Le lendemain matin, l’air était vif et frais et le ciel dégagé. Beaucoup de gens marchaient d’un pas pressé, et nous étions nombreux à nous diriger vers le port, au Sud de la Ville. Je compris vite que c’était un des rares endroits où l’on pouvait trouver du travail.
J’avais longuement tergiversé à suivre le conseil de Lorenzo, mais je n’avais pas vu d’autre solution, ce qui me déplaisait souverainement. Lorsque j’avais parlé de mes hésitations à Shârazad, elle avait semblé perplexe. « Je comprends pas pourquoi tu te méfies autant. Moi, je l’aime bien. Et de toute façon, on a pas la choix, donc on le fait, c’est tout. C’est ça, la vie ».
Ou comment prendre une leçon de stoïcisme de la part d’une gamine de quatorze ans…
Au bout des quais étaient amarrés des bateaux pour le moins variés. Des coques de noix à moitié pourries côtoyaient des jonques, des caravelles, des bateaux dignes de L’Île au Trésor, mais aussi des bateaux de plaisance, des catamarans et des péniches capables de rivaliser avec ceux qu’on trouve actuellement sur Terre.
La foule était extrêmement dense, alors Shârazad me prit la main et nous tentâmes de progresser en direction des quais. A ma grande surprise, on n’entendait plus un mot de français, mais principalement de l’espagnol et de l’arabe, et parfois un peu de russe.
Quand Shârazad vit un grand bateau en bois au pavillon vert brodé d’un arbre, elle sourit et me tira vers lui.
- C’est ces bateaux qui transportent le bois jusqu’à la capitale ! m’expliqua-t-elle. C’est un grand honneur.
Je souris et me dis qu’après tout, nous pouvions bien commencer nos recherches par un bateau arabophone.
Quand nous arrivâmes vers le navire, des marins et des employés étaient en train de décharger des troncs entiers. Shârazad pâlit à la vue de ce spectacle et cria :
- Qu’est-ce que vous faites ?
- On décharge, répondit le marin le plus proche, un grand homme Noir au fort accent espagnol. Pousse-toi, petite, les planches vont pas se couper toutes seules.
Je voulus lui demander des explications, mais je n’en eus pas le temps.
- C’est vous ! C’est vous, les bandits, c’est votre faute, c’est à cause de vous qu’on est pauvres !
Avant que je ne pusse faire un geste, Shârazad m’avait lâché la main et se ruait vers le pauvre matelot. Elle se jeta sur lui et il en laissa tomber son tronc, qui roula à terre, puis ils tombèrent tous les deux au sol. Je vis Shârazad le bourrer de coups de poings avant que la foule qui se pressait sur les quais ne la dérobât à ma vue.
Mais pourquoi avait-elle attaqué ce matelot ? Ce n’était pas logique, depuis que je la connaissais, elle avait toujours fait preuve de calme, de discrétion, et parfois d’une sagesse surprenante pour son âge. Ce comportement était aux antipodes de ce dont nous avions l’habitude dans notre fonctionnement commun – et même dans son fonctionnement personnel, sauf erreur de ma part.
Qu’est-ce qui avait bien pu la pousser à se conduire ainsi ? Avait-elle déjà rencontré ce matelot ? Pourquoi l’avait-elle accusé de… de quoi, déjà ? De l’avoir rendue pauvre ?
Cela n’avait aucun sens, la situation m’échappait totalement et je…
- On peut savoir ce qui se passe, ici ? grogna quelqu’un, d’abord en espagnol, puis en arabe.
Désorientée, je levai la tête ; une femme entre deux âges venait de sortir de sa cabine. Dotée d’un fort embonpoint, elle portait une longue robe rouge, de vieilles bottes et de longs cheveux noirs.
Je repris mes esprits et me dirigeai vers Shârazad, que le marin, qui saignait du nez, tenait éloignée de lui à bout de bras. Trop petite pour l’atteindre, elle le griffait en pleurant de rage.
Commençant à peine à prendre conscience de ce qui venait de se passer, je la pris par les épaules et l’écartai d’autorité.
- La fille m’a attaqué, Cap’taine, dit respectueusement le matelot en s’essuyant le nez du plat de la main.
- Allons bon. Mademoiselle, j’apprécierais grandement de savoir pourquoi MON matelot saigne du nez.
La syntaxe de la phrase, comme l’accent avec lequel elle était prononcée d’ailleurs, était impeccable : le mécontentement de la locutrice était tout à fait perceptible. L’inquiétude me submergea d’un seul coup tandis que je faisais de mon mieux pour saisir l’exact degré de gravité des ennuis dans lesquels nous étions plongées. La capitaine était-elle influente ? Pourrions-nous négocier avec elle, sachant que nous ne possédions rien et n’avions pas de travail ? Et Shârazad qui avait… Mais moi, pourquoi n’avais-je pas…
- Vous transportez du bois, dit Shârazad, la haine brillant dans ses yeux. Vous êtes pas aux ordres des prêtres, puisque vous déchargez ici. C’est vous, les bandits qui volent le bois, c’est à cause de vous que les quotas augmentent chaque année et que les Arabophones vivent dans la misère !
Ceci expliquait donc cela. Que Shârazad fût capable d’un tel déchaînement de violence me laissait toujours pantoise, mais au moins j’étais rassurée quant à sa santé mentale et ses raisons d’agir. Mais moi, pourquoi…
- Rectification, lança froidement la capitaine.
Je m’efforçai de rester concentrée sur son discours, ce n’était pas le moment de manquer encore quelque chose d’important, surtout si… Non, chut, écoute Constance, tu t’inquiéteras plus tard, un peu de méthode, tu le sais, il faut toujours régler un problème après l’autre.
- C’est à cause des prêtres que vous vivez dans la misère, je te rappelle que c’est eux qui fixent les quotas et pas moi. Et apprends, petite, que si tout le monde suivait les règles des prunes, ce port serait vide. Vous crèveriez tous de faim et le reste du monde avec. C’est l’économie clandestine qui maintient à flot l’économie officielle – je ne vais pas rentrer dans les détails, ce serait trop compliqué pour une petite casseuse de nez dans ton genre.
Voilà qui était intéressant à savoir ; maintenant il fallait que je trouve un moyen de clore l’affaire au plus vite, en espérant qu’on ne nous réclamerait pas de dédommagements – ou du moins, pas trop.
- L’est pas cassé, m’dame, précisa respectueusement le matelot.
- Tant mieux, dis-je précipitamment, saisissant l’occasion. Merci pour l’explication et excusez-nous du dérangement. Il faut que nous y allions à présent. Viens Shârazad, il est temps de trouver cette Marina.
Je fis résolument demi-tour, souhaitant éloigner la petite rapidement, afin de la calmer et de faire le point avec elle sur cette déplorable histoire. Mon esprit n’étant plus focalisé sur la capitaine, je ne cessais de redécouvrir ce qui venait de se passer, et je me sentais pour le moins honteuse.
- Minute, la vieille. Marina, c’est moi.
Je me figeai net. Non, ce n’était pas possible, nous ne pouvions pas avoir offensé l’unique personne du port dont nous avions un besoin absolu…
Inutile de tergiverser au sujet du possible et de l’impossible. Il était de notre devoir à toutes les deux d’assumer et ce qui s’était passé et ce que nous voulions ; c’était la moindre des choses au regard des dommages que nous venions de causer.
- Nous cherchons du travail.
Je vis s’épanouir un sourire moqueur sur les lèvres de Marina, qui s’apprêtait visiblement à lancer une pique bien sentie – et bien méritée, alors je m’empressai d’ajouter :
- Nous venons de la part de Lorenzaccio.
Le visage de la capitaine changea instantanément.
- Lorenzaccio, cet immonde bâtard ! cria-t-elle – assez fort pour que la moitié du quai se retourne, ce qui était un exploit au vu de la confusion ambiante. Bien sûr, bien sûr ! Quand il s’agit de réclamer les faveurs qu’on lui doit, il y a du monde, mais dès qu’on parle des siennes, plus personne ! Et dès le lendemain, en plus !
Ainsi il utilisait une de ses propres « faveurs » pour nous, il était donc suffisamment impliqué et confiant vis-à-vis de nous. Un point pour lui, néanmoins il fonctionnait de toute évidence à travers un système d’échange ; sa bienveillance, si elle était réelle, n’en attendrait pas moins quelque chose en retour. Toute la question était de savoir quoi.
Marina nous dévisagea.
- Du boulot pour une gosse écervelée et une mémé, franchement, que je sois pendue si je sais ce qu’il a derrière la tête.
Je faillis répliquer en entendant le mot « mémé », mais je me retins à temps et ravalai ma fierté. Même si cette femme avait fait preuve d’un évident manque de respect, il était hors de question de me la mettre davantage à dos, d’autant plus qu’il y avait autre chose que je voulais savoir.
- Excusez-moi… Si ce n’est pas indiscret… Pourquoi deviez-vous une faveur à Lorenzaccio ?
Cela me semblait un bon point de départ pour comprendre le fonctionnement de notre étrange bienfaiteur, si tant est que Marina jouât le jeu.
- Et bien, d’habitude je ne parle pas de ma sexualité en public, mais si vous voulez savoir, j’ai parié qu’il n’arriverait pas à me faire jouir. Et j’ai perdu.
Je m’empourprai et jetai un coup d’œil vers Shârazad, qui semblait étonnée, mais pas gravement choquée, heureusement. Non mais vraiment, devant une petite jeune fille à peine sortie de sa campagne !
L’expression mi-gênée, mi-résignée des marins qui travaillaient pour elle me laissa penser que Marina avait effectivement l’habitude de parler de sa sexualité en public.
- Un conseil : ne pariez jamais avec lui.
- Aucun risque, marmonnai-je.
Elle ne sembla pas relever cette pointe de sarcasme (oh ! si peu !) et poursuivit :
- Bon, je vous explique le boulot. Y a des cordes à tresser et des voiles à ourler. Le matos est empilé ici. Vous pouvez l’emmener pour faire le travail chez vous, ou n’importe où, je m’en fiche. N’essayez pas de me voler, ce serait parfaitement stupide. Ah, et si jamais l’envie de cogner quelqu’un de deux fois plus gros que vous vous prend encore, je suis à votre disposition. Je n’ai rien contre une bonne bagarre, surtout quand je suis sûre de gagner.
J’écartai soigneusement ce qu’elle venait de dire et m’approchai des fibres de cordages et des grands morceaux de toile, croyant à peine à notre chance. J’étais en train de me demander s’il était pertinent d’évoquer le salaire que nous recevrions, quand Shârazad posa la question.
- Vous venez tous les matins avec ce que vous avez fait. Je paye une demie-trifule la corde, trois trifules la voile. Je préviens au cas où : je préfère faire ça ici plutôt que d’en commander en Italophono-Françaisie parce que ça me revient moins cher sans les taxes aux prunes. Comme ça, mon chantier naval d’Hispanolia prospère. C’est ce qu’on appelle le commerce.
Je n’avais encore jamais entendu le nom de la monnaie emprèsisienne, et je le jugeai étrange. Il ne figurait d’ailleurs dans aucun des livres que j’avais lus, j’en avais la certitude.
Shârazad ne dit rien et nous prîmes de quoi faire deux voiles et une demi-douzaine de cordages avant de repartir vers notre maison, passablement démoralisées.
Bien. Maintenant, il était temps de penser, de se calmer et de reprendre les choses, point par point. Toute la ville vivait visiblement de commerce illégal – et certainement très lucratif pour les marchands comme Marina. Compte tenu de l’omniprésence des quotas et de la division du travail par pays, on pouvait raisonnablement en déduire que le système officiel était proche de ce qui avait pu se faire en URSS.
Cette hypothèse, cohérente avec la liste d’allégeances que nous avait dressée Lorenzaccio, pouvait raisonnablement être validée.
Par ailleurs, ce que Marina nous avait dit sur, hum… les relations qu’ils entretenaient corroborait ce que je pensais du personnage – ou du moins, de ce que le personnage nous avait donné à voir, j’avais de sérieux doutes sur sa capacité à être sincère et à se dévoiler.
Cela me faisait deux bonnes choses d’éclaircies rationnellement. Ne restait que le plus difficile, à propos duquel j’avais fait de mon mieux pour penser le plus tard possible – ce qui n’avait très bien pas marché, naturellement. Les choses importantes ont légèrement tendance à être obsédantes, c’est dans leur nature.
La petite dont j’avais la charge s’était battue avec un homme « deux fois plus gros qu’elle » comme disait Marina, et je n’avais rien, strictement rien fait.
- Pourquoi tu es pas intervenue ? demanda Shârazad, comme en écho à mes pensées.
Je réfléchis un instant, mais pour quelqu’un qui tentait d’analyser rationnellement les faits, cela me sembla bien difficile à expliquer :
- Parce que je ne comprenais pas ce qui se passait. La situation m’échappait, alors je ne savais pas quoi faire. J’essayais juste de comprendre.
Ce fut en le disant que je me rendis compte d’à quel point cet « argument » était faible. Il n’en était pas moins vrai, ne pas comprendre était pour moi quelque chose d’effrayant, alors j’essayais encore et toujours.
Mais pourquoi cela m’empêchait-il d’agir ? Pourquoi, je le savais, n’importe qui d’autre aurait instinctivement réagi et moi non ? Je me détestais pour cela. Et si le marin, au lieu de tenir Shârazad à distance, avait sorti un couteau ? L’aurais-je laissée se faire tuer ?
- Toi, tu es pas une adulte ordinaire.
Pas une once de reproche n’était présente dans sa voix, mais je ne me sentis pas mieux pour autant.
Un peu plus tard, nous arrivâmes dans notre rue, juste à temps pour assister à une monumentale explosion.
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