L’autre jour, ma grand-mère est morte. Je ne la connaissais pas, même si elle était la mère de mon père. Il n’a d’ailleurs pas pleuré, quand il a appris la nouvelle. Il s’est contenté de fixer le combiné téléphonique d’un air un peu surpris, puis il a raccroché et s’est tourné vers nous, ma mère, ma sœur, mon frère et moi, pour nous dire qu’on allait se rendre à Arras.
Ma grand-mère habitait une belle maison arrageoise. Grande, avec une grille en fer forgée qui semblait la garder captive, princesse ridée comme une vieille pomme. Personne d’autre n’était là, à notre arrivée, pas même l’une de mes quatre tantes ou l’un de mes cinq oncles. Juste nous, face à cette bâtisse à la façade blanchâtre.
Mon père possédait une clé, qu’il avait récupérée auprès du notaire. Quand il ouvrit la grande porte, une odeur âcre de poussière des temps anciens m’irrita la gorge. Je toussai un peu puis fis vagabonder mon regard. Quel étrange endroit que celui-ci… On aurait dit que des fantômes y vivaient encore, qu’ils s’apprêtaient à surgir à tout instant pour nous chasser de leur propriété. Sauf que personne n’est venu.
Ma mère a réparti les tâches. L’un devait s’occuper du jardin, l’une de la cuisine, l’autre du salon, elle, de la chambre. Et moi, je me suis retrouvée en charge du grenier. On y accédait par une échelle attachée au plafond et qui se déployait comme une patte d’insecte grinçante. J’y suis montée timidement, un peu impressionnée, avec le sentiment que je pénétrai un univers intimiste auquel je n’appartenais pas. J’étais peut-être liée à ma grand-mère par le sang, mais je ne savais même pas à quoi ressemblait son visage.
Le grenier était une vaste pièce avec deux, trois lucarnes qui formaient des puits de lumière où dansaient follement de jolis grains de poussière. Des cartons par centaines s’accumulaient de part et autre de cette salle aux poutres apparentes. Je m’avançais à petits pas, comme si j’avais peur de réveiller des créatures en remuant le sable des souvenirs. Timidement, je passais mes doigts sur l’une des boîtes à la structure gondolée par l’humidité. Et un drôle de sourire naquit sur mes lèvres.
Je m’assis au centre du grenier pour commencer mon investigation. Je tirai à moi un premier carton où s’entassaient des paysages emprisonnés dans des boules à neige. Dans un autre, il s’agissait d’une collection de dessins au fusain. Un autre, encore, une ribambelle de bobines de fils colorés. J’étais soufflée par ce merveilleux trésor, symbole d’une vie passée à rassembler toutes sortes d’objets de par le temps.
Alors que je triais les affaires de cette femme dont je ne savais rien, mes yeux tombèrent sur une étrange boîte en fer blanc, décorée de gravures. Elles représentaient des enfants qui jouaient dans la mer avec un gros ballon qui volait dans les airs. Intriguée, je voulus retirer le couvercle, mais la boîte était rouillée. J’insistai, essayant d’introduire mes ongles dans la fente et m’obstinai. Finalement, dans un bruit d’éclosion, je parvins à mon but.
Satisfaite, je me penchai sur le nouveau trésor que je venais d’exhumer. Je me figeai un moment, prise d’une irrésistible et absurde envie de fondre en larmes. Doucement, je plongeai mes doigts dans la boîte pour en extraire son contenu. Il s’agissait de chaussons de danse, d’un rose pâle, délavé par le temps. Je passai avec respect mes doigts sur le satin, fascinée par cette sensation de volupté. Les rubans coulaient sur mes paumes, me laissant une impression de frissons sur l’épiderme.
Animée par une sorte d’instinct surgi des profondeurs de ma cervelle, je déposai les chaussons sur le plancher puis je reculai d’un pas. Il se produisit alors une chose totalement magique et triste.
Ce furent d’abord les rubans. Ils se soulevèrent dans les airs et s’entortillèrent autour de chevilles invisibles. Lentement, ensuite, les chaussons se mirent à bouger, comme si le vent les avait chaussés. Ils se dressèrent sur leur pointe et demeurèrent un instant immobiles, à la recherche de leur équilibre. Je restai sans bouger, le souffle suspendu, les yeux écarquillés au maximum pour ne rater aucun fragment de ce phénomène.
Les chaussons se mirent à danser devant moi, sur le son d’une musique qu’eux seuls étaient capables de percevoir. Je les vis d’abord esquisser quelques pas. Puis, sur une envolée de violons silencieux, ils s’élancèrent sur la scène que se disputaient la poussière et les toiles d’araignée. Ils se murent ainsi pendant de longues minutes. A mesure qu’ils prenaient de l’assurance, un sentiment montait en moi. Bientôt incapable de me contenir, j’éclatais en sanglots et en rires. Ça cascadait hors de ma gorge, ça cascadait sur mes joues.
Je savais que je ne rêvais pas. Non, à ce moment-là, j’en eus la profonde conviction : j’étais en train de faire la connaissance de ma grand-mère. Une danseuse, une femme absolument dédiée à son art. Elle semblait heureuse de me rencontrer. Et moi… J’étais profondément malheureuse car je savais qu’il n’y aurait pas de prochaine fois.
Les chaussons s’immobilisèrent soudain. Ils restèrent un long moment statiques, comme s’ils m’observaient. J’aurais voulu pouvoir dire quelque chose, mais aucun mot ne parvenait à quitter ma gorge.
Ils s’écroulèrent sur place.
Dans un cri, je me précipitai vers eux et les recueillis dans le creux de mes bras. Je voulus appeler ma grand-mère, mais je me rendis compte que je ne connaissais même pas son prénom. Je m’écroulai à genoux, les chaussons serrés contre ma poitrine. Bouleversée, je restai longtemps dans cette posture de recueillement sans souffler un mot.
Puis j’entendis mon père m’appeler doucement. Il se tenait juste derrière moi, inquiet. Quand il vit ce que je tenais, une expression de détresse profonde se peignit sur ses traits. Je crois que c’est vraiment à ce moment-là qu’il le comprit : sa mère était partie pour toujours. Lentement, il s’agenouilla à mes côtés et me prit dans ses bras. Je sentais ses larmes dans mes cheveux.
Nous pouvions commencer notre deuil.
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