- Bonjours, vous pourriez m’aider à retrouver mon corps, s’vous plaît ?
Je pensais pouvoir dire, sans me vanter, que j’avais déjà vu et vécu beaucoup de choses malgré mon âge. Entre ma mère qui m’avait abandonné à la naissance, les dettes monstrueuses de mon père, mon passage dans un centre de correction, mon adoption aux alentours de seize balais et autres joyeusetés sur lesquelles je passerai, oui, à vingt-quatre ans, peu de personnes pouvaient affirmer avoir fait tout ça.
Mon nom, Amedeo Kea, le prénom que m’a donné mon père, le nom de famille de mes parents d’adoption. Et, sur le pas de ma porte, Gianni Prochenzo, le SDF du coin, celui qui fréquentait le parc Van Gogh. A son air, je devinais qu’il n’avait pas quitté son banc pour une raison quelconque. Il ne quittait jamais son banc pour une raison quelconque. Il ne quittait jamais son banc tout court, d’ailleurs.
Il me tendait un sac d’où était sortie cette phrase curieuse et dérangeante. J’hésitais à m’en saisir, mais Gianni ne me laissa pas le choix et le fourra dans mes bras. Je poussai un soupir et lui fis signe d’attendre un instant.
- Darkie, dépêche-toi, tu vas louper ton bus, grognai-je en passant par le salon.
L’enfant, attablé devant son bol de céréales, ne me répondit pas, comme à son accoutumée. Il se contentait de mâcher mollement cette nourriture lyophilisée que j’avais en horreur tout en regardant des dessins animés débiles à la télé. Je retournai sur le pas de la porte avec un tupperware en main que je tendis à Gianni sans plus de cérémonie. Il me remercia d’un signe de tête et d’un sourire ; l’est pas bien bavard, lui non plus. Je le vis s’éloigner de son drôle de pas feutré et refermai la porte. Darkie m’avait déjà chipé le sac et s’employait à le fouiller.
- Ame’, m’appela-t-il.
Je m’accroupis près de lui, curieux de voir ce que nous avait apporté le vieux Gianni. Si je puis dire… Ça ne m’a pas déçu.
- Ah bah enfin ! Non, mais vous aviez l’intention de me faire poireauter encore longtemps là-dedans ! Mine de rien, il y fait chaud !
Darkie avait une tête entre les mains. Oui, une tête, vous avez bien lu. Je ne saisissais pas bien la blague, là… Le visage était celui d’une jeune femme, approchant de la vingtaine, je dirais, encadré par des cheveux blonds cendrés ondulés. Ses yeux verts dardaient sur moi un regard courroucé. Quel drôle d’objet…
- Jeu ? suggéra Darkie avec le si peu de mots qui le caractérisaient.
Agacé, je me tournai vers lui. Ce gamin, je l’avais trouvé, il y a quoi ? Deux ans ? Malade, à la rue. Depuis, il vit ici. Je n’ai jamais réussi à lui arracher la moindre info à son sujet, j’ignore même son prénom et son visage puisqu’il porte en permanence (même pour dormir ou se laver, j’ai vérifié) un masque de Dark Vador. C’est à peine s’il le relève pour se nourrir !
- Sûrement, acquiesçai-je. Remets ça dans le sac et va chercher tes affaires. A cette heure-là, le bus est déjà passé, je t’emmène.
Mais Darkie ne m’obéit pas, détaillant la tête. Il la posa délicatement sur le sol comme pour mieux l’étudier. L’intéressée ne semblait d’ailleurs pas bien heureuse d’être l’objet de cette observation.
- Non, mais oh ! s’emporta-t-elle. Vous voulez me disséquer aussi ! Bon sang, je me demande bien pourquoi ce clochard m’a amenée là si vous n’êtes pas fichus de me venir en aide !
C’est trop perfectionné pour être un jouet, ça, même un jouet japonais. Darkie, nullement déstabilisé par la colère de la tête, l’avait reprise. Il la logea dans le creux de ses bras et leva son masque sur moi.
- Besoin d’aide, me lança-t-il.
Tout être humain rationnel aurait déjà balancé cette chose par la fenêtre en espérant ne plus jamais croiser son chemin. Sauf que Darkie et moi, on se ressemblait assez à ce niveau-là : on n’avait pas toujours des réactions dites normales. C’est pourquoi, cette tête, on ne l’avait pas jetée, on n’avait pas hurlé, on ne s’était pas planqué sous une table et on n’avait pas appelé d’exorcistes. Au lieu de cela, j’avais consulté l’heure dans une grimace.
- Ton prof va gueuler, Darkie.
Le gamin hocha la tête et partit chercher son sac dans sa chambre. Je me retrouvais alors seul avec la fameuse tête qui semblait bouder. Elle roula soudainement vers moi.
- Je vous en prie, aidez-moi ! me supplia-t-elle avec des yeux baignés de larmes. J’ai perdu mon corps suite à un accident, je ne sais pas du tout où il peut être !
- Ton corps ? répétai-je.
Oui, je parle avec une tête, rien de plus normal. Bah, j’ai déjà vu tant de films d’horreur que plus rien ne m’étonne, que voulez-vous. Au XXIème siècle, avec les effets spéciaux et le libre accès aux œuvres de fiction grâce au net, on en voit tous les jours ! Une tête qui parle ? Banal.
- Oui, mon corps ! insista vivement la tête, visiblement ravie que je lui prête enfin un peu d’attention. Je l’ai perdu !
Un corps ? Mais comment on peut perdre un corps ? Surtout, comment on peut perdre le sien ? C’est insensé ! Ça a quand même son importance, le machin !
- Comment t’as fais ton compte ? voulus-je savoir.
Là, je vis la tête froncer les sourcils. J’ai dit un truc qui ne fallait pas ?
- Mais… vous n’avez pas peur de moi ? demanda-t-elle, apparemment froissée par ce constat.
- J’en ai vu d’autres, éludai-je.
- Alors ça, c’est trop fort ! s’énerva-t-elle pour de bon. Je quitte l’Irlande parce que je ne fais plus peur à personne, mais en France, c’est la même rengaine ! Vous ne croyez plus aux fantômes, aux morts-vivants, aux esprits et vous nous tournez en ridicule dans des films pathétiques ! Ah, vive le XXIème siècle, bravo ! Si j’avais mon corps, je vous applaudirais, tiens !
Darkie revint sur ces entre faits avec son sac de cours. Je me redressai et saisis la tête pour la déposer sur la table basse du salon.
- Je conduis le gamin à l’école et je reviens, indiquai-je.
- Hé, vous n’allez pas me laisser là ! s’indigna la tête. Non, mais, revenez !
Je refermai la porte sans prendre en compte les insultes. Darkie me tira par la manche pour que je me presse et nous descendîmes jusqu’au parking dans un silence familier. Nous nous installâmes dans la voiture et je mis en marche le moteur.
- Dullahan.
Je m’arrêtais dans ma manœuvre pour fixer Darkie qui venait de prononcer ce mot. D’après ma mémoire, un Dullahan était une sorte de cavalier qui tenait sa tête sous son bras et qui répandait la terreur autrefois en Irlande. Ils apportaient la mort et pouvaient posséder un fouet créé à partir d’une colonne vertébrale humaine. Sympathique.
- Tu parles de notre invitée surprise, déduisis-je.
Il acquiesça doucement. Je soupirai et jetai un coup d’œil à ma montre. Bon, de toute manière, les cours avaient commencé.
- On remonte.
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