Les Bacchantes, armées de leurs lyres, devaient danser une folle ronde, remplissant les airs de leurs chants distordus. Toute à leur ivresse, elles ne tarderaient pas à arracher les têtes de ceux qu’elles croiseront sur leur chemin.
Ainsi va l’escorte de Bacchus.
Médée les avait souvent observées de loin. Ses orbes glacés parcouraient leurs chairs, à peine cachées sous les peaux de tigre qu’elles s’étaient jetées en travers de leurs épaules. Elle se souvenait avoir interrogé son aïeule, Sol Indiges, dieu du soleil, à leur sujet. Comment des créatures aussi joyeuses pouvaient-elles habiter une telle folie meurtrière ?
Aujourd’hui, elle comprenait.
Cette envie de rire, de danser, alors que seule la haine faisait mouvoir vos membres. Comme une lueur de folie, une baise rougeoyante… Il suffisait d’un souffle pour en faire un brasier destructeur… Alors si trois furies soufflaient à pleins poumons dessus, nul doute que le feu qu’elles provoqueraient serait spectaculaire.
Médée leva une main blanche vers les feux qui dansaient dans le lointain. Des braseros avaient été allumés dans les rues alors qu’une parade répandait sa joie sur tous les habitants de Corinthe. Silencieuse, un étrange sourire gravé sur le coin des lèvres, la magicienne contemplait ces danseuses qui riaient, telles les Bacchantes, ces musiciens qui éclaboussaient le monde de leurs notes liquides. A ses côtés, Nérine demeurait immobile, le souffle quasiment suspendu, les yeux rivés sur sa maîtresse. Elle songeait à cette lueur folle qui se tapissait au fond de ses prunelles et un sentiment proche de la terreur glaçait son être. Bien qu’elle ait toujours craint sa maîtresse, c’était la première fois qu’elle se sentait elle-même en danger. Jupiter seul savait à quel point les pouvoirs de Médée étaient terrifiants ! Des coups donnés contre le battant de la porte arracha la nourrice à ses sombres pensées.
- Prêtresse, vos enfants vous demandent, annonça une voix féminine.
- Faites-les entrer, ordonna Médée d’un ton doucereux.
Phérès et Merméros entrèrent en trombe dans la chambre de leur mère. Cette dernière leur ouvrit les bras pour qu’ils puissent s’y réfugier.
- Mère ! pépia Merméros avec innocence. Vous êtes belle !
- Merci, mon fils, sourit cette dernière.
Médée était habillée d’un chiton, cette ample tunique noire, dont les longues manches étaient fendues en deux à partir du coude et retenu aux épaules par des fibules ornées de pierreries. Par dessus, Nérine avait ajusté une stola argentée. Les cheveux de Médée coulaient dans son dos, libres de tout lien. Curieux, Phérès détailla la toilette de sa génitrice et esquissa un fin sourire, saisissant avec facilité les différents messages qui émanaient de cette simple tenue. La qualité du tissu prouvait le haut statu social de Médée et la stola était tout vêtement qu’une femme mariée se devait de porter en public. Mais ses cheveux lâchés étaient portés ainsi en signe de deuil. Sa mère jouait sur un habile paradoxe, proclamant ouvertement qu’elle était encore liée à Jason tout en dénigrant complètement son mari. Et ses couleurs, et ses pierres précieuses… Saphir, pierre de lune, perle et cristal…
- Mère, vous vous rendez à la réception en tant que prêtresse d’Hécate ? lui demanda-t-il.
- C’est exact, Phérès. Lors d’un choix aussi important, il est normal qu’Hécate soit présente pour leur montrer les voies du destin…
Elle lui grimaça un horrible rictus qui dévoila ses dents sombres. Phérès cilla à peine devant cette vision cauchemardesque. Dans quoi sa mère avait-elle planté ses crocs pour les maculer de sang ? Il fit courir son regard sur le sol de la chambre et fronça les sourcils en voyant, dans un coin de la pièce, une chouette effraie aux ailes brisées. Son esprit d’enfant ne s’en effraya pas pour autant, voyant ici encore la symbolique du geste de sa mère. La chouette effraie était un attribut de Minerve, la déesse qui avait veillé sur les Argonautes lors de leur épopée.
Elle était la déesse qui était à l’origine de la rencontre de la magicienne et du prince déchu d’Iolcos.
Elle était à l’origine de sa tragédie…
Médée tendit la main à ses fils.
- Venez, doux enfants, allons donc assister à la fête que nous offre votre pitoyable père.
Créuse était assise devant une coiffeuse entièrement édifiée à partir de marbre de Paros alors que des esclaves se pressaient autour d’elle pour arranger ses magnifiques cheveux d’une blondeur quasi irréelle. La princesse de Corinthe fixait son reflet droit dans les yeux, comme si elle menait un combat contre elle-même. Quand on frappa à sa porte, elle chassa ses suivantes d’un geste agacé de la main et se redressa.
- Entrez ! lança-t-elle.
Un homme coiffé de cheveux dorés pénétra ses appartements. Créuse sentit son cœur s’accélérer dans sa poitrine à la vue de son futur époux. Il portait le paludamentum, un manteau rouge, qui lui sied à merveille. La princesse ouvrit la bouche pour parler, mais Jason lui fit signe de se taire.
- Douce Créuse, femme, que vous êtes belle ! lui déclama-t-il avec un sourire émerveillé.
- Jason…
Il l’observait avec avidité. Mais ce n’était pas la femme qu’il voyait. Sous ses yeux se dessinaient une gloire, une ascension au trône. Dans son regard brillait les joyaux de la couronne de Créon, couronne qui sera bientôt sienne. Il avait tant envie de poser ses doigts sur cet amas de richesses, sur cet amas de pouvoirs… Oui, il voulait le tenir entre ses mains… Un hoquet étranglé le tira de son hallucination éveillée. Il remarqua ses mains posées sur les hanches rondes de Créuse et un sourire de loup vint se dessiner sur ses lèvres.
- Ma chère et tendre, je suis las de vous attendre…
- Vous ne devriez pas être là, murmura la fille de Créon, le visage dévoré par un feu dévastateur qui rougissait ses joues.
Un délicieux frisson la parcourut toute entière alors que les mains de son futur époux migraient dans le bas de son dos.
- Je vous veux toute entière… lui susurra-t-il au creux de l’oreille.
- Oh, Jason…
Elle hoqueta en sentant ses mains se faire plus aventureuses. Jason se recula alors, la laissant pantelante. Malgré la brume de plaisir dans lequel elle avait été plongée, Créuse put percevoir la vive inquiétude sur le visage de son fiancé.
- Qu’avez-vous ? s’enquit-elle. C’est encore elle ? ajouta-t-elle d’une voix mauvaise.
- De qui parlez-vous ? s’étonna le prince déchu. De Médée ?
L’air colérique qui planait dans les yeux de la princesse de Corinthe valait bien toutes les réponses.
- N’ayez rien à craindre, lui assura-t-il. Non, en fait, mon désarroi trouve sa source ailleurs.
- Qu’en est-il donc ? Parlez, je vous en prie !
Jason leva sur elle un visage si sincèrement peiné que la princesse sentit un aiguillon jaloux se planter dans sa poitrine. Depuis le premier jour, elle l’avait désiré. Elle avait désiré ce magnifique prince. Le poison avait depuis longtemps rongé son âme, elle était corrompue à jamais. Car, contre l’âcre jalousie dont elle était sujette, aucun remède jusque là n’avait eu d’effet. Elle se souvenait d’avoir contemplé le mariage de Jason et Médée du haut de son balcon, le corps tout entier secoué de haine.
Et aujourd’hui, alors qu’elle allait enfin avoir pour elle cet homme qu’elle désirait tant, quelque chose le préoccupait, prenait plus de place dans son esprit qu’elle.
Et ça, elle ne le supportait pas.
- Voyez-vous, Créuse, votre père a ordonné une loi que je ne saurai respecter.
Créuse se recula, l’air froid. De la femme amoureuse, elle passa au statu d’héritière de Créon.
- Quelle loi donc vous importune ?
- L’exil de la chair de ma chair, le sang de mon sang, les larmes de mes étoiles. Mes enfants, Créuse ! Je ne peux supporter qu’on les sépare de moi !
- Si tel est l’ordre du roi, vous ne pouvez vous y dérober, répliqua la princesse d’une voix sans appel.
Elle se raidit en sentant des mains prendre en otage ses doigts. Elle voulut reculer, mais Jason la tenait fermement contre lui.
- Je vous en prie, Créuse… Si vous parlez à votre père, il vous écoutera. Moi, non… ce sont mes enfants, ma seule fierté, ma raison de vivre ! Oh, j’aimerai tant qu’ils soient élevés par une femme aussi formidable que vous !
La femme refit surface sous le masque de froideur de la princesse. Son cœur battit plus fort dans sa poitrine. Jason souhaitait-il vraiment faire d’elle la mère de ses enfants ? Mais son humeur s’assombrit tout aussitôt. Les enfants de Médée… Elle eut un frisson de dégoût. Ils charriaient dans leurs veines le sang gâté de leur mère. Et rien que pour cela, elle comprenait pourquoi son père tenait à les exiler.
Pourtant, il était déjà arrivé à Créuse de s’amuser avec Merméros. Ce gamin innocent aux boucles claires et au rire jaillissant était une compagnie des plus agréable. Mais son frère… Si l’un avait hérité du côté lumineux de leur père, l’autre semblait avoir été façonné dans le même moule qui donna naissance à cette créature qu’était Médée. Phérès possédait des yeux qui peuvent vous fouiller l’âme sans que vous ne puissiez rien y faire. Il avait dans la voix cette impulsion, cette étincelle malfaisante qui le liait à l’obscur. Oui, cet enfant était terrifiant…
- Jason, décida Créuse finalement, j’accepterai de parler à mon père en votre nom.
- Oh, Créuse, vous êtes si merveilleuse !
- Veuillez ne pas m’interrompre, je vous prie.
- Oh, oui, bien sûr… Excusez-moi.
- Je veux, qu’en échange, Médée me donne sa robe de mariage.
Jason eut l’air surpris, ne comprenant visiblement pas le pourquoi d’une telle demande. Mais Créuse n’avait pas choisi cette robe au hasard : c’était le seul objet qui appartenait encore réellement à Médée. Cette robe était splendide, une merveille, tissée à la main dans un tissu chatoyant et ce par la main même de Circée, sa tante, offerte pour son mariage. Du passée de la magicienne, de son passée glorieux et doré de princesse de Colchide, c’était tout ce qu’il restait…
Créuse voulait détruire Médée, définitivement. Elle voulait que ce monstre souffre, qu’il souffre autant qu’elle avait souffert durant toutes ces années en voyant l’homme qu’elle aimait dans ses bras.
- C’est l’unique condition, asséna-t-elle d’un ton bas et rogue. Vous n’aurez pas de mal à la respecter, non ?
- Non, je ne le pense pas, acquiesça Jason. Si tel est votre souhait, très chère, il ne saurait me tarder de le réaliser, bien évidemment !
Créuse sourit, un rictus plein d’amour et de haine.
Sa vengeance allait pouvoir s’accomplir dans son entièreté.
Médée riait.
Nérine, glacée d’effroi, la voyait danser sur les cadavres des animaux qu’elle avait sacrifié en l’honneur des dieux. Ses pieds nus écrasaient les entrailles répandues sur le sol et sa tenue était maculée de sang. Elle en avait jusque sur le visage et dans les cheveux.
- Pluton, Proserpine, Hécate, Sol, oh, divinités tout puissantes ! s’époumonait la magicienne, bras levés vers le ciel, comme pour prendre à témoin les astres de sa folie. Minerve, entends-moi, vois ! Toi qui a choisi comme héros Jason, je vais te prouver que nous autres, infernaux, nous sommes plus aptes que lui à remplir quelconque mission. Ah, toison d’or, t’en rappelles-tu ?
Elle éclata de nouveau de rire. Les torches accrochées aux murs vacillèrent puis leurs flammes virèrent progressivement au noir, jusqu’à ce qu’une lumière crépusculaire envahisse la pièce où Médée s’était enfermée avec sa nourrice pour procéder à son macabre rituel.
La nièce de Circée eut un rictus terrifiant, qui aurait glacé le sang de n’importe quel mortel. Elle siffla, une stridulation stridente qui vrilla le crâne de Nérine.
- Mes sœurs, furies, soyez présentes, plus horribles encore qu’au jour de mon mariage ! venez, présentez-vous à moi, avec vos mains ensanglantées, brandissez les torches soufflées de mon hymen brisé ! Faites payer à Jason qui a souillé nos vœux…
La princesse de Colchide se ploya, comme si ses paroles lui coûtaient. Elle planta ses ongles aigus dans la chair tendre de ses paumes.
- NON ! hurla-t-elle d’une voix suraiguë. Ne vous contentez pas de le poursuivre et de le tourmenter jusqu’au fin fond de ses cauchemars ! Son supplice doit être plus terrible encore ! Qu’il soit trahi, trahi, trahi par les êtres qu’il aime le plus au monde ! Que ses fils soient semblables à lui-même, semblables à moi ! Qu’ils soient capables de se jouer de lui, autant qu’il l’a fait avec moi ! Qu’ils soient capables de le poignarder, autant que je l’ai fait pour lui !
Nérine sentit les larmes envahir ses joues. Elle joignit ses mains dans une posture suppliante.
- Oh, Hécate, déesse aux trois visages, si vous aimez votre prêtresse, sauvez-la de sa folie meurtrière !
Médée lui jeta un regard tordu, un regard où transparaissait son âme brisée, son amour bafoué, sa confiance piétinée. Elle offrit un sourire de travers à sa nourrice.
- Allons, il est temps…
- De quoi parlez-vous, maîtresse ? murmura Nérine avec terreur.
Sans répondre, Médée ouvrit en grand les portes de la salle. Dans le couloir l’attendaient ses fils. Merméros et Phérès saisirent chacun une main de leur génitrice et lui sourirent avec une innocence trop belle aux yeux d’une femme à l’âme noire. Pourtant, elle ne se détourna pas. Elle assura sa prise sur les mains de ces petits êtres entre ses doigts froids.
- Allons, il est temps, sinon, vous allez être en retard pour la fête !
- Et vous, mère ? la questionna Merméros.
L’intéressée lui adressa un sourire triste.
- Je vous rejoindrai bien assez tôt.
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