Les genoux de Bibi Yogo sont certainement les meilleurs de tous. Et pourtant, au cours de ma vie féline, je peux vous affirmer que j’en ai essayé, des genoux. Mais ceux de Bibi… J’en ronronne rien que d’y penser !
C’est d’ailleurs en ça que consiste notre accord. Je lui prête mon savoir, elle me prête ses genoux. Car, j’ai un secret. En effet, je suis un chat magique, doué de paroles et capable de lire votre avenir. Quand Bibi Yogo l’a découvert, elle a tout de suite pensé à une manière d’exploiter mes talents sans pour autant m’envoyer dans un laboratoire où je servirais de rat d’expérience. Alors, on a décidé ensemble qu’on ferait croire que c’était elle, la sorcière, et moi, je serais simplement son machiavélique chat roux et blanc.
Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour gagner sa pâtée…
On s’est installé tous deux dans une sorte de tipi. J’aime bien cet endroit sombre et chaud. Mille et une babioles en verre sont placées un peu partout et des lampes savamment disposées plongent notre antre dans une ambiance très particulière. Sur une table rondelette, on a jeté un tissu bleu nuit où sont cousus plein de petits sequins qui accrochent la lumière. C’est très joli, j’ai du mal à ne pas faire mes griffes dessus. Et, dessus, on a déposé une énorme boule en verre à moitié remplie d’eau claire. Un poisson y nage tranquillement, me narguant dans sa prison. Ça fait beaucoup rire les clients et ça les détend.
J’aime bien les clients de Bibi Yogo. Ils sont gentils avec moi. J’adore les voir rentrer sous la tente, tout nerveux, tout bégayant. Beaucoup sont là un peu en désespoir de cause. C’est souvent des paumés qui errent dans un brouillard épais comme une purée de pois. Bibi les accueille tous avec le même sourire plein de soleil et les invite à s’asseoir auprès de nous. Je les vois se tortiller sur leur chaise (pourtant confortable, approuvée par mes coussinets en personne), sourire de manière gênée et se lancer dans quelques explications maladroites, comme s’ils essayaient de justifier leur présence sous cette tente. Bibi les écoute jusqu’au bout, ses immenses yeux noirs ne quittant pas ceux des clients. Quand ils ont fini, elle caresse ma tête et j’entre en action.
Alors qu’elle fait sa scène, moi, je quitte ses genoux à regrets pour me rendre sous la table. C’est là mon univers. Le dessous de la table a été aménagé exprès pour moi. J’ai mon chapeau melon bleu décoré d’étoiles, mes lunettes rondes comme des lunes et mon bol de lait d’oiseau d’autrefois. Je m’assois sur mon coussin et je déploie l’intégralité de mes sens, comme une corolle mouvante qui s’étend, s’étend et englobe l’univers. Le poisson au-dessus de ma tête duveteuse se met alors à se balancer dans l’eau tel un balancier de pendule.
Mes antennes invisibles grattent, cherchent, caressent, murmurent. Elles apprivoisent les émotions fortes et les sentiments agités des êtres les plus perdus. J’aime les prendre dans mon cœur et dans mon âme pour les apaiser. Je les berce, je les choie. C’est très agréable de sentir leur poids contre mon estomac, leur souffle soulagé et tout doux dans mon pelage. Une sensation unique qu’on ne peut pas décrire avec de simples mots, malheureusement. Si je devais essayer de parler de cette expérience, peut-être la décrirais-je comme une vague de chaleur qui parcourt un être et qui laisse sur son passage de délicieuses petites étincelles crachotant leur parfum électrique entre ses os.
Je ne pense pas que cela vous parle beaucoup…
Quand j’ai réussi à lire l’âme du client, j’élève ensuite ma voix et prononce trois phrases censées le guider sur la voie la plus heureuse possible. Tout du moins, j’essaie car l’avenir est un immense flux qui ne cesse de se bâtir et de se déconstruire. Chaque micro choix peut avoir une influence considérable sur le reste de la vie de tous. Car un futur n’est jamais le fait de soi seul, il est le résultat des actions du monde entier. Ainsi, même si j’essaie de toujours guider du mieux possible, je ne peux pas vraiment garantir le résultat. Après, si le client fait des efforts pour tendre dans la direction que je lui ai montrée d’un mouvement de moustache, alors il n’y a aucune raison qu’il n’atteigne pas son bonheur.
Des fois, on tombe sur des clients plutôt étranges. Comme cet homme dont il émanait un désir d’une puissance douloureuse. Il souhaitait absolument embrasser Bibi, mais il était paralysé par la peur. Je pense qu’il s’agissait d’une de ses anciennes conquêtes, mais Bibi n’a jamais voulu m’en parler. Elle est très secrète, mon amie, très réservée. Ses yeux m’indiquent qu’elle a vu et vécu beaucoup, mais elle ne m’a jamais autorisé à savoir quoi. Je crois qu’elle essaie d’oublier un peu tout ce qui la rattache à sa elle du passée.
Un sentiment que je suis sûrement le plus à même de comprendre…
Mais là n’est pas le sujet. Le sujet, c’est nous, c’est vous. Bibi et moi avons besoin de nous nourrir, c’est pourquoi on prend une compensation financière contre notre talent commun. Le problème a toujours été de savoir combien car nous ne voulons pas passer pour des voleurs, mais il faut aussi qu’on paie le loyer, donc nous ne pouvons nous permettre de ne rien demander. Mais chaque centime a été soigneusement pensé avec tout l’amour de Bibi et tout le vide de mon estomac, promis !
Bibi aime son métier, je crois, même si elle n’est qu’une figure. Elle aime rassurer, entrainer les gens dans un avenir qu’elle envisage avec un immense sourire. C’est certainement la femme la plus généreuse qu’il m’a été donné de rencontrer. J’espère qu’un jour, d’ailleurs, un homme trouvera le courage de l’embrasser, de lui dire qu’elle a les plus beaux yeux de la terre et que son tipi est décoré avec beaucoup de goût.
Par contre, je vous préviens, ses genoux m’appartiennent !
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