, ils habitent tout au Sud d’Emprèsis ». Appelez-les comme vous voudrez.
En somme, à l’exception de la rivière à l’Ouest et de l’océan au Sud, il n’y a rien à des kilomètres à la ronde de la Ville. Elle est fortifiée par des remparts qui tombent en morceaux, et ne comporte qu’une seule porte, qui n’est jamais verrouillée. Ironiquement, c’est la seule ville du pays où on ne trouve pas un seul prêtre. Pensez-vous, leur fameuse sainteté s’en trouverait endommagée.
Une fois devant la porte monumentale, nous restâmes immobiles quelques instants, nous tordant le cou pour apercevoir des bribes de maisons et de tourelles par-dessus les remparts. Mon regard revenait sans cesse à la porte. Elle était en bois sombre et épais, patinée par le temps, et couverte de motifs sculptés abstraits à moitié effacés.
- Ca sert à rien, dit brusquement Shârazad. Entrons.
Elle poussa le battant et la porte s’ouvrit, incroyablement facilement au vu de sa taille, puis nous entrâmes.
L’intérieur était fidèle à la vision que nous en avions eue : des dizaines, des centaines de bâtiments plus ou moins en ruine, qui étaient tous en pierre grise provenant du Désert de Cailloux, mais dont l’architecture était pour le moins hétéroclite. On eut dit que quelqu’un avait tenté de reproduire des styles gothique, baroque ou classique sans jamais en avoir vu de sa vie : tourelles et petites cathédrales côtoyaient gargouilles, bas-reliefs, frontons et colonnettes. Cependant, la plupart des maisons avaient été construites à partir des matériaux tombés de ces bâtiments, de façon assez approximative.
Le mélange des styles groupé à la géométrie pour le moins bancale des rues et bâtiments conférait à l’ensemble un aspect onirique et … déroutant. Je n’aurais pas été jusqu’à dire « hostile », mais déroutant, certainement.
Je me demandais qui pouvait bien avoir construit tout cela, étant donné que tout savoir était confisqué par les prêtres depuis des dizaines d’années au moins – et plus probablement de siècles. Les maisons construites par les habitants à partir des matériaux plus anciens étaient loin d’avoir leur niveau technique, donc le savoir architectural ne s’était pas transmis, et je doutais fort que les prêtres eussent pris la peine de construire la ville eux-mêmes. D’ailleurs, elle ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu voir, ni en Arabophonie, ni en Amanglésie.
Nous avançâmes le long d’une rue tortueuse et débouchâmes sur ce qui devait être la place centrale au bout d’une dizaine de minutes. C’est là que nous vîmes pour la première fois les habitants de cette étrange ville.
Des hommes, des femmes et des enfants plus ou moins crasseux étaient assis par terre, et mangeaient, buvaient ou fumaient devant des feux de camp. Je repérai des mendiants, des prostitués des deux sexes et quelques infirmes, ainsi qu’une grande horloge dans un coin, beaucoup de saleté et un nombre incalculable de poux. On se serait cru en pleine Cour des Miracles, et je me demandai fugacement qui en était le roi. Par ailleurs, je n’avais vu aucun champ, aucune culture, ce qui me laissait songeuse quant aux possibilités de se nourrir. Naturellement, je n’en dis rien à Shârazad. La petite se serrait contre moi et semblait assez effrayée comme cela, bien qu’elle s’efforçât de le cacher.
- Qu’est-ce qu’on fait ? me chuchota-t-elle.
Voilà qui était une excellente question, qui me fit commencer à réfléchir. Nous venions d’arriver, nous avions assez de provisions pour tenir quelques jours, mais ni toit ni moyen de subsistance, et de surcroît nous ignorions tout des règles de l’endroit. Or, je n’étais pas sans savoir qu’Emprèsis était soumis à des règles bien précises, et je doutais que la Ville Sans Nom fût une exception à la règle, ce qui excluait toute improvisation imprudente.
Nous n’avions donc guère le choix. Je m’approchai de la première personne dont je pus supporter l’odeur et dis :
- Excusez-moi, nous venons d’arriver, et nous ne savons comment les choses fonctionnent ici.
Aucune réaction. J’avais posé ma question en arabe, je réessayai donc en français. Mon interlocuteur leva alors la tête : c’était en fait une jeune femme, aux longs cheveux emmêlés.
- C’est facile. Vous pouvez vous installer où vous voulez, y a largement assez de bâtiments vides ici. Pour le loyer, c’est plus compliqué, ça dépend vraiment d’à qui le coin appartient. Mais faut pas trop vous inquiéter pour ça, quand il faudra payer, on vous le dira. Sinon, ici c’est la Place, y a pas mal de monde qui se réunit pour passer le temps.
Je la remerciai et nous commençâmes à déambuler dans les rues à la recherche de notre nouveau logis, moroses. La vision de la Place ne nous avait absolument mises en confiance au sujet de la Ville, et aucune de nous deux ne tenait à avoir pour voisins les gens que nous venions de voir. Par ailleurs, savoir que le loyer variait selon les endroits et ignorer en quoi il consistait n’était pas fait pour me rassurer.
Les rues étaient assez peu fréquentées, mais jamais désertes. Alors que nous observions la façade d’un bâtiment semblable à un ancien hôpital, indécises, un passant s’arrêta et fit mine de contempler une tour décrépie, derrière nous.
- C’est plutôt bien famé, comme quartier. Les gens se lavent de temps à autre, et loyer n’est pas excessif.
Nous nous étions retournées en entendant sa voix, mais l’inconnu restait dos à nous. C’était un jeune homme de haute taille, aux cheveux bruns ondulés, qui portait une cape déchirée.
- Oui, si j’étais nouveau en Ville, je n’hésiterai pas à m’installer ici.
Je jetai encore un coup d’œil à la façade de « l’hôpital », tout en longueur, avec des fenêtres en arcs bizarrement petites et des frises sculptées. Quand je me retournai à nouveau, il n’y avait plus personne.
- Il s’est moqué de nous, hein ? me demanda Shârazad, sensible au ton de l’inconnu.
- Sans aucun doute, répondis-je en examinant la porte.
Pourquoi nous avait-il parlé ? Avait-il un quelconque intérêt à ce que nous logions ici, ou proposait-il simplement son aide ? Après mon accueil au village, je ne pouvais douter que les gens fussent capables d’une aide généreuse et bienveillante, mais ce n’était pas vraiment l’impression que donnait l’ambiance de la ville. Les gens semblaient pressés, peu souriants, peu propres, et très seuls. Pouvions-nous nous fier à cet homme ?
- Tu crois que des gens parlent arabe, ici ?
L’angoisse qui perçait dans la voix de Shârazad me sortit de mes tergiversations. Il était vrai que je n’avais parlé et entendu que français depuis notre arrivée.
- Sûrement, les traîtres viennent de tout Emprèsis, non ? On essaiera d’en trouver. Et si beaucoup de gens parlent français, je pourrais te l’apprendre, et d’ici-là te traduire tout ce qui se dit.
Elle acquiesça gravement et demanda avec espoir :
- On va habiter là, alors ?
- Je ne sais pas. Je me méfie de ce monsieur et de ces histoires de loyer, alors je préfèrerais pouvoir vérifier les conséquences si on s’installait ici.
- Il faut bien qu’on aille quelque part de toute façon, alors pourquoi pas ici ? Allez, viens, on va voir l’intérieur !
Je la suivis, quelque part soulagée qu’elle eût pris la décision à ma place, ce qui était absurde. Nous n’avions guère le choix, car nous ne pouvions faire autrement que de croire sur parole les personnes que nous avions croisées. De plus, comme l’avait si bien dit Shârazad, il fallait bien que nous allassions quelque part. La nuit n’allait pas tarder à tomber, nous étions toutes les deux fatiguées et le voyage n’avait pas fait grand bien à mes rhumatismes.
La petite était partie en courant, rayonnante, explorer notre nouveau logis, et je me laissais peu à peu gagner par son enthousiasme, dans une certaine mesure, naturellement. Malgré toutes les incertitudes menaçantes qui demeuraient, nous avions enfin un chez-nous.
Nous passâmes les trois jours suivants à aménager les quelques pièces que nous avions décidé d’occuper, à savoir la cuisine, les deux chambres les moins vétustes, un salon et un réduit en guise de salle de bains. A défaut d’eau courante et d’électricité, nous utilisions un puits situé à quelques rues de chez nous et de vieilles lampes à huile trouvées dans le grenier.
Nous nous amusions à explorer le reste de l’immense bâtiment, à récupérer les meilleurs meubles et à les disposer de façon à masquer les taches de moisi ; les plus délabrés servirent de bois de chauffage. Je consacrais le reste de mon temps à discuter avec Shârazad, à lui raconter ma vie sur Terre, lui enseigner des rudiments de français, ce qui l’amusait beaucoup, sans oublier des épisodes mythologiques qui me ravissaient autant qu’elle.
Encore aujourd’hui, ces trois jours restent un de mes meilleurs souvenirs d’Emprèsis. Nous vivions dans une bulle confortable, sans jamais évoquer le dehors et nous suffisant à nous-mêmes.
Notre dernière soirée avant l’intervention du monde extérieur fut la moins plaisante. Nous venions de finir nos provisions, et, sans avoir besoin de le mentionner, nous savions que nous devrions sortir le lendemain. Nous restâmes longtemps dans le salon à regarder le feu, sans parler, Shârazad allongée tête en bas sur son petit fauteuil bleu, et moi confortablement assise dans mon grand fauteuil rouge à oreilles. Je récapitulais sans cesse dans ma tête le peu que je savais de la Ville et ce que j’en avais vu, et je savais que Shârazad à sa manière faisait la même chose. J’étais très angoissée par tout ce que j’ignorais, et j’en venais presque à souhaiter être déjà dehors. Presque.
Nous allâmes ensuite nous coucher sans entrain. Néanmoins, abstraction faite des odeurs de moisi de mon matelas, j’adorais dormir à nouveau dans un lit.
Au moment précis où je me faisais cette réflexion, je me rappelai que la dernière fois que j’avais eu ma propre chambre, j’avais failli mourir dedans.
Fabuleux, comme si les angoisses ne suffisaient pas, j’avais désormais un motif supplémentaire d’insomnie.
A peine dix minutes plus tard, j’entendis du bruit dans le salon, et je me levai, étonnée. Peut-être Shârazad avait-elle besoin de quelque chose ? En marchant dans le couloir, je vis la porte de sa chambre s’ouvrir et la fillette en sortit. Nous nous regardâmes : il y avait quelqu’un chez nous !
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