Shârazad se serra contre moi et je passai le bras autour de ses épaules. Nous étions aussi nerveuses l’une que l’autre, mais les chefs de clan ne nous posèrent aucune question et continuèrent leur visite comme si de rien n’était. Nous arrivions à la partie inhabitée de la maison, qu’ils vérifièrent avec la même attention avant de retourner à la porte d’entrée.
Nathan sortit de sa poche un morceau de craie, qu’il tendit au masqué, qu’il tendit à l’encapuchonné, qu’il tendit à la femme. Elle tira la porte d’entrée et dessina d’un geste rapide un trèfle stylisé sur le mur dont la porte était la plus proche.
Il y avait donc bien une histoire de trèfle dans cette affaire, mais j’avais encore trop la boule au ventre pour y réfléchir davantage.
Elle rendit ensuite la craie à l’encapuchonné (qui la rendit au masqué, qui la rendit à Nathan, qui la rangea dans sa poche), arrangea sa jupe avec orgueil et dit :
- Que les dieux bénissent cette maison pour Trifolina.
Ils sortirent, toujours à l’unisson, et nous restâmes hébétées sur le pas de la porte ouverte.
- Qu’est-ce qui va se passer, à ton avis ? chuchota Shârazad.
- Je ne sais pas. Je demanderais à Nathan la prochaine fois que je le verrais.
Cela n’augurait rien de bon pour nous, nous le savions toutes les deux. Nous retournâmes travailler inquiètes, et même les cris de Scarlett dans la maison voisine (« Attention à ça enfin, c’est fragile ! ») ne parvinrent pas à nous dérider.
Je finis de relire mes comptes, et j’étais pratiquement certaine de n’avoir pas fait d’erreur, même si j’avais réfléchi en même temps à l’éventualité que nous nous fissions menacer ou lyncher dès que nous poserions un pied dehors. Je décidai de les porter immédiatement à Jem Finch et Shârazad offrit de m’accompagner.
Les gens restaient en famille pour Trifolina, aussi les rues étaient désertes, ce qui me rassura temporairement. Toutes ces portes et fenêtres ouvertes donnaient à la Ville un aspect tout à fait particulier ; n’eussent été les claquements des fenêtres et les chants de ceux qui n’avaient pas fini leur ménage, on se serait cru dans une ville fantôme.
D’après Shârazad, il était courant de se rendre visite lors de Trifolina, y compris pour des raisons professionnelles puisqu’il n’y avait pas de jours de congé, mais je décidai de me contenter de déposer les comptes devant la porte. Nul besoin de déranger qui que ce fût.
C’était compter sans un des enfants de Jem Finch, qui nous repéra tout de suite par la porte ouverte.
- Papa ! Y a la vieille dame !
- Une seconde chéri, tu vois bien que papa est occupé. Entrez ! cria une voix féminine, que je supposai appartenir à la femme de Jem Finch.
J’étais curieuse de la rencontrer ; jusqu’à présent, même si je savais qu’il avait une famille, je l’avais toujours vu seul.
Visiblement, la famille en question avait essayé de faire le ménage, mais les choses ne s’étaient pas passées comme prévu. Les meubles – très beaux, naturellement, puisqu’ils avaient été construits par Jem Finch – étaient en désordre. Deux enfants sautaient sur le canapé avec entrain, deux autres se pourchassaient en riant, un autre encore essayait de laver les vitres mais se débattait avec les fenêtres ouvertes, qui refusaient de rester en place à cause du vent.
Au milieu de ce monstrueux désordre, une femme d’environ trente-cinq ans, en robe longue grise, berçait un bébé tout en tentant de calmer le reste des enfants. Elle avait des cheveux noirs ramenés en un lourd chignon bas et, si elle avait l’air affairée, je ne doutais pas que ce fût quelqu’un de doux et calme.
Shârazad et moi n’échangeâmes qu’un regard. J’allai faire descendre les deux petits du canapé et elle s’occupa de stopper ceux qui couraient partout, tandis que leur mère, bébé sous le bras, ramassait du produit nettoyant qui s’était renversé.
- Mais c’est long, d’attendre Papa ! s’exclama le petit garçon qui courait – et avait annoncé notre arrivée précédemment.
- Je vais vous raconter une histoire pendant ce temps, d’accord ? dit Shârazad. Ca permettra à votre Maman et à Constance de régler des affaires.
A ces mots, l’aîné, un grand garçon d’une dizaine d’années aux cheveux en bataille, se détourna de ses vitres et sembla nous remarquer pour la première fois.
- Shârazad ! Super !
- Salut, Scapin. Alors, les petits, vous allez vous asseoir ici, au milieu de la pièce, et bien écouter.
- Shârazad ne commence pas avant qu’il y ait assez de silence pour entendre le grillon invisible, dit Scapin avec ferveur.
- Exactement. Oh, et je vais aider Scapin avec ces fenêtres pendant que je raconte, comme ça on avancera plus vite.
- Tu racontes la suite de l’histoire d’Ahmed ?
- Ben voyons, et ils seront contents, les autres, demain, d’apprendre qu’on a fait ça sans eux ! Non, ce sera quelque chose de nouveau.
- Génial !
Les enfants étaient très excités, et cela prit un bon moment avant que le silence ne se fît. Shârazad claqua alors trois fois des doigts dans sa poche – le grillon du silence invisible avait parlé – et commença à raconter, tout en maintenant la fenêtre pour que Scapin pût la nettoyer.
Je souriais, impressionnée. Shârazad semblait dans son élément : elle était ravie de raconter, savait s’y prendre avec les petits, avait même inventé une méthode pour réclamer le silence… Et ce en si peu de temps ! Cela faisait, quoi, deux semaines à peine qu’elle racontait des histoires dans la rue ?
Ceci dit, elle était déjà bien entraînée à s’occuper d’enfants plus jeunes qu’elle. Je n’avais certainement pas compris à quel point ses frères et sœurs lui manquaient, ainsi que, probablement, les responsabilités qui y étaient associées. Mais après avoir profité de sa nouvelle liberté – et continuer à le faire – elle semblait s’être trouvé de nouveaux petits frères et sœurs.
Et apparemment, l’histoire qu’elle racontait avait pour héros un certain Ahmed, ce qui n’était pas un hasard. Peut-être qu’elle exorcisait ainsi le manque de sa propre famille tout en lui rendant hommage.
Je me sentis coupable de ne comprendre tout cela qu’à ce moment précis. Moi qui n’avais eu de cesse de marcher sur des œufs et d’éviter le sujet pour ne pas la blesser, ce n’était peut-être pas une bonne stratégie. Avait-elle la sensation que je ne souhaitais pas qu’on me rappelât qu’elle avait eu quelqu’un avant moi, ou pire, que je m’en moquais ?
Je résolus de laisser les choses suivre leur cours puisqu’elles avaient été enclenchées sans moi, et de me contenter de rappeler à Shârazad que j’étais disponible pour en parler le cas échéant.
- Hou hou, Madame ?
Et flûte, accaparée par mes pensées, je n’avais pas entendu ce que la femme de Jem Finch m’avait dit. Allons bon, cela faisait longtemps !
- Excusez-moi. Nous venions juste emmener les comptes, désolée du dérangement.
- C’est plutôt moi qui devrais m’excuser du dérangement ! Venez donc à la cuisine, votre petite a l’air d’avoir la situation bien en main ici.
Il y avait une légère pointe d’accent dans ses paroles, trop légère pour que je pusse déterminer sa provenance ; mais comme je l’avais deviné, elle était effectivement très douce, s’accordant en cela avec Jem Finch.
Elle me guida à travers la maison, ce qui me donna l’occasion de voir à quoi pouvait ressembler un logis aisé en Ville. Si l’abondance de bâtiments vides permettait à tout un chacun de disposer de plusieurs pièces, la richesse ou la pauvreté se montrait dans l’alimentation, les meubles, les vêtements, la propreté, corollaires du temps qu’on pouvait se permettre de passer à s’occuper de son chez-soi.
Ni meubles de récupération ni vieux tapis chez les Finch. A l’exception de quelques marques inévitables quand on vit avec cinq enfants, tout était neuf, de très bon goût et parfaitement assorti. Même les rideaux du salon étaient du même ton que le canapé malmené.
Mon hôte me proposa un verre de vin, que je déclinai, et s’en servit un avant de préparer du thé pour moi, d’une main, en tenant le bébé de l’autre. Je proposai de le prendre sur mes genoux et elle me le tendit sans hésitation, insista pour que je l’appelasse Anna, puis s’installa en face de moi.
- Encore désolée pour l’accueil. Jem est débordé, il faut absolument qu’il finisse des commandes avant la Ronde de l'Allégeance, du coup je me suis retrouvée toute seule pour le ménage, et, bon…
Je comprenais fort bien, ayant déjà essayé de gérer de front mon second mariage et des corrections du baccalauréat. Le bébé était toujours sur mes genoux, et il s’était endormi, ce qui était extrêmement apaisant.
- Vous avez du mérite, avec une famille aussi nombreuse.
- Sans doute ! dit-elle en riant. En parlant de famille, j’ignorais que Shârazad était votre fille. Scapin ne parle que d’elle depuis une semaine. Il nous rend compte des dernières aventures d’Ahmed au fur et à mesure, et les plus petits essaient toujours de deviner la suite !
Ce Scapin semblait effectivement être un fervent admirateur de Shârazad, néanmoins…
- Elle n’est pas ma fille.
- Bien sûr que si. Ca se voit comme le nez au milieu de la figure.
Cette réponse me déstabilisa et je ne dis rien. Notre relation semblait-elle donc à ce point filiale aux yeux du reste du monde ? Et l’était-elle vraiment ? Nous considérions-nous, consciemment ou non, comme mère et fille ? Et était-ce une bonne chose ?
Je fis un effort pour revenir à la conversation, consciente que ces questions ne seraient pas résolues de sitôt. Nous discutâmes encore un moment, puis Anna me remit mon salaire que Jem avait mis de côté, et nous revînmes dans le salon, désormais complètement transformé par un calme délicieux.
Shârazad conclut son histoire et reçut une pluie de cris d’enthousiasme – les applaudissements n’existent pas à Emprèsis, pour autant que je sache.
Nous rentrâmes à la maison, et je félicitai Shârazad pour sa performance. J’étais toujours très inquiète que des chefs de clan eussent vu la Vie de Néron, mais je me sentais plus apaisée et optimiste. J’avais envie de croire qu’il n’y aurait pas ou peu de conséquences, même si l’expérience avait tendance à me faire penser le contraire. Par ailleurs, nous n’avions pas de nouvelles du loyer, et je ne savais pas quoi en penser. J’essayais de mettre de l’argent de côté en prévision, en espérant que cela suffise, et de n’y pas trop songer puisque je ne pouvais qu’attendre l’information, mais tout de même…
Il ne se passa rien de plus cette journée, ni le jour suivant, et si la joie et la bonne humeur généralisées s’étiolèrent bien vite, il restait dans l’air un fond de gaieté et d’attente.
Le surlendemain était le jour de la Ronde de l'Allégeance.
Shârazad continuait à vouloir me « faire la surprise », et je m’étais bien gardée de lui dire que Jésus m’avait déjà en grande partie renseignée. Toutefois, comme le Salut de l'Aube, cette expérience était si étonnante que je n’eus aucun besoin de feindre l’étonnement le plus complet.
La Ronde de l'Allégeance avait lieu sur la place, à midi. Rien de spécial n’était nécessaire, ni ménage ni ouverture des fenêtres, et j’avais consacré ma matinée à une leçon de lecture à destination de Jia Baoyu, Delphine, Hippolyte et Nathan. Shârazad avait désormais un niveau suffisamment avancé pour me servir d’assistante.
Nathan me passa un savon pour avoir laissé voir le livre, que je coupai bien vite pour lui demander s’il savait quelque chose des conséquences qui en découlaient. Il n’était au courant de rien – autrement dit, personne n’avait prévu de nous lyncher en place publique pour l’instant, ce qui était plutôt rassurant – mais me conseillait de me méfier particulièrement de la Garde et de ne pas faire de vagues. Les autres chefs de clan, et particulièrement celui du Quartier Ouest où je vivais, n’interviendraient probablement pas, ne tenant pas à s’interposer ouvertement dans un conflit impliquant la Garde, qui avait le monopole de la gestion de ce genre d’affaires.
Notre conversation avait aussitôt ravivé mon angoisse, mais je m’étais efforcée de chasser de mon mieux les images de touffes de cheveux blancs ensanglantées qui me venaient à l’esprit pour me focaliser sur la leçon en cours.
Si Jia Baoyu et Hippolyte manifestaient beaucoup d’enthousiasme – bien qu’Hippolyte s’énervât à la moindre difficulté – Delphine était plus distante. Elle était toujours impressionnée par Shârazad et moi, mais elle avait probablement du mal à faire le lien entre la répétition de l’alphabet et la lecture à proprement parler.
Quant à Nathan, il n’était visiblement là que pour ne pas être dans une situation d’infériorité vis-à-vis de Delphine et Hippolyte. Il avait admiré ma petite démonstration au Comité et admis que la lecture était utile à la Révolution, mais pensait certainement que lui n’avait aucun mal à s’en passer. Il était donc peu motivé, et je devais déployer des trésors de patience. Seuls les progrès de Delphine et Hippolyte semblaient le pousser à essayer de rivaliser, et c’était typiquement le genre de comportement qui m’agaçait lorsque j’étais professeur.
Par ailleurs, la dernière fois que j’avais eu à travailler avec quelqu’un d’un tel esprit de compétition mesquin (oui, mesquin, il faut bien le dire), c’était avec un collègue arriviste et nous avions fini par nous disputer sérieusement.
Certes, j’étais jeune à l’époque, mais le risque était toujours présent et je ne pouvais pas me permettre de tels éclats avec Nathan.
Je songeais à tout cela en marchant dans la rue avec Shârazad. Un ou deux enfants l’apostrophèrent en lui demandant ce qui était arrivé à Ahmed depuis la veille, mais elle se contenta de sourire et de répondre qu’ils le découvriraient dans trois jours, avant le Sacrifice Ultime.
Nous arrivâmes sur la place, qui grouillait de monde, de même que les rues voisines. Nous fûmes aussitôt plaquées contre la grande horloge de Scarlett, et mes espoirs que le ménage se fût aussi appliqué aux gens furent réduits à néant.
L’horloge sonna soudain midi, ce qui nous fit sursauter, d’autant plus que je ne l’avais jamais entendue sonner auparavant.
Comments (0)
See all