Le projet “revitalisation” a été mis en place il y a maintenant bien des années. Tout d’abord, personne n’y croyait. L’idée qu’une science eût été assez avancée pour permettre de rajeunir les êtres humains, jusqu’à la moindre petite cellule, c’était totalement irréaliste, irréalisable ! Pourtant, dans les rues, les affiches s’étaient multipliées. Je me le rappelle encore, je n’étais alors qu’une toute petite fille. Sur ces affiches orangées absolument immenses, on voyait un sablier gigantesque en verre. En haut, enfoncée jusqu’à la taille dans du sable très jaune, une vieillarde affichait un visage d’une grande tristesse. Mais le sable fuyait, s’échappait et de là naissait une jeune fille radieuse qui écartait les bras, comme sous le charme de quelque enchantement. Son sourire était tellement beau qu’il avait fait bondir mon cœur d’enfant dans ma poitrine menue.
C’est alors qu’elles sont apparues. Les premières personnes “revitalisées”. Une célèbre émission télévisée avait suivi leur parcours. On avait regardé ça avec maman, je m’en souviens. Sur l’écran, trois honorables vieillards au visage doux et au regard usé avaient parlé longuement avant de disparaître dans l’institut de “revitalisation”. Et quand ils étaient revenus, rayonnants, ils avaient retrouvé leur jeunesse d’autrefois. L’un d’entre eux était devenu un champion de marathon.
Ma mère s’est aussitôt insurgée en tant que fervente défenseuse du cours de la nature. Pourtant, ses mains tremblaient et ses yeux brillaient de convoitise. Moi, je ne savais pas quoi penser. C’était étrange de voir des êtres humains être recyclés comme de vulgaires objets. Le corps ressemblait étrangement à un emballage qu’on pouvait remplacer. Sauf qu’on ne le remplaçait pas, on le… réparait.
La technique de “revitalisation” a fait le bonheur des riches. Heureusement, ou malheureusement, cela s’est très vite démocratisé. Les hôpitaux en ont acheté en quantité affolante pour pouvoir soigner des cancers, des peaux calcinées et des blessures graves. On parvint même à réveiller des personnes plongées dans des comas prolongés. De par tout le monde, la “revitalisation” fit des miracles absolument prodigieux. L’être humain était maintenant capable de vaincre Dieu en personne.
Bien entendu, certains s’y opposèrent farouchement. Il y eut d’abord les religieux. Le pape discourut longuement à ce propos. Les termes “abomination” et “contre nature” revenaient très souvent dans ses paroles. Pourtant, quand il fut sur le point de mourir de vieillesse, sa foi vacilla soudainement. En pleine crise de croyance, il se tourna vers la science. La science le sauva. Il refusa de paraître de nouveau face aux fidèles.
Le projet de “revitalisation” comptait de plus en plus de partisans et de moins en moins d’adversaires. A l’heure où je vous écris, je suis l’une des dernières humaines qui ai exigé qu’on la laisse vieillir. J’ai vu autour de moi tous mes amis rajeunir, ma famille payer pour une nouvelle jeunesse. Au final, à l’approche de la mort, peu sont ceux qui résistent à la tentation de prolonger le séjour sur cette terre. L’inconnu est un gouffre abyssal où réside tout l’imaginaire des hommes. Ce qu’il y a de l’autre côté terrifie tant que l’imagination ne cesse de travailler, effrayant les plus vaillants, ébranlant les plus croyants.
Je suis fière de pouvoir dire que je n’ai pas failli. Rajeunir ? Mais que ferais-je ? J’ai vécu une vie merveilleuse, remplie d’amour et de fragments de bonheur. Bien sûr, j’aurais souhaité faire plus, évidemment, qui ne souhaiterait pas ? Mais cela me semblait absurde. En me promettant de ne pas vivre une nouvelle fois, j’avais profité pleinement de chaque instant. Combien de fois ai-je du faire la leçon à mes enfants pour qu’ils respirent à plein poumons chaque minute de leur temps limité ? Combien de fois m’ont-ils répondu qu’ils le feront “la prochaine fois” ?
La “revitalisation”, je l’ai refusée jusqu’au bout. J’étais déterminée à partir tranquillement, j’avais même préparé chaque membre de mon entourage. Je ne me serais alors jamais doutée que ce serait lui qui me tirerait vers le passé. Tous ont refusé de me laisser m’élever. Alors que je mourrais, ils m’ont placé en institut de “revitalisation”. A l’heure où je vous écris, vous, les générations futures, je suis une petite fille maladroite, furieuse.
Quand je me suis réveillée dans ce sarcophage de verre, baignée d’un liquide amer et bleu, j’ai cru devenir folle. Ils m’ont rajeunie contre ma volonté. Ils s’en sont excusés en pleurant. Comment pourrais-je leur pardonner ? Ils étaient tous là, rassemblés autour de moi, pitoyables et faibles d’esprit. Ils n’avaient même plus conscience de ce qu’était la volonté propre d’une personne.
J’ai sauté par une fenêtre. Je suis certaine d’être morte. Personne ne peut survivre d’une telle chute. Pourtant, je suis toujours là. Ils m’ont ramené à la vie. Nous ne pouvons même plus rejoindre l’au-delà. Qu’allons-nous devenir sur cette terre ? Nos ressources sont déjà amoindries. L’eau et la nourriture vont bientôt manquer. A moins qu’ils ne parviennent à nous priver de ce besoin primitif. Ils en sont capables.
Ils sont déjà parvenus à nous enlever notre statut d’être humain.
Le sablier continue de couler dans le mauvais sens. Pas après pas, nous nous éloignons de ce que nous chérissions. La morale s’étiole à mesure que nous parcourons la voie de la “revitalisation”. Le temps n’a plus d’importance, le temps n’a plus de sens. Autour de moi, j’ai perdu la trace de ma mère. Elle n’est plus que le vague reflet de la femme que j’ai tant aimée. Mes enfants, aussi, se sont évanouis, comme s’ils n’avaient été que d’épais nuages de fumée. J’ai peur… J’ai peur, j’ai peur, si vous saviez comme j’ai peur.
Alors, avant que je ne disparaisse à mon tour, voilà ce que je vous lègue, à vous, au monde. Pour que ne vous ne vous enfonciez pas dans notre voie. Ceci est mon dernier message. Car je vais enfin mourir. Aujourd’hui, je m’arme contre l’institut de “revitalisation”. Je vais donc disparaître. L’ennemi est trop grand pour moi.
Mais pour vous, il y a encore de l’espoir. Alors adieu… et merci pour votre beau courage.
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