- Je ne sais plus quoi faire, Gianni.
Le SDF ne répondit pas, comme à son accoutumée, se contentant de mâchonner le sandwich que je lui avais amené. Je passai une langue nerveuse sur ma lèvre supérieure.
- Delphine me demande de plus en plus d’argent, avouai-je. Si ça continue, je n’arriverai plus à la payer. En plus, mon fils, vous savez, Nelson, pense que je couche avec elle, comme il s’agit d’une prostituée. Je ne peux pas lui dire la vérité. Je suis coincé, Gianni…
Je pressai nerveusement mes paumes l’une contre l’autre en fixant le bout de mes chaussures. La lune était déjà haute dans le ciel, mais je n’avais pas envie de rentrer à la maison. De rentrer et de retrouver cette atmosphère lourde de non-dits…
- Ça toujours été comme ça depuis mon divorce, avouai-je péniblement. Nelson m’en veut terriblement, encore aujourd’hui. Il ne le dit pas, mais je le sais.
Gianni sortit une couverture d’un sac en plastique, glissé sous banc, et s’y pelotonna avec un soupir de bien-être. Je lui jetai un regard en coin, surpris.
- Peut-être devrai-je l’affronter, réalisai-je. Peut-être devrai-je tenir tête à Delphine une bonne fois pour toute. Après tout, ce n’est qu’une femme… Pour quelle raison ne pourrai-je pas lui tenir tête ? Je suis un homme, je peux très bien la dominer facilement. Quant à Nelson, lui parler ? Non, il ne m’écouterait pas, cela ne sert à rien.
Je poussai un grave soupir, ne sachant que faire. Mon regard se perdit dans les ombres des arbres que projetaient les lampadaires. Tout était si calme…
- Dire qu’à Paris, encore à cette heure, on voyait plein de promeneurs. Ici, pas un chien. Ah, ça m’a vraiment fait bizarre de déménager à Honeda. Passer d’une cité grouillante d’activité à une ville plutôt pépère… Ça m’a fait vraiment du bien, mais ça m’a encore éloigné de mon fils parce que je l’ai arraché à tout ce qui comptait pour lui… La vie nous joue vraiment des sales tours, n’est-ce pas ?
J’émis un petit rire qui ressemblait à un gargouillis. J’ai toujours détesté mon rire, je le trouve assez… bizarre.
- Ça me rappelle la fois où Nelson est revenu de chez le coiffeur avec tout un côté du crâne rasé. Il se coiffe toujours comme ça, je trouve ça d’un ridicule… Mais c’est mon fils, je ne vais pas le forcer à faire ce que je voudrais qu’il fasse, n’est-ce pas ? Sinon, ça ne serait plus lui.
Gianni ne me répondit pas. Il ne répond jamais. Il enfonça son béret élimé sur ses yeux et je sus que la séance était terminée. Je me levais, légèrement inquiet à l’idée de devoir traverser tout le parc plongé dans la pénombre. D’un pas rapide, je commençai à m’éloigner sans ajouter un mot à l’adresse du SDF.
C’est alors que je le rencontrai. Il semblait errer dans le coin, comme une âme en peine. Au détour d’une allée, je le bousculai sans le faire exprès et il s’effondra dans la poussière.
- Je suis désolé ! m’excusai-je rapidement en m’accroupissant à ses côtés. Vous allez bien ?… Attends, Jacobs ?
L’adolescent releva la tête. Ses cheveux noirs mi-longs étaient attachés à la va vite par un élastique qui menaçait de se faire la malle. Il s’agissait du meilleur ami de mon fils, Jacobs Kles, un terminal.
- Ah, c’est vous, m’sieur Morras, grogna-t-il à mon intention.
- Que fais-tu ici à cette heure ? m’inquiétai-je.
- Rien, m’sieur.
- Je vais te raccompagner chez toi, c’est plus prudent.
- Ne vous donnez pas cette peine ! refusa-t-il précipitamment, visiblement gêné de cette attention. Je vais me débrouiller !
- … Tu ne sembles pas aller bien.
Son teint était pâle et ses yeux fuyants. Il me sourit péniblement.
- J’ai eu une après-midi chargée, m’avoua-t-il. Une amie a fait un malaise et ils veulent la garder à l’hôpital de peur qu’elle ne fasse une rechute. Elle a toujours eu des problèmes de santé.
Un silence embarrassé s’installa. C’est fou, on ne trouve jamais quoi dire dans des circonstances pareilles ! Jacobs dérangeait du bout du pied les gravillons de l’allée, perdu dans ses pensées. Finalement, je l’attrapai par l’épaule.
- Allez, viens, lui souris-je. Je te ramène chez toi.
- D’accord, m’sieur.
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