Je trottinai dans le parc Van Gogh, à la recherche du psychologue le plus efficace et le moins cher de la ville. Il était toujours situé au même endroit, mais j’avais du mal à me repérer ici ; je venais si peu souvent que j’arrivais à me perdre dans les allées. Il faut dire qu’à quatre-vingts ans, on a un peu la mémoire qui flanche.
Finalement je le repérai. Par chance, il n’y avait aucun client avec lui. Alors je vins m’asseoir sur le banc, à ses côtés.
- Bonjour, Gianni.
Le SDF ne répondit pas, comme de coutume. Je lui tendis une belle boîte cartonnée.
- Jacobs a fait trop de gâteaux, aujourd’hui, lui expliquai-je. Vous n’êtes pas allergique aux amandes, j’espère ?
Gianni prit la boîte et la déposa sur ses genoux. Il piocha dedans et croqua dans une pâtisserie. La séance pouvait commencer.
- Je vis vraiment une période morose, me lançai-je. Mon petit Jacobs est de plus en plus pris par les révisions de son bac, il ne peut pas être très souvent à la maison. Mais il continue quand même de venir s’entraîner. Je ne doute pas un seul instant qu’il deviendra un fabuleux pâtissier ! Oh ! Il nous est arrivé quelque chose de terrible hier !
Gianni sursauta, apparemment surpris par ma brusque hausse de ton. Je m’excusai avant d’enchaîner, pressée de déverser ce que j’avais sur le cœur.
- Vous savez, Kate Brolly, oui, ma petite Kate… Oh la pauvre… Tout semblait bien aller, pourtant. Elle a toujours eu une santé des plus vacillantes, vous vous rappelez, je vous en avais parlé. Elle a fait un malaise, hier. La peur que j’ai eue… Un instant, elle passait l’aspirateur, l’instant d’après, elle était à terre. Jacobs était là, on a appelé une ambulance. J’ai pleuré toute la soirée. Quelle frayeur…
Je sentis de nouveau les larmes me monter aux yeux à ce souvenir. Mon mari était mort, mes enfants m’avaient tourné le dos, je n’avais plus que Kate et Jacobs au monde. S’il l’un d’entre eux venait à disparaître, je deviendrais folle. Folle de chagrin, folle de peur ou de rage. Je ne supporterai pas une nouvelle perte… Bien sûr, un jour, proche, même, Jacobs partirait faire ses études, mais il y aura toujours Kate… non ?
Je fondis en larmes. Gianni me regarda d’un air surpris. Il fouilla les alentours du regard, ne semblant que savoir faire de la vieille cloche que j’étais. Je me gourmandai pour reprendre mes esprits, mais j’étais encore toute secouée de sanglots. Je le vis alors tirer de sa poche un mouchoir crasseux qu’il me tendit. Je souris et repoussai gentiment sa main.
- Merci, ça ira, lui indiquai-je ayant, en réalité, peu envie de fourrer mon nez là-dedans.
Il n’insista pas et enfouit l’immonde chose dans sa poche. Je reniflai un bon coup, enfin calmée.
- Je suis une vraie madeleine, avouai-je, penaude. Excusez-moi.
- …
- J’ai quatre-vingts ans, je commence à me faire vieille. L’âge se fait ressentir, depuis un moment maintenant. J’ai du mal à monter les escaliers, mon dos me fait mal, je n’arrive plus à tout faire chez moi… Je sais que ce n’est pas rigolo de tenir compagnie à une petite vieille comme moi, mais j’ai tellement peur de finir seule…
Je frissonnai. C’était la première fois que je parvenais à mettre des mots sur ce que je ressentais… La réputation de Gianni en tant que psychologue n’était pas usurpée ! Je me levai.
- Merci pour votre temps, Gianni. Ça m’a fait énormément de bien.
Alors que je commençais à m’éloigner, je croisai le regard d’un jeune homme. Je le reconnus ; j’avais eu recours à ses services, il y a trois ans, quand j’avais perdu mon chat. Il me l’avait ramené sain et sauf, mais cette pauvre bête était décédée peu après sous les roues d’un camion. Il faut croire que son nom, Lucky, ne lui avait pas été d’une grande aide.
- Bonsoir, Amedeo, le saluai-je.
- Bonsoir, madame Oman, me répondit-il avec un sourire. Comment allez-vous ?
- Mieux, je reviens du banc de Gianni.
- Des soucis ?
- Rien de bien alarmant. La vieillesse me rend mélancolique.
- Ah oui ? Je vais vous laisser, je dois y aller, moi aussi.
- Bonne séance.
Il eut l’air amusé par mes paroles. Il prit alors silencieusement congé. Je souris doucement. C’était un bon garçon, un peu trop solitaire, peut-être, pour son propre bien, mais rarement désagréable. Dans mon dos, je l’entendis apostropher notre SDF préféré de cette manière.
- Hello, Gianni. May I talk to you ?
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