J’avais confié le sac de course à Darkie et lui avais demandé de partir vers la caisse. Je n’avais aucunement envie qu’il me voit dans cet état. Les jambes légèrement flageolantes, je m’appuyai contre un rayon un court instant, juste le temps de reprendre mon souffle. Saleté… Ça m’avait surpris. Je ne pensais pas qu’un membre de la famille Kea recroiserait ma route, un jour. J’avais fait en sorte que cela ne soit pas possible. Mais on dirait que l’avenir n’est vraiment pas quelque chose qu’on peut contrôler avec autant de facilité…
Je déteste me rappeler de mon passé. C’est comme une croûte à peine formée sur une plaie. Dès que je pense à cet “avant”, des ongles invisibles viennent gratter ladite croûte et le sang se met à couler.
Célie Kea… L’un des premiers enfants adopté par le couple Kea qui, par la suite, a pris sous son aile plein d’autres gosses. Je faisais partie du lot, comme s’ils avaient choisi un sac de fruits pourris pour tenter de faire quelque chose de ces trucs laids et gâtés.
Ils m’ont repêché dans un centre de correction. J’y avais été envoyé pour avoir poignardé mon paternel. J’aurai dû y rester jusqu’à ma majorité et faire quelques années de plus en prison. La peine n’était pas très lourde car on disait que j’avais des “circonstances atténuantes”.
Ouais, il me battait.
Un jour, il a voulu me pousser par la fenêtre.
Il n’en a pas eu le temps.
Je passai une main fatiguée sur mon visage. Tâchant de rien laisser paraître de mon trouble, je me dirigeai vers la caisse. Darkie était en train de tout décharger sur le tapis roulant. Quand je le vis ajouter le pot de beurre de cacahouètes au reste des achats, je récupérai lestement l’objet du crime, sourcils froncés.
- Je n’avais pas donné mon accord, Darkie, grognai-je.
- Ah, b’jour, monsieur Kea.
Le caissier me sourit. C’était lui aussi qui s’occupait des clients, le mercredi, quand je venais faire les courses. Le fils du propriétaire, un p’tit gars sympa.
- Bonjour, Nelson, le saluai-je à mon tour.
Il me tendit la main pour que je lui passe le pot interdit. Il le rangea sous la caisse dans le but de le remettre en rayon plus tard. Son regard glissa vers Darkie dont le masque semblait lui plaire.
- Il est de vous, ce gosse ? m’interrogea-t-il, curieux.
- Oui, mentis-je. Mais il a cours d’habitude, à cette heure-ci.
Je vis les épaules de Darkie se raidir. Bien que je n’ai pas pris de ton méchant, il savait que je n’étais pas content. Je n’allais pas l’engueuler pour autant. Je ne savais pas comment faire. Les Kea ne m’avaient jamais crié dessus. Et je n’ai pas vraiment envie de suivre l’exemple de mon père… Nelson m’adressa un petit rire.
- Bah, on a tous déjà séché, me rassura-t-il. Du moment que ce n’est pas trop souvent, hein.
Séché ? Non, je n’en avais pas souvenir. Quand j’étais au lycée, j’avais déjà été adopté par les Kea. Ils m’avaient tiré du plus affreux des cauchemars pour me donner une nouvelle chance dans la vie. Sécher, leur faire de la peine, les décevoir… Je m’étais interdis toutes ces choses.
Même si mon départ silencieux a du les détruire. Mon bac dans la poche, ma guitare sur le dos, j’ai quitté la maison sans un mot, un regard. J’ai tranché tout lien avec eux et, si c’était à refaire, je recommencerai.
Autant de fois qu’il le faudrait.
Je remplis rapidement le sac de courses. Je vis du coin de l’œil le père du caissier, Olivier Morras, suivre mes mouvements depuis son bureau. Bah tiens, en parlant de passé… J’esquissai un sourire. Peut-être qu’un jour il arrêtera de me regarder comme si j’allais le dévorer, celui-là.
- Bonne soirée, monsieur Kea et merci de votre visite, me sourit Nelson en me tendant le ticket de caisse.
Je le récupérai et balançai le sac de courses sur mon épaule sans prendre garde aux injures étouffées d’Aylce.
- Bonne soirée à toi.
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