- Madame Oman, votre déjeuner est prêt !
Les notes de piano s’évanouirent dans les airs puis une vieille femme apparut dans l’encadrement de la porte. Mon employeuse, une dame âgée, mais toujours aussi énergique. Elle trottina à sa place avec entrain et s’y assit sans plus attendre, visiblement impatiente de manger.
- Je vous ai fait un gratin d’endives, ça vous convient ? lui demandai-je.
- Evidemment, ma petite Kate, me sourit-elle. Ça sent rudement bon !
- J’espère que ça va vous plaire.
Enchantée, Kate Brolly. Femme de ménage à plein temps chez madame Oman, depuis un an maintenant. J’aime mon emploi, surtout celle pour qui je travaille, en réalité. Toujours enthousiaste et souriante, un véritable rayon de soleil. Moi qui n’ai pas été gâtée par la vie, je m’estime vraiment chanceuse d’avoir pu la rencontrer
- Tenez.
Je plaçai son assiette devant elle avant de m’attabler devant la mienne. Madame Oman prit la croix de son chapelet dans le creux de sa paume et prononça un bref bénédicité avant de s’attaquer aux légumes. Bien vite, un soupir de bien-être lui échappa.
- On déjeune toujours trop tard dans cette maison, bougonna-t-elle. J’ai l’estomac dans les talons !
Je suis réglée comme une horloge… Levé, 7h. Douche, 7h05. Petit-déjeuner, 7h15. Métro, 8h. Arrivée, 8h30. Début du travail, 8h40. Déjeuner, 13h25. Reprise du travail, 14h. Métro, 16h30, sauf le jeudi, je fais les courses, le jeudi, alors c’est 17h45. Douche, 18h30. Dîner, 19h. Coucher, 20h, sauf le vendredi, je regarde un film, le vendredi, alors c’est 22h.
J’ai des manies, des tics dont je ne parviens à me défaire malgré les années. C’est comme ça et puis c’est tout. J’ai essayé de me décaper, de m’arranger et de me rafistoler ! Mais rien n’a jamais fonctionné…
- En tout cas, très bonnes, tes endives, me complimenta madame Oman. Un peu trop de sel, peut-être.
- Je ferai attention, promis-je timidement.
- Je ne te gronde pas, enfin, Kate, ne prends pas ce petit air-là, me sourit-t-elle avec douceur. Ce n’est pas grave, mais alors pas grave du tout !
J’acquiesçai doucement. Ayant été remise à un orphelinat dès mon plus jeune âge, j’ai toujours eu l’impression de ne pas avoir ma place dans ce monde. De n’être qu’une erreur, un pas de travers, un regret dans la vie de mes parents. Cette impression, c’est une tache qui colle à la peau, une crasse qui semble ne jamais se détacher même si on met toute son ardeur à la frotter. Elle peut s’estomper, mais le malaise est toujours là, tapi dans ma poitrine. Parfois, elle sort les griffes pour s’amuser à me lacérer de l’intérieur. C’est une sensation absolument affreuse…
- Quand tu fais cette bouille-là, je sais à quoi tu penses, soupira madame Oman.
- Désolée, bredouillai-je.
- Cesse de t’excuser. Tu es une fille incroyablement gentille, ma petite Kate. Je suis heureuse de t’avoir rencontrée.
Puis son visage se fit soucieux.
- Comment vas-tu, en ce moment ? Tu m’as l’air encore plus maigre que d’habitude.
- J’ai perdu un peu de poids, avouai-je, confuse.
- C’est bien ce que je pensais ! Il faut te nourrir plus ! Reste pour le goûter. Jacobs m’a promis un délicieux gâteau ! A défaut de te remplumer, ça te rendra peut-être le sourire.
Je recalculai rapidement ma journée pour voir si ce décalage ne perturberait pas trop mon emploi du temps. Je n’aurai qu’à prendre le métro de 17h45, comme le jeudi, quand je fais mes courses.
- D’accord, acceptai-je. Merci, madame Oman.
- Je vais avoir mes deux bouts de chou pour le goûter, c’est super ! se réjouit mon employeuse, un sourire radieux aux lèvres.
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