Selon mon petit rituel de 16h30, je m’asseyais devant ma commode, celle du couloir, au premier. Elle était couverte de jolis napperons brodés pour que les cadres photos ne rayent pas le plateau en bois. J’aimais les contempler, ces clichés. Parmi eux, on trouvait le seul souvenir que j’avais de mes vrais parents, morts durant la guerre contre les boches. Quelques autres, de Chicago, ma ville natale, certains de ma famille d’adoption. J’aimais particulièrement celui de mon mariage. Ça s’était fait dans un petit village, dans une chapelle toute mignonne. Des photos de mes enfants, aussi. Je ne les ai pas vus depuis si longtemps… Cette petite bande d’ingrats m’a lâchement mise de côté après la mort de mon mari. Soi-disant parce que je devenais un peu maboule. J’étais juste folle de chagrin.
Je me serais laissée dépérir à ce moment-là si Jacobs n’avait pas franchi le seuil de ma maison. Il m’a redonné le goût de vivre, ce petiot.
- Tina, c’est moi ! Ah, salut Kate, c’est super de te voir ici !
Ah, en parlant du loup ! Je descendis l’escalier. Jacobs m’attendait en bas, avec son sourire chaleureux. Il pencha sa grande carcasse haute de deux mètres sur moi pour me faire la bise.
- Kate reste pour goûter, lui appris-je. Ça ne te gêne pas ?
- Pas du tout, me répondit-il. Je vais tout de suite en cuisine !
Il sortit de son sac toutes sortes d’ingrédients qui sentaient délicieusement bons. Son grand rêve, c’était de devenir pâtissier. Alors, souvent, il venait s’entraîner chez moi et me concocter des petites merveilles. C’est pour ça que je suis grosse comme une oie gavée, mais je ne me priverais pour rien au monde des visites sucrées de mon petit Jacobs.
Je l’ai connu quand il avait douze ans. Il travaillait pour un journal du coin et distribuait des sortes de prospectus pour qu’on s’abonne. Le journal appartenait à son oncle et il paraît que le petit lui avait cassé les pieds pendant près d’un mois pour qu’il l’engage pour se faire un peu d’argent de poche dans le but d’acheter des bonbons. Et moi, vieille folle que j’étais, à la vue de sa petite bouille toute souriante, j’ai éclaté en sanglots.
- Qu’est-ce que tu nous prépares ? lui demandai-je.
Il m’adressa un sourire espiègle. J’aimais bien son sourire. A la fois tendre et taquin.
On se connaît depuis un bon moment, maintenant. Au départ, il passait en coup de vent, une fois de temps en temps, comme un enfant qui se rappelle soudain qu’il a dans son entourage une vieille pénible à visiter. Puis, à chaque contrariété de la vie, il venait se réfugier ici. Il prenait un vieux livre de ma bibliothèque ou apportait sa console portative et s’asseyait dans un coin, en silence. Ce n’est que quand il a grandi qu’il s’est mis à me parler. De son rêve, de son enfance, de ses parents, de ses amis. J’ai cessé de lui faire des gâteaux pour lui laisser la place aux fourneaux et j’ai enfin arrêté de me sentir seule.
- Je fais un crumble, déclara-t-il. Le père de Nelson avait des pêches invendues dans son magasin, alors il me les a passées. Elles sont encore super bonnes !
- C’est une bonne chose. Comment vont tes révisions ?
Jacobs fit la moue en guise de réponse, ce qui me fit rire.
- Un problème ?
- Une leçon de physique complètement tordiote ! me répondit-il en langage jacobien. Un véritable casse-tête.
- Tu me feras voir ça.
Il acquiesça, le sourire aux lèvres. Une succulente odeur de pêches cuites commença à s’élever dans la cuisine alors qu’il les saupoudrait de sucre vanillé dans un geste expert.
- Comment va Kate ? me demanda-t-il avec une vague inquiétude dans la voix.
Les problèmes de santé de notre petite Kate, ma femme de ménage, sont toujours un sujet délicat pour nous. Elle possède un corps fragile et défaillant, ce qui lui a valu plus d’une hospitalisation l’année passée. Alors qu’elle mesure près d’un mètre soixante-dix, elle ne pèse au bas mot que quarante-cinq malheureux kilos.
- Rien à signaler, répondis-je en souriant faiblement. Au moins, elle n’a plus de crises en ce moment.
- C’est une bonne chose. Et vous Tina ? Après tout, vous êtes une vieille maintenant !
- Rhô, sale gosse !
J’ai soufflé mes quatre-vingts bougies la semaine dernière et ce chenapan n’arrête pas de me taquiner au sujet de mon âge depuis. Je remarquai alors que l’aspirateur était arrêté voilà maintenant quelques bonnes minutes, mais Kate n’était toujours pas descendue nous rejoindre. Jacobs avait dû suivre le même raisonnement que moi car il déposa la préparation qu’il avait en main sur le plan de travail.
- Kate ! appelai-je.
Aucune réponse. Jacobs s’élança dans les escaliers. Pendant quelques secondes qui me parurent interminables, je restai seule au bas, alors que le stress m’envahissait par bouffées glaciales. Soudain, la voix de Jacobs s’éleva.
- Tina ! Appelez une ambulance !
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