Tous les hivers depuis que je suis une petite enfant, un miracle se produit. C’est ainsi chaque année. Quand je l’ai compris pour la première fois, je ne devais être qu’une petite fille qui se baladait avec ses grosses moufles aux couleurs bariolées et son énorme écharpe. Je me rappelle parfaitement de cette première rencontre, celle avec le miracle, oui, comme si c’était hier. Je m’étais échappée du jardinet, malgré l’interdiction de mon père, comme ça, juste sur une impulsion… Quelle délicieuse petite impulsion.
Je me rappelle que nous vivions près d’une forêt. L’enfant que j’étais alors s’était émerveillée devant la neige qui avait drapé le monde de son épais manteau blanc. La poudreuse était partout, comme si un gosse avait eu la main leste sur le sucre glace. Je me promenais longuement, courant parfois. J’ai même fait un ange dans le sol blanc. C’était très amusant. J’ai toujours été une enfant solitaire, c’est pourquoi je garde un très grand souvenir de cette escapade. Même si ce ne sont pas ces jeux qui ont marqué profondément mon âme.
Non, ce que j’ai vu ce jour-là, c’était un véritable miracle. Alors que je sautillais entre les arbres tout endormis, un étang a débouché dans mon horizon. Excitée à l’idée de pouvoir marcher sur la glace, je me suis approchée. C’est alors que je l’ai vue. La plus belle créature qu’il m’a été donné de voir toute ma vie durant. Il s’agissait d’une femme à la peau brune et à l’épaisse et lourde chevelure noire. Elle allait légèrement vêtue, habillée d’une sorte de tenue de danse rouge à plumes. Un ruban de la même couleur retenait ses cheveux. Et ses pieds étaient glissés dans de minuscules chansons de danse. Je me suis arrêtée, intriguée. Elle devait avoir froid ainsi ! J’en frissonnai pour elle.
Soudain, la danseuse s’élança sur l’étang. Je me rendis compte aux vaguelettes qu’elle provoqua que sa surface n’avait pas gelé le moins du monde. Tétanisée, je ne parvenais à produire un son. J’aurais aimé courir pour l’empêcher de sombrer dans l’eau, mais je demeurais là, les yeux écarquillés. Parce que la danseuse ne traversa pas l’eau. Elle esquissait ses pas d’une légèreté incroyable tout en demeurant à la surface. Ses gestes étaient d’une grâce sans pareille. Chacun de ses petits pas provoquait des cercles concentriques dans l’eau froide. Elle enchaînait toutes sortes de pas dont je ne connaissais pas les noms avec une facilité qui m’a donné à penser qu’elle n’était définitivement pas de notre monde.
Soudain, elle a remonté l’une de ses jambes qu’elle a replié sous ses jupes, comme un flamand rose, et a jeté ses bras dans les airs. L’image de ce moment s’est alors gravée dans ma rétine. Elle était… magnifique… Je pense pouvoir dire que je suis tombée amoureuse de cet ange en tutu rouge à ce moment-là. C’était…
Magique.
Je ne me rappelle même pas comment j’ai fait pour retourner chez moi après, perdue dans une sorte d’état second. Au cours de l’hiver, je me suis échappée à chaque fois que je le pouvais pour me rendre près de l’étang. Mais, cette année-là, je n’ai pas revu ma fabuleuse danseuse. Et, quand j’en ai parlé à mon père, il a refusé de croire au miracle. Pourtant, j’étais certaine de l’avoir vue.
C’est pourquoi, l’année suivante, après que la neige ait déposé ses bagages sur notre monde, j’y suis retournée. Quelle a été mon émotion quand je l’ai vue ! Elle n’avait pas changé, son visage était toujours aussi beau, entièrement absorbé. Je suis restée là, à la regarder sans oser prononcer un son. Quand elle s’est avancée sur la glace, j’ai suspendu inconsciemment mon souffle. Mais, de nouveau, le miracle se produisit. Ma petite danseuse s’est envolée sur l’eau, belle et inatteignable. Et moi, sur la berge, j’étais là, petite fille, rêveuse et perdue dans ce rêve dont je ne parvenais à comprendre la signification.
Chaque année, ainsi, j’allais la voir sur son étang. J’ai grandi, mon corps a changé, mais pas le sien. J’ai essayé la danse pour pouvoir me rapprocher d’elle, mais j’ai vite compris que je ne parviendrais jamais à reproduire le battement de mon cœur quand je contemplais la danseuse de l’étang, que je ne parviendrais jamais à vibrer de la même manière. J’ai arrêté les leçons sans en parler à personne.
Puis, un jour, mon père m’a dit que nous devions partir. J’étais alors une adolescente solitaire et taciturne. Quand il m’a dit que le travail l’appelait ailleurs, dans un ailleurs qui se situait hors des frontières de ce pays, j’ai compris que je ne reverrais jamais ma danseuse. Nous avons même déménagé avant que l’hiver ne s’installe, je n’ai même pas pu lui dire au revoir.
J’ai fini par faire ma vie dans l’ailleurs. J’ai fini par oublier le miracle de mon enfance. Quand mon père est mort, je suis revenue, ne souhaitant pas demeurer dans l’ailleurs que je ne parvenais pas à imaginer sans sa présence à mes côtés. A l’aéroport, quand j’ai senti les flocons qui me donnaient de petits baisers sur les joues et le nez, les larmes me sont soudainement montées aux yeux. J’ai pris le premier taxi et je me suis rendue dans la forêt de mon enfance. J’ai eu du mal à retrouver l’étang car le temps avait délavé les marques de mon passage. Je ne retrouvais ni l’ange que j’avais dessiné dans la neige ni la moufle que j’avais perdue en jouant parmi les arbres tout ensommeillés.
Par contre, je l’ai retrouvée, elle. Elle se tenait debout sur la berge, immobile, comme si elle se posait une question. Quand je me suis approchée, elle s’est retournée. Pour la première fois, ses yeux se sont posés sur moi. Il m’a même semblé qu’elle souriait, heureuse de revoir son unique spectatrice. Sans pouvoir me retenir, j’ai tendu ma main. Mes doigts ont rencontré les siens, chauds.
Je t’aime. Je le lui ai dit. On a dansé ensemble pour la première fois.
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