Ah, doux mercredi, douce matinée de congé… Oui, c’était en général ce que je me disais chaque mercredi matin, mais là, je n’y pensais pas vraiment. La rencontre d’hier avec Amedeo ne cessait de me tourner dans la tête. Elle repassait encore et encore, inlassablement. Il avait changé… et en même temps, j’ai eu l’impression de retrouver l’adolescent avec qui je partageai ma chambre autrefois.
Ah, pardon, je devrais me présenter correctement ! Je m’appelle Célie Kea, j’ai vingt-quatre ans. Actuellement, je suis infirmier en bloc opératoire. Heu, quoi d’autre… ? Ah, j’aime nager et manger du chocolat. Et j’aime mon frère, aussi. Désespérément. Avant de m’adresser des regards dégoûtés, laissez-moi vous expliquer la situation.
Je fais partie d’une immense famille. Mes parents sont de bons samaritains par excellence : ils ont adopté une ribambelle de gosses dont personne ne voulait, comme mon frère, Célestin, qui est autiste. Moi ? Bah, je venais d’une famille qui comportait une mère droguée et un père invisible. A l’âge de six ans, j’avais le sang bourré de cocaïne. Alors, les Kea m’ont pris sous leur aile. Ils m’ont placé en centre de désintoxication où ils venaient souvent me rendre visite. A ma sortie, j’étais adopté.
Ils sont la meilleure chose qui me soit arrivée dans la vie. La meilleure, et la pire.
Il est arrivé dix ans plus tard avec pour seuls bagages une guitare et un regard qui témoignait qu’il avait déjà vu beaucoup. L’histoire, c’est que son père avait des dettes jusqu’au cou et qu’il buvait. Cet homme reportait toute sa frustration, toute sa colère sur son gosse en le battant. Il a tenté de le tuer pour de bon lorsqu’il avait seize ans, mais lui, il était devenu assez grand et assez fort pour se défendre.
Il a poignardé son paternel. Un coup de couteau dans le dos. Apparemment, la blessure n’a pas été fatale, mais on n’en sait pas plus. Les Kea seraient toujours en contact avec lui, mais ils ont toujours refusé de dire quoi que ce soit à ce sujet. Et Amedeo n’a jamais voulu en savoir plus non plus.
Sa guitare semblait renfermer des secrets interdits qu’il a toujours refusé de confier à quiconque. Elle sonnait un peu bizarre, mais les mélodies qu’il parvenait à en tirer étaient magnifiques.
Je partageais ma chambre avec lui si bien que je pouvais l’écouter jusqu’à plus soif. Il s’asseyait en tailleur sur son lit, son instrument sur les genoux, les yeux clos. C’était uniquement dans des moments comme ça que je le voyais sourire.
Puis il a disparu. Aussi brutalement qu’il est réapparu devant moi, au détour d’un rayon. Je me demandais sincèrement si Dieu se foutait de ma gueule ou s’il avait pitié de moi…
Je me tenais sous un porche, à fixer la sonnette d’un air intense, comme si elle pouvait être la réponse à toutes les questions qui me tourmentaient.
- Ah, Célie !
Je me retournai. Ma mère se trouvait derrière moi, son sac de courses à la main. Elle portait encore ce vieux cardigan que je lui avais tricoté pour l’un de ses Noëls (un de mes côtés féminins que je garde secret).
- Tu viens nous rendre visite, me sourit-elle, ravie. C’est très gentil de ta part de penser aux vieux croulants que nous sommes.
- Maman, tu n’as même pas soixante ans, protestai-je.
Elle rit et m’invita à la suivre. Les petits (c’est ainsi que je qualifiais mes frères et sœurs encore présents dans le domicile familial) étaient tous en cours, si bien que j’avais mes parents pour moi tout seul. Mon père se trouvait, comme à son habitude, en train de passer le balai dans la salle à manger, là où il y a toujours beaucoup de dégâts après la catastrophe appelée petit-déjeuner. Je saluai respectueusement la pauvre table qui était obligée d’accueillir des enfants surexcités tous les matins. Tu as bien du courage !
- Ah, mon petit Célie !
Mon père me prit dans ses bras et me colla une grosse bise sur la tempe. Il alla faire le café et ma mère m’invita à m’asseoir dans le salon, où nous avions l’habitude de discuter ensemble.
- Comment s’est passée la prise de médicaments d’Elise, ce matin ? leur demandai-je.
- Plutôt bien, sourit ma mère avec chaleur. Elle supporte de mieux en mieux son traitement. Bientôt, je l’espère, elle pourra quitter sa chambre.
- Je monterai lui dire bonjour, tout à l’heure.
Papa déposa ma tasse de café sur la table basse, accompagnée, comme toujours, de son sempiternel spéculos. Je me souvenais encore de la première fois qu’il m’en avait offert un, à ma sortie du centre de désintoxication.
- Alors ? me lança-t-il. Ça va toujours avec la petite Bonie ?
- Ça va, éludai-je dans un grognement.
Je sors avec une collègue de boulot depuis quelques mois maintenant. C’est… Comment dire ? Une relation foireuse, ouais, y’a pas d’autres mots. Je ne sais même plus comment on a fait pour se retrouver ensemble, elle et moi. C’est toujours la guerre entre nous. Enfin… Je crois que, l’un comme l’autre, on préfère ça plutôt que de rentrer le soir et de retrouver un appartement froid de présence humain.
- Tu as l’air préoccupé, s’inquiéta maman. Il s’est passé quelque chose ?
Je grignotai mon gâteau, hésitant. Puis je l’avalais d’un coup.
- J’ai revu Amedeo.
Je vis les yeux de mes parents s’agrandir de surprise. Mon père pressa une main de ma mère dans la sienne. Ils avaient l’air stupéfaits, bouleversés par la nouvelle.
- Tu l’as… revu ? murmura maman.
J’acquiesçai. Amedeo avait quitté notre vie sans un au revoir, sans un signe qui aurait pu annoncer son départ. Du jour au lendemain, il avait franchi le seuil de la maison et il n’était plus jamais revenu. Nous n’avions jamais eu de nouvelles de lui après ça.
- Comment va-t-il ? demanda papa, les yeux luisant d’espoir.
- Bien, je suppose, souris-je doucement. On s’est plus croisé qu’autre chose, mais j’espère pouvoir rapidement lui remettre la main dessus. Il était accompagné d’un enfant.
- Un enfant ? s’étonna maman. C’est vrai ? On a un petit-fils ?
La nouvelle semblait la ravir. Elle me bombarda ensuite de questions auxquelles je répondis tant bien que mal. Ame’ avait-il réussi à grandir, qu’est-ce qu’il faisait dans la vie, comment s’appelait son fils, s’il mangeait correctement, où est-ce qu’il vivait, est-ce qu’il était marié… ? Quand le flot se tarit, j’étais sur les genoux. Maman et Papa semblaient se satisfaire du peu d’informations que je leur avais donné. Après tout, c’est vrai que c’est mieux qu’un vide absolu, hein…
Ensuite, je montai rapidement à l’étage et toquai à la porte la plus proche.
- Elise, c’est moi, je peux entrer ?
Un petit « oui » me parvint. Je poussai le battant et pénétrai le monde étouffant de la maladie que je connaissais pourtant si bien. Sur son lit, assise contre une pile de coussins, un livre sur les genoux, ma petite sœur m’adressa un sourire.
- Bonjour, Célie.
Elise, quatorze ans. A vécu toute sa vie dans un centre hospitalier qui ne traitait pas correctement sa maladie dans le seul but de la garder dans leurs services. Ainsi, ils pouvaient soutirer de l’argent à ses riches parents en toute tranquillité. Ils la droguaient et lui injectaient toutes sortes de produits étranges. Mort des parents, fortune qui s’écroule, personne pour recueillir la petite Elise.
Arrivée des Kea.
Je m’assieds sur le bord du lit. Elise a une peur bleue des hôpitaux, ce qui est nettement compréhensible. Alors, à l’aide du médecin familial, c’est moi qui m’occupe d’elle pour lui donner le traitement qui lui permettra de guérir définitivement et vivre pleinement sa vie. Pour l’instant, elle est là, à lire, à dévorer des mondes de lettres et de magie. Récemment, je lui ai prêté quelques comics, aussi. Elle aime moins, ce qui ne l’empêche pas de m’en réclamer régulièrement.
- Comment tu te sens ?
- Ça va, me répondit-elle. J’ai beaucoup dormi.
- Qu’est-ce que tu lis ?
- Un livre que Célestin m’a prêté.
Elle me montra la couverture. Arsène Lupin, hein ?
- Tu aimes ?
- Beaucoup ! C’est passionnant.
- Tant mieux, alors.
Nous papotâmes encore un moment puis je m’éclipsai pour retourner en bas. Midi trente, les petits n’allaient pas tarder. Je passai en cuisine et décrochai un tablier que je passai autour de mon cou.
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