Shârazad rentra quelques heures plus tard en portant de quoi travailler pour le reste de la semaine, avant d’étaler le tout par terre et de plier soigneusement les futures voiles.
- C’était sympa aujourd’hui. Jia Baoyu m’a montré comment monter sur le toit des bâtiments de la place et on a mangé des abricots secs. C’est Marina qui nous les a donnés, et puis elle nous a traités de petits merdeux, je crois qu’elle nous aime bien. Jia l’aide de temps en temps sur le bateau.
Elle empila soigneusement les voiles et posa les futurs cordages parfaitement enroulés au-dessus.
- Sinon un petit a failli se faire attraper en prenant des saucisses. On a dû courir un peu. On est passés voir Jésus aussi, c’est drôle comme il écoute, on dirait qu’il comprend tout et qu’il sait toujours ce qu’il faut dire.
Elle fit la moue en voyant les morceaux de fil qui jonchaient le sol, traversa le salon et prit le balai.
- Les prostituées ont voulu me donner un vêtement aujourd’hui, mais il faut toujours refuser. Les gens de la Garde avaient l’air agité et le fils de Soundiata est malade… Mmh, qu’est-ce qui s’est passé d’autre, aujourd’hui… Non, rien. Je crois que Jia Baoyu a des soucis, mais je vais attendre encore un peu avant de lui poser des questions.
Elle avait des mouvements gracieux en passant le balai.
- Constance ?
J’étais toujours dans mon fauteuil et je la regardais.
- Je vais t’apprendre à lire.
Elle sembla déstabilisée.
- C’est décidé ? Je n’ai pas mon mot à dire alors que ça me concerne ?
Je ne tins pas compte de son ton peiné et me contentai de lui expliquer les raisons que j’avais de ne pas l’avoir pas l’avoir consultée au préalable :
- Tu ne perdras plus aucune histoire. Tu auras toujours un endroit où aller. Et comme tu sauras aussi écrire, tu disposeras toujours d’un espace de liberté parfaite et totale. Voilà pourquoi j’ai jugé que tu serais d’accord.
Elle me regarda un instant et je me demandai ce qui se passait derrière ses grands yeux noirs. Je me rendais compte que je l’avais brusquée et j’espérais qu’elle ne m’en tiendrait pas rigueur.
- Alors je serais une déesse ?
- Évidemment.
Je repoussai avec une sorte de joie vengeresse le souvenir de ma mère hurlant au blasphème et poursuivis :
- Comprenons-nous bien : tu ne deviendras pas vraiment immortelle et tu ne seras pas vénérée. Par contre… Je t’ai déjà dit que dans mon monde, les gens savent tous lire et écrire. Ne t’y méprends pas, c’est ce que je souhaite à tout le monde, mais je pense que c’est Emprèsis qui a compris de quoi il s’agissait vraiment. Quand tu écris, tu es Dieu.
J’étais loin d’être sûre qu’elle avait compris et je me demandai si je n’avais pas été trop autoritaire, ou trop présomptueuse, ou « trop » de quelque manière que ce fût, mais elle hocha la tête. Il n’y avait rien de plus à dire ; elle posa son balai et nous nous mîmes au travail.
L’incident suivant se produisit environ une semaine après, un jour où Shârazad était partie en Ville depuis plusieurs heures. J’avais relu pour la énième fois la Vie de Néron, qui trônait désormais bien en évidence sur la cheminée et j’étais en train de terminer un cordage quand on frappa à la porte. Je posai mon ouvrage et allai ouvrir.
- Bonjour, me dit un jeune homme. J’ai tenu à vous ramener Shârazad, mais ne vous en faites pas, ce n’est rien de grave.
Naturellement, je m’inquiétai immédiatement. Derrière lui, la petite se tenait debout sur un pied et me sourit faiblement.
- Que s’est-il passé ?
- C’est une longue histoire, marmonna-t-elle. Je me suis foulé la cheville, mais Jésus m’a mis un bandage.
Le jeune homme était donc le fameux Jésus, et il ne me parlait pas de mes péchés, pour ma plus grande satisfaction. Quand je regardai mieux son visage, je me demandai comment je ne m’en étais pas doutée plus tôt. Par une incroyable coïncidence, il était la copie conforme du Jésus tel qu’on se l’imagine et tel qu’il est toujours représenté dans l’iconographie chrétienne : cheveux bruns ondulés et mi-longs, barbe, tout y était. Le vieux crucifix de ma mère semblait ressuscité (excusez le jeu de mots, c’était irrésistible) en chair et en os. Seuls les vêtements tranchaient, puisqu’il portait une tunique verte usée, un pantalon gris et des bottes en cuir, ce qui était somme toute assez éloigné du manteau blanc et des sandales.
- Ca va, Madame ? On dirait que vous avez vu un fantôme.
- Vous ne croyez pas si bien dire. Merci beaucoup en tout cas d’avoir ramené Shârazad. Voulez-vous prendre le thé avec nous ?
Sur les conseils de Scarlett, je m’étais procuré au port un grand sac de feuilles de thé importées en contrebande de Slavophonie Russocyrillique, et je n’avais jamais regretté ce choix.
Il accepta et discuta avec nous pendant environ une demi-heure, avec une douceur et une prévenance peu communes. Heureusement, d’ailleurs, car il semblait deviner systématiquement ce que nous allions dire et y répondre de la façon qui nous plairait le plus. Si cet homme avait été malveillant, il aurait obtenu extrêmement facilement un terrible pouvoir politique.
Paradoxalement, il me rappelait beaucoup Lorenzaccio, car si les deux hommes étaient aux antipodes l’un de l’autre, ils se ressemblaient énormément. Jésus avait environ dix ans de plus que Lorenzaccio, était plus grand et légèrement moins maigre que lui. Leurs cheveux étaient semblables tant par la couleur que par la coiffure, et ils dégageaient l’un comme l’autre une impression de solitude. Cependant, alors que Lorenzaccio prenait un malin plaisir à jouer avec son auditoire, à le déstabiliser, à prendre des postures plus théâtrales les unes que les autres, et, disons-le, à être agaçant, Jésus était incroyablement compréhensif et à l’écoute. Il était même difficile de s’imaginer être en colère contre lui, et je me demandai à quoi il pouvait bien penser quand il était seul.
Je ne savais pas vraiment quoi penser de lui et ne pouvais m’empêcher de trouver une telle gentillesse légèrement suspecte. Quoi qu’il en soit, cet homme n’était pas normal, c’était une certitude, mais après tout, qui l’était ?
Je le raccompagnai à la porte et nous nous saluâmes, puis je retournai auprès de Shârazad. Elle s’agitait sur son fauteuil en triturant sans relâche la feuille sur laquelle elle avait recopié l’alphabet. Classique.
- Je pense que c’est inutile, tu n’arriveras pas à te concentrer.
Sans me regarder, elle hocha la tête et se mit à raconter.
Shârazad était partie de bonne heure et elle espérait voir Jia Baoyu, donc elle se dirigea vers la place. Comme à son habitude, elle passa sur la pointe des pieds devant le mendiant endormi, salua gaiement deux prostituées qu’elle connaissait de vue, contourna trois tas de gravats – par la gauche, la droite, puis de nouveau la gauche – et prit le temps de regarder la grande horloge que Scarlett avait construite. Elle la trouvait très impressionnante et avait hâte de découvrir à quoi pouvait ressembler un moteur à explosion.
Jia Baoyu était un peu plus loin et discutait avec un groupe d’adolescents plus âgés que Shârazad. De loin, elle voyait sa main enrouler de longues mèches de cheveux autour de ses doigts, encore et encore, inlassablement. C’était un signe de nervosité, elle le savait et pressa le pas, quand soudain Jia Baoyu s’enfuit en courant, le groupe sur ses talons, les yeux agrandis par la peur, ce qui révolta aussitôt Shârazad. Elle s’approcha lentement avec l’air de flâner, fit un croche-pied à l’adolescente la plus agressive et se mit à courir à son tour.
La solidarité n’était pas un vain mot pour Shârazad.
Elle était assez rapide pour rattraper Jia Baoyu, et ils coururent ensemble un moment avant d’entrer dans un bâtiment vide, espérant s’échapper par le toit. Ils grimpèrent les marches d’escalier quatre à quatre, mais quand ils arrivèrent en haut, ils constatèrent que cela n’avait pas suffi à semer leurs poursuivants : trois d’entre eux étaient toujours là – et toujours aussi énervés.
Ils avaient assez peu de sorties de secours, aussi prirent-ils le parti de sauter directement sur le toit voisin. Shârazad calcula mal sa réception et poussa un cri quand une douleur fulgurante lui traversa la cheville. Jia Baoyu la soutint aussitôt et l’aida à traverser le toit et à redescendre dans une rue adjacente. Heureusement, leurs adversaires n’étaient pas aussi entraînés qu’eux ; ils hésitèrent à sauter avant de faire demi-tour pour redescendre. Contourner des bâtiments pour trouver la rue qu’ils avaient empruntée leur ferait perdre un temps précieux.
- Ne t’éloigne pas, dit soudain Shârazad. Fais le tour et reviens sur la place. Ils nous chercheront plus loin.
Jia Baoyu approuva et ils retournèrent sur la place clopin-clopant, mais ils n’étaient pas encore tirés d’affaire. Peut-être pourraient-ils se cacher, mine de rien, au milieu d’un groupe de mendiants suffisamment puants pour décourager leurs poursuivants ?
Ils n’en eurent pas besoin : quand ils arrivèrent sur la place et commencèrent à regarder les groupes autour des braseros, quelqu’un se leva et avança vers eux.
- Vous avez besoin d’aide ?
- Jésus ! s’écria Shârazad, soulagée. Oui, ce serait bien. Est-ce qu’on pourrait rester avec toi un moment ?
- Je ne demande pas mieux, mais tu es blessée. Mieux vaut que je te ramène chez toi. Vous m’indiquerez la route.
- Mais…
- C’est parfait, coupa Jia Baoyu. Ramenez-la, elle ne risque rien avec vous. Je me débrouillerai.
- Tu peux rester ici avec les autres si tu veux, proposa Jésus.
Jia Baoyu jeta un coup d’œil derrière lui et des adultes de toutes nationalités le regardèrent sans aménité.
- Non merci, je me débrouillerai, répéta-t-il. Désolé Shârazad, vraiment.
Il ne lui laissa pas le temps de protester et repartit vers les toits.
- Je crois qu’il ne nous reste plus qu’à y aller, dit gentiment Jésus.
J’allai suggérer à Shârazad de prendre moins de risques, puis je me rappelai de ceux qu’elle avait pris pour moi et décidai aussitôt de me taire. Je devais vraiment prendre garde à tourner sept fois ma langue dans ma bouche avant de parler dans ce genre de circonstances.
- Tu n’as pas l’air contente, dit-elle d’un ton de défi, mais je recommencerai autant de fois que nécessaire.
Je soupirai ; il était évident qu’elle recommencerait autant de fois que nécessaire, et même, je le soupçonnai, encore plus pour Jia Baoyu.
- Bien sûr, et je ne peux ni ne veux t’en empêcher. Je n’en suis pas moins inquiète pour toi. Essaie juste d’être prudente, d’accord ?
Elle hocha la tête, rassurée, et je me promis également d’être plus prudente à l’avenir. Mes réflexes de professeur et de vieille dame revenaient souvent avec elle, et je devais les examiner soigneusement pour les réprimer si nécessaire. Il fallait impérativement que je me fisse entrer dans la tête que je n’avais pas de lien de parenté avec elle et que notre relation, loin d’être ordinaire, ne pouvait pas reposer sur les rapports d’autorité tels que je les connaissais. Mais comme c’était difficile !
Nous reprîmes l’alphabet ensemble, bien que Shârazad ne fût pas aussi concentrée que d’habitude. Même si elle n’en disait rien, elle s’inquiétait certainement pour Jia Baoyu, ce que j’étais en mesure de comprendre.
Le lendemain à l’aube, quelqu’un frappa à notre porte. Je dormais mal depuis mon arrivée à Emprèsis, aussi je fus ravie d’avoir un prétexte pour me lever, même si je me demandais qui pouvait bien être aussi matinal.
Un adolescent se balançait d’un pied sur l’autre sur le perron.
- Je suis désolé de vous déranger si tôt, je viens prendre des nouvelles de Shârazad, je m’inquiète pour elle.
Voilà donc le célèbre Jia Baoyu ! Je l’observai avec attention. Légèrement plus petit que Shârazad, c’était un gamin maigre qui portait des vêtements très amples, colorés et propres (ce qui est suffisamment rare concernant les gamins de la Ville, Shârazad comprise, pour être mentionné).
Ses yeux étaient bridés ; sur Terre, on l’aurait dit « d’origine asiatique », et je me demandai comment s’appelaient les pays emprèsisiens qui y correspondaient.
Enfin, correspondaient, dans la mesure où Emprèsis corresponde à la Terre, ce qui est tout relatif, mais je m’égare.
Il avait des cheveux noirs et raides très longs qui lui conféraient un aspect féminin et derrière lesquels il cachait un air intimidé plutôt attendrissant. Je souris.
- Entre. Shârazad va bien, mais il faut qu’elle se repose. On va voir si elle dort, et si c’est le cas tu pourras attendre avec moi qu’elle se réveille, d’accord ?
Il acquiesça et me suivit à l’intérieur.
Je le regardais à la dérobée tandis que je le guidais dans le couloir. Il observait avec attention ce qui l’entourait et semblait impressionné par nos vieux meubles. Où pouvait-il bien habiter ?
Shârazad sortit alors de sa chambre avec un grand sourire.
- Tu sais bien que tu ne dois pas marcher toute seule ! protestai-je, et je me dirigeai vers elle pour la soutenir afin qu’elle fît le trajet jusqu’au salon sans poser le pied droit par terre. Jia Baoyu se précipita pour m’aider et ce faisant faillit trébucher sur le pied de chaise qui traînait toujours là.
Je levai les yeux au ciel : ces jeunes…
- Fais un peu attention, un seul blessé dans cette maison suffit !
- Ca va ? dit-il en lui soulevant délicatement le bras. Je suis vraiment désolé !
- Pour hier ou pour notre plus redoutable arme que tu viens de cogner ?
Je reçus sans broncher cette petite taquinerie au sujet de notre « arme » et eus une pensée pour Lorenzaccio. Que pouvait-il bien faire en ce moment ? M’en voulait-il ?
- Les deux, je suis désolé pour les deux, je n’aurais jamais dû te pousser à…
- Mais arrête, tu ne m’as poussé à rien, c’est moi qui lui ai fait un croche-pied, à cette fille.
- Déso…
- Et je t’ai déjà dit hier que tu pouvais arrêter de t’excuser.
- Pardon.
Elle ouvrit la bouche pour protester, mais elle vit qu’il se moquait d’elle et sourit.
- A propos, pourquoi s’en sont-ils pris à toi ? demandai-je.
Je n’avais rien contre les amis de Shârazad, mais j’aimais autant qu’elle évitât de se fouler une cheville tous les jours.
- Ils ne m’aimaient pas, je suppose.
Était-ce la seule raison, sachant que nous vivions en Ville et que les gens frappaient rarement pour rien ? Cependant, j’étais bien placée que les adolescents n’agissaient pas toujours rationnellement et…
- Au fait, désolé d’être venu que maintenant, j’aurais voulu venir plus tôt mais après ces abrutis c’est Alice qui m’a retenu. C’est chiant.
Je le foudroyai aussitôt du regard et Shârazad soupira – le genre de soupir qui voulait dire « laisse tomber, c’est juste des lubies de vieille ». Il s’excusa néanmoins, et je jugeai préférable de les laisser discuter tranquillement.
Jia Baoyu resta environ une heure auprès de Shârazad et me dit au revoir poliment avant de partir. En dépit du gros mot et de la cheville, il m’avait fait bonne impression, et je crois que la petite en fut soulagée.
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