Quelle situation… délectable. La surprise, la peur, l’incrédulité, Médée avait savouré chacune des expressions sur le visage de ses ennemis. La venue d’Egée pourrait bien changer le cours de l’histoire… Qu’allait-il se passer dorénavant ? Et comment pouvait-elle en tirer avantage ?
Quand Nérine pénétra dans la chambre, elle trouva sa maîtresse allongée dans son lit, toujours vêtue de sa tenue de prêtresse. Trois jours avaient passé, mais Médée était demeurée immobile, elle n’avait pas bougé, toute à sa réflexion, toute à sa folie. Réellement inquiète pour la jeune femme, la nourrice avait fini par s’adresser à la seule personne susceptible de lui venir en aide.
- Madame… Madame… l’appela-t-elle doucement.
- Laissez, Nérine, intervint le visiteur. Je vais m’en charger.
A l’entente de cette voix, une foule d’émotions contradictoires passèrent sur le visage de la jeune femme. Soulagement, stupéfaction, colère, surprise, colère, amour, colère, tristesse, colère, colère, colère…
Au centre de la pièce, le visage blême, les traits tirés et les yeux cernés, se tenait Jason. Il avait l’air las, fort las, tant et si bien que Médée sentit une nouvelle émotion poindre dans le tumulte sentimental qui hantait son esprit.
Inquiétude…
Elle se redressa, mais ses membres engourdis faillirent la lâcher. Elle tituba et sa nourrice vint à son secours. La magicienne la repoussa violemment.
- Ne me touche pas, traîtresse, siffla-t-elle d’une voix grave.
- Médée ! s’indigna Jason. Ne lui parle pas ainsi ! Si elle m’a fait venir jusqu’à toi, c’est que ton état l’affolait. Elle ne savait plus quoi faire.
- Seigneur Jason, laissez, intervint la vieille nourrice. Ma maîtresse a raison d’être en colère… Je vais vous laisser.
Elle s’inclina profondément malgré son vieux dos puis quitta la chambre à pas feutrés. Médée laissa planer un moment son regard puis se laissa tomber sur son lit, le visage dissimulé par le rideau noir de ses cheveux.
Un pénible silence s’installa. Jason, gêné, voulut ouvrir la bouche, mais, ne trouvant pas les mots, la referma. Une fraîche brise vint soulever les rideaux. Le prince déchu profita de cet instant pour détailler la mère de ses enfants. Il n’était pas sans ignorer qu’il avait joué un jeu très dangereux avec elle. Elle était redoutable, bien plus que les autres femmes qu’il avait manipulé autrefois.
Bien plus dangereuse… mais bien plus utile aussi.
Dire qu’il ne possédait aucun sentiment envers cette femme serait mensonge. Elle avait été sa compagne ces dix dernières années, il avait été heureux à ses côtés. Médée était une femme amoureuse, belle, attentionnée, douce et fiable. Jason avait pu toujours pu se reposer sur elle en cas de besoin, il le savait.
Admiration… Reconnaissance, des liens très forts. C’est pourquoi il avait tout de suite répondu présent à l’appel de Nérine. Car même s’il considérait déjà Médée comme son passé, il ne pouvait pas tout simplement railler de sa mémoire tout ce qu’elle avait accompli dans son intérêt.
- Pourquoi… es-tu ici ?
Jason sursauta violemment à l’entente de la voix de la magicienne. Elle était grave et comme… dédoublée ? Oui, comme si plusieurs personnes parlaient en même temps qu’elle ! C’était étrange et très dérangeant…
- Nérine était vraiment inquiète à ton sujet, expliqua-t-il en s’avançant. Elle s’est peut-être dit que je parviendrai à te raisonner, moi.
- Me… raisonner ?
Le ton était surpris, comme celui d’une enfant qui ne parvient pas à saisir le sens d’une phrase.
- Oui, te raisonner. Médée, si Créon a ordonné ton exil, c’est pour éviter une guerre.
- Guerre…
- Le peuple a peur de toi, de tes pouvoirs, tout comme les autres royaumes. Ils préféraient de loin te savoir morte, sais-tu, mais Créon a pu te sauver par l’exil.
Mensonge sur mensonge…
Médée se redressa et rejeta son épaisse chevelure en arrière, découvrant un visage rieur, railleur. Jason se surprit à serrer les poings alors que les muscles de ses jambes se bandaient. Il prit conscience pour la première fois d’une chose. Cette femme, cette ennemie au faux sourire, sourire de papier barbouillé de sang… Rien que sa présence parvenait à distiller dans ses membres une peur irrépressible, tel un venin qui se répandrait dans son organisme. “Par Jupiter ! Elle est…”
- Et toi, Jason, clama la magicienne en se levant. Pourquoi me léguer toutes tes fautes ? Tu as ta part de responsabilité dans cette affaire. Si tu n’avais pas été là, je n’aurai pas eu à accomplir tout ça !
- Je sais quelles sont mes fautes, Médée. Et je les expierai par le mariage, par le règne sur Corinthe, par la reconquête d’Iolcos.
- Mais que vais-je devenir ?
Ce coup-ci, sa voix était celle d’une simple humaine, une humaine brisée par les évènements. Sa plainte, long gémissement empli de sanglots, elle était enfin parvenue à l’exprimer. Ses genoux chancelèrent, elle enfouit son visage ravagé dans ses mains, bouleversée de découvrir encore de la peur dans son esprit.
- Que vais-je devenir ? balbutia-t-elle de nouveau. J’ai tout perdu par ta faute. Ma famille, mon foyer, mon statu, ma vie toute entière… Par ta faute… Où vais-je aller avec Phérès et Merméros ?
L’attitude de Jason changea à l’entente du nom de ses enfants. Il oublia l’homme pour laisser place au père aimant et protecteur.
- Médée, je ne te laisserai pas emmener nos enfants dans ton exil.
La jeune femme se figea. Incrédule, elle releva la tête et riva sur son interlocuteur un regard halluciné.
- Pa… Pardon ? bafouilla-t-elle.
- Tu m’as parfaitement entendue. Je ne veux pas que tu les prennes avec toi. Ils vont être princes, leur avenir est assuré ici, auprès de moi.
Médée pensait avoir connu la pire des douleurs. Mais ce qu’elle était en train d’expérimenter à l’instant était effroyable… Le cœur lacéré, elle tituba de nouveau. Cette fois-ci, elle ne parvint pas à demeurer debout et s’effondra à genoux.
- Alors tu vas me retirer aussi… mes enfants ? murmura-t-elle.
- Ce sont les miens également. Et je les aime plus que tout au monde, je serais prêt à n’importe quel sacrifice en leur nom. Je ne peux pas te laisser partir avec eux, cela serait trop dur… à supporter…
Oh, tragédiens, entendez ma parole… Soyez témoins de cette scène, soyez à l’écoute. Car Jason, dans sa grande bêtise, vient de me donner l’élément clé de ma vengeance.
- A quoi bon lutter, soupira misérablement la prêtresse d’Hécate, puisque tout semble écrit à l’avance. J’aurai beau lutter, vous ne me laisserez jamais obtenir gain de cause…
- Je suis heureux que tu sois enfin raisonnable, déclara Jason avec soulagement. C’est le mieux, pour nous tous.
- Jason… M’as-tu seulement aimée ? Ne serait-ce une fois ?
Le jeune homme s’apprêtait à reprendre la parole quand Médée le coupa d’un geste. Quand elle s’adressa à lui, ce fut de nouveau avec sa voix dédoublée.
- Tu as tout intérêt à me dire la vérité, Jason d’Iolcos.
Le prince déchu approuva silencieusement. Il sentait que s’il mentait en cet instant précis, son cœur serait arraché de sa poitrine. Il prit une profonde inspiration pour calmer sa nervosité et réfléchit longuement à ses paroles.
- Je… Je l’ignore, avoua-t-il doucement. J’ai aimé les moments que nous avons passé ensemble, j’ai aimé te faire l’amour, j’ai aimé élever nos enfants avec toi… J’ai aimé notre vie, vraiment, Médée. Tu es une bonne personne, je le sais… J’ai souillé tes mains de sang avec mes caprices. Peut-être t’ai-je aimé.
- Et Créuse, l’aimes-tu ?
- … Non.
- As-tu déjà aimé une de tes épouses ?
- Je l’ignore.
- Qui aimes-tu alors ?
- Mes enfants.
Une flamme malsaine brilla dans le regard de la magicienne. Elle plissa ses yeux et dodelina de la tête, comme un pantin aux fils trop lâches. Quand elle reprit la parole, Jason constata avec soulagement qu’il s’agissait de nouveau de sa voix normale.
- Si tu savais combien je t’ai aimé, murmura-t-elle, le regard fuyant. Mais tu m’as abandonnée, trahie, poignardée dans le dos… Et maintenant, tu m’arraches la seule chose qui comptait un tant sois peu à mes yeux !
- Médée, calme-toi ! s’empressa de déclarer Jason avec des gestes qui se voulaient apaisants.
- Comment oses-tu m’adresser la parole ?! Comment oses-tu seulement te présenter à mon regard, Jason !? Me détruire une fois ne t’a-t-il pas suffit ?!
- Je te promets de ne plus jamais le faire, Médée, je te le jure, par le grand Dieu Jupiter !
- Alors que fais-tu encore là ?!
- Médée…
La jeune femme darda sur lui un regard impitoyable.
- Quoi ? cracha-t-elle avec hargne.
- En réalité, j’ai une demande de la part de Créuse.
Une incrédulité foudroyante se peignit sur le visage la prêtresse d’Hécate. Elle fronça les sourcils, se demandant sincèrement si le futur roi de Corinthe avait vraiment envie de mourir dans d’atroces souffrances.
- Que me veut-elle, cette putain aux yeux de biche ?
- Médée ! se récria Jason.
- Jason, parle au lieu de piailler, gronda doucement la magicienne, sentant sa patience arriver à son terme.
- Elle demande à ce que tu lui remettes ta robe de mariée.
Pour toute réponse, Médée éclata de rire.
- Alors ?
Jason et Créon étaient tous les deux installés sur un banc de pierre dans le jardin, observant Phérès et Merméros qui jouaient un peu plus loin. Leur père but sa coupe de vin avant de répondre, encore remué par son entrevue avec son ancienne épouse.
- Elle a accepté… Tout.
- Incroyable… murmura le monarque. J’ignore comment vous êtes parvenus à ce tour de force, mais je vous félicite.
- Le mariage ne sera pas remis en question… n’est-ce pas ? s’inquiéta Jason, peu désireux de voir la couronne de Corinthe lui filer entre les doigts.
- Créuse vous aime, Jason. Entre vous et Egée, c’est vous qu’elle choisira. Je dois le voir dans un entretien tout à l’heure. Je sens que notre conversation va être, hum… palpitante, grimaça-t-il.
- Merci, Créon.
- C’est moi qui vous remercie. Vous rendez ma fille heureuse et vous débarrasser mon royaume d’une sorcière. Que demander de plus ?
- Une autre coupe de vin ?
Le roi se mit à rire de bon cœur.
- Bien sûr, où sont donc mes manières ? Esclaves, du vin !
Et alors que tous deux s’enivraient, ils ne virent pas le regard que Phérès dardait sur eux. L’enfant se détourna de cette vision des plus pitoyables et leva les yeux sur le balcon où il aperçut sa mère.
Oui… La tragédie de Médée est en marche…
Créon s’était douté que sa conversation avec Egée serait houleuse. Celui-ci, en effet, n’apprécia guère que son amour lui soit enlevé par un autre homme.
- Je gouverne Athènes. Vous ne pourriez pas trouver meilleur parti pour votre fille ! Elle saura protégée, choyée, chérie, aimée. Elle mènera une vie que toutes les femmes jalouseront, alors pourquoi lui refuser un si bel avenir ?
- Corinthe et Athènes sont en bons termes, admit le père de Créuse. Vous possédez une cité magnifique, prospère et étendue, Egée. Mais Créuse aime Jason. Pour cette raison seule, je me dois de refuser votre proposition.
- Mais je l’aime également ! Vous préférez confier votre descendante à ce meurtrier en cavale à moi !
- Surveillez vos mots, Egée. Jason est un héros de Minerve, un courageux guerrier qui a triomphé de tous les obstacles et s’est acquitté de sa quête.
- Et qui a assassiné son propre oncle.
- Ce crime n’était pas de son fait. La coupable a été jugée et condamnée pour cela.
- La coupable ?
- Il s’agit de Médée, la princesse de Colchide, une terrible sorcière. Méfiez-vous en comme de la peste, elle…
- Elle n’est pas le sujet de cette conversation !
Son interlocuteur ne répliqua pas, peu désireux d’attiser la colère du monarque.
Créon n’était pas un mauvais roi, loin de là. Juste et droit, il prenait toujours ses décisions en suivant sa conscience, après avoir minutieusement pesé le pour et le contre. Il pensait ne pas avoir fait d’erreur en repoussant Egée, mais il avait sous-estimé l’amour que celui-ci nourrissait à l’égard de sa fille, un amour dévorant et obsessionnel.
Un amour de tragédien…
Médée s’accouda à son balcon. Bientôt, elle s’en irait… Son départ était prévu pour le petit jour. Elle allait tout quitter. Son échine se courba, comme trop lourde, incapable de supporter les souvenirs qui l’encombraient.
- Abandonnerais-tu ? siffla une voix à son oreille.
La jeune femme sourit doucement.
- Moi ? Renoncer ? Réfléchis donc un peu à tes paroles, Mégère.
La furie de la Haine, se contentant de la fixer de ses yeux plus noirs que deux puits sans fond. Sa sœur, Tisiphone, la Vengeance, ria et s’assit avec élégance sur la rambarde. Les serpents qui perçaient la peau de ses bras sifflèrent et s’agitèrent sous le menton de Médée qui ne leur accorda pas la moindre importance.
- Tu es notre quatrième sœur, Médée, sourit-elle en caressant sa joue du bout de ses griffes. Ne l’oublie pas.
- Cela n’arrivera pas, assura la magicienne, le regard dur. Soyez tranquilles.
Alecto, l’Implacable, qui se tenait jusqu’alors en retrait, s’avança nonchalamment.
- Nous attendons ton œuvre avec impatience. Appelle-nous quand tout sera prêt.
Toutes trois se volatilisèrent dans un panache de fumée. La princesse de Colchide semblait sonder les astres nocturnes du regard.
- La liqueur que j’ai versée dans la boisson d’Egée devrait faire effet, maintenant… Etonnez-moi, roi d’Athènes, soyez donc un bon petit pion…
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