Ayant fini de lire ma BD de bonne heure, j’avais joué un peu avec le clebs sous le pont avant de le laisser. N’ayant ni montre ni portable pour mesurer le temps, j’ignorai quelle heure il pouvait bien être. Je peux rentrer sans risquer de me faire griller par Ame’ ou c’est encore trop tôt ? J’sais pas, alors je continue à marcher, mon sac sur l’épaule. Mon estomac réclamait bruyamment à manger, faut dire que je ne m’étais pas occupé de lui depuis ce matin. Je fouillai dans mes poches et en retirai quelques piécettes. Avec ça, au moins, je pense que je peux m’acheter une barre chocolatée à l’épicier du coin, celui où je vais avec Ame’ de temps à autre, quand l’envie de sortir me prend.
Quand j’entrai dans l’épicerie, une bouffée de froid bienvenue m’accueillit. A la caisse, un ado avec un piercing à l’arcade sourcilière lisait un magasine avec une marque d’ennui flagrante sur le visage. Il releva à peine la tête à mon arrivée, ce qui m’arrangeait. Je n’aimais pas que les gens me regardent, mais faut dire que le masque Dark Vador attire pas mal l’attention. Je passai par le tourniquet et je me mis à parcourir les rayons tranquillement.
J’aimais bien cet endroit. Il n’y avait jamais beaucoup de monde, alors je n’avais pas besoin de marcher constamment dans l’ombre d’Ame’ pour éviter de me faire voir. Pourquoi ? Parce que j’ai une crainte. Mais je crois qu’on se connaît pas encore assez pour que je vous avoue ça. Vous en savez déjà beaucoup sur moi…
Vous en savez d’ailleurs plus sur moi que je n’en sais sur mon faux tuteur. L’un comme l’autre, on n’est pas les plus bavards de la terre. De temps en temps, il joue de la guitare, assis sur son lit, mais ça a l’air douloureux quand il le fait. Une fois, j’ai secoué un peu l’instrument, et j’ai entendu un truc se balader à l’intérieur. Lui aussi semble avoir eu une vie compliquée. P’t’être qu’on s’est bien trouvés, nous deux.
Perdu comme je l’étais dans mes pensés, je me heurtai à un homme adulte. Je levai mon regard sur lui, surpris et bredouillant de honte. Mes sentiments négatifs s’évanouirent dès que je croisai son regard.
- Darkie ?
- Ame’, répondis-je.
Je le vis consulter sa montre rapidement, sourcils froncés. Visiblement, le fait que je sois là ne lui plaisait pas énormément. Il avait sur l’épaule le sac de courses habituel qui me semblait déjà bien plein. Un ricanement me donna un indice sur le contenu, d’ailleurs.
- Aylce ? l’interrogeai-je.
Ame’ hocha la tête. Il me fit signe de le suivre avant de repartir entre les rayons. Il ne me posa pas de questions, ne m’engueula pas, ne me fit pas la tête et ne me frappa pas. Il n’établissait jamais de contact physique, Ame’. C’est aussi ce que j’aimais, chez lui. Comme j’aimais l’odeur de son shampoing et nos soirées télés. Peut-être qu’aux yeux de beaucoup, nous menions une vie vraiment étrange, mais elle me plaît, cette vie. Elle est confortable, elle est douce amère. Evidemment, Ame’ et moi ne formons pas la famille idéale, mais je n’irai pas jusqu’à dire, en réalité, que nous formons véritablement une famille…
Je le vis se saisir d’un pot de Nutella pour le glisser dans le sac, malgré les protestations étouffées de Aylce. Il détestait ça, Ame’, le Nutella. A l’appart’, y’a que moi qui le mange. Voilà aussi pourquoi je l’aime bien, mon faux tuteur. Pour ces petits gestes insignifiants qui marquent beaucoup.
Je m’attardai dans le rayon, surnommé gentiment “cochonneries et graisse en boîtes” par Ame’. Un homme en chemise se tenait là, un air renfrogné sur le visage, comme si ça lui déplaisait de devoir acheter des trucs pareils. En attendant, il bloquait le passage, ce con. Sans hésiter vraiment, je le bousculai pour accéder à ce que je désirai. L’inconnu baissa son visage sur moi et écarquilla les yeux quand il vit mon étrange accoutrement. Ben quoi, il a jamais vu Star Wars, ou quoi ? Ce n’est tout de même pas ma faute si je suis né du mal, si j’appartiens fatalement au côté obscur de la force.
- Darkie, qu’est-ce que tu veux encore ? grommela Ame’ dans mon dos. On a déjà pris du Nutella, c’est bon, là.
Sourd à ses dires d’adulte raisonnable, je me saisis d’un pot de beurre de cacahouète que je lui tendis.
- Pour Aylce, me justifiai-je.
Ame’ poussa un soupir exaspéré. Il allait me répondre quand il remarqua que l’inconnu le fixait d’un air estomaqué. Ses sourcils se froncèrent, comme si sa présence le dérangeait.
- Amedeo, parvint à balbutier l’homme dans un murmure étranglé.
L’intéressé fronça un peu plus les sourcils, comme si la tête de l’autre ne lui revenait pas. Je n’aimais pas du tout l’ambiance qui régnait tout à coup dans le rayon. Ça puait la poussière, le souvenir renfermé, comme quelque chose oublié qui s’échappe d’un coffre mal verrouillé…
- C’est qui, Ame’ ? demandai-je timidement.
Mon faux tuteur poussa un soupir. J’entendis vaguement un ricanement d’Aylce, mais Ame’ la fit taire en posant, un peu violemment, le sac à terre.
- T’es lequel, déjà ? lança-t-il. Célie, non ?
- O… Oui, bafouilla l’inconnu.
- Voilà, c’est ça, Célie. Darkie, lui, c’est un des fils Kea.
Kea ? Il avait le même nom qu’Ame’ ? C’était bizarre. Ame’ aurait une famille ? Je n’y comprenais pas grand chose. Il ne m’avait jamais parlé d’une famille. Alors que des centaines de questions se bousculaient dans ma tête, un bruit strident me fit sursauter. L’Autre se mit à jurer alors qu’il portait une main à sa ceinture pour en décrocher un biper. Il leva un regard hésitant sur Ame’, comme si ça lui coûtait incroyablement de devoir le quitter. Quant à mon faux tuteur, il demeurait d’une neutralité absolue, ce qui me rassura. Un Ame’ bouleversé, ce n’est pas Ame’, ce n’est pas mon Ame’.
- Je dois y aller, avoua le Célie avec difficulté. Je… Content de t’avoir enfin revu, Amedeo !
Puis il se mit à courir loin de nous.
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