Dante
Les hommes sont… des chiens. J’en sais quelque chose. J’en suis un.
On n’avait pas vraiment eu le choix d’être comme ça. On avait simplement survécu comme on avait pu, dans la merde, le chaos, les meurtres. Et pour cause, si l’humanité était une chienne, on ne pouvait que l’être aussi. Battre le feu par le feu. On était les pantins de nos désirs et on tentait d’y résister, parfois, mais la nature était plus forte. L’humanité était plus forte et elle nous l’avait prouvé plus d’une fois. Elle nous écrasait de sa réalité.
On était au début d’un mois.
Kaïry avait quatorze ans. C’était un jeune garçon, si jeune que son sexe secondaire n’avait pas encore était révélé. Il avait su, miraculeusement, éviter les emmerdes jusque là. Comme la dernière petite étoile visible à travers le seul velux de la prison, il avait brillé, honnêtement, avec une naïveté que certains d’entre nous avaient su appréciée. Mais la noirceur l’avait rattrapé. J’ignorais ce qui avait poussé les autres à lui tomber dessus, mais ils étaient de vrais enragés. Ils le rouaient de coups et sa petite voix se brisait, se mêlant à l’engouement que cette situation avait déclenché.
Ils lui avaient brisé chacune des articulations de ses mains. L’un d’eux avait même brisé ses genoux. Ça n’avait rien d’humain, ou du moins je le pensais. Humain ou inhumain, la frontière était fine, trop. Il me semblait avoir un vague sens de la justice. Tuer un enfant, ça me semblait être trop, mais est-ce que ça voulait dire qu’il faudrait pardonner les crimes de chaque gosse ? On n’avait pas épargné les miens. Jamais. Pourquoi ce serait différent pour Kaïry ?
Son sang se répandit, et le bleuté de ce dernier agressa presque nos rétines dans tout ce décor monochrome. Il s’éteignit dans l’agonie, hurlant pour qu’on l’aide, pleurant pour qu’on ait pitié, mais personne n’avait levé le petit doigt. Les pions étaient restés en retrait, armes en main : « si ça ne nous touche pas, ça ne nous concerne pas », disaient-ils toujours. Et ça avait été la règle de nous tous. De « prison », ce lieu n’en avait que le nom contrairement aux autres qu’autrui avait pu visiter.
J’aurais plus qualifié ça de chenil, d’arène ou de peloton d’exécution. Certains avaient la chance d’avoir connu la surface avant de faire la plus grosse connerie de leurs vies qui les avaient amenés ici. Ceux-là ne se souvenaient jamais de comment c’était là-haut. Et nous ne pouvions que regarder par le velux : un amas de nuages gris ou une simple étoile. Ce qu’il y avait au-dessus de nous ? Qui pouvait bien savoir ? Ceux au-dessus de nous… ceux qui nous envoyaient croupir ici ne se montraient jamais.
Les pions parlaient à peine. Ils étaient de bons toutous dociles.
Je détournai mon regard du petit et le reportai sur ma pâté, dans mon plat. Cette vue m’avait fait perdre mon appétit. Je repoussai mon plateau et aussi tôt l’espace libéré, une main se posa sur la table. Le poids d’un corps lourd poussa contre mes épaules et je relevai le regard, blasé. Je croisai quelques regards amusés tandis que les lèvres de l’inconnu se plaquaient à mon oreille. Surpris ? Non. Comme je l’avais dit, nous étions au début d’un mois.
Ça signifiait que les nouveaux étaient arrivés ce matin. Les esprits s’étaient naturellement échauffés à l’idée de l’inhabituel et c’était toujours comme ça. Les nouveaux chiens remuaient leurs queues. Ceux qui venaient de la surface arrivaient ici avec l’idée farfelue que nous autres, omégas de la prison de SOTA, étions plus faibles que les autres. S’ils oubliaient tout de là où ils venaient, leurs instincts animaux, eux, restaient.
La vérité était tout autre.
— J’avais jamais vu quelqu’un comme toi. Tu viens d’où beauté ?
Sa large main saisit mon menton et d’une pression stricte, m’obligea à relever la tête vers lui. Il n’avait rien de différent des autres. Une armoire à glace, l’air affamé, esclave de son corps et de sa connerie. Un sourire satisfait trancha ses lèvres et je sus à quoi il allait faire référence.
— Putain, on dirait de vraies améthystes ! T’as un putain de regard !
Je posai ma main sur sa poitrine et le fit reculer. Je me relevai afin de convenablement lui faire face. Je pris grand soin de ne pas le lâcher du regard. J’attendis, patiemment. Il pouvait encore reculer, être raisonnable, mais les bêtes dans son genre ne cherchaient pas à résister. Il ne chercha pas. Ses mains crasseuses s’accrochèrent à mes hanches et me ramenèrent brusquement contre son corps. Ses phéromones avaient déjà était chassés par les médicaments, mais je pouvais encore percevoir quelques effluves répugnants.
Ses doigts descendirent contre mes fesses, jugeant visiblement que j’étais son dû. Je serrai la mâchoire. Son dû ? Pour qui se prenait-il ? Nous étions tous des molosses, mais il y en avait vraiment de la pire espèce. Je remontai alors mes mains contre sa mâchoire ferme. Je le maintins fermement tandis qu’un air satisfait gagna sa face. Je lui souris et le sien disparut aussitôt. Je plantai mes crocs dans sa gorge et l’entendre hurler de douleur fit grimper des frissons sur mon corps.
L’humain était curieux.
Face à la mort, chacun agissait différemment. Certains avaient essayé de me repousser ; d’autres avaient hurlé à l’agonie ; et ceux qui restaient s’étaient figés dans la douleur du moment. Lui, il tenta de me repousser. D’un saut, j’enlaçai ses hanches de mes jambes, le tenant fermement contre moi. Mes dents creusèrent dans sa gorge et je tirai aussi fort que je le pouvais. Sa trachée résistait sous ma bouche. Son corps tomba au sol et je dénouai mes jambes pour poser mes pieds à terre avant que je ne sois bloqué.
Je maintins son visage et tirai plus fort encore. Un morceau de sa gorge céda en même temps qu’il perdit connaissance. Je me relevai, frissonnant de satisfaction, et contemplai son cadavre. Ha, je n’y étais pas allé de main morte ! Je décollai avec ma langue les morceaux de chair coincés entre mes dents et crachai au sol. Il y eut des cris d’euphorie autour de moi. Ils furent une flopée à siffler de contentement. Certains s’avancèrent, que des têtes familières, et ils se penchèrent sur le corps.
Break toucha son pouls et Ivan constata de l’état.
— Mort, affirma Break.
— Tu lui as arraché le cartilage à celui-ci Dante !
Suivant sa déclaration, Ivan siffla d’admiration et je lui fis un clin d’œil.
Ceux de la surface arrivaient ici en pensant que nous leur étions dûs.
Mais la vérité était tout autre. Nous étions de vrais clébards enragés. Et nous étions certainement plus libres que ceux de là-haut. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre. Il suffisait de voir comment la plupart des nouveaux tentaient de nous traiter, nous autres omégas. Nous étions peut-être considérés, nous tous de la prison de SOTA, comme des moins que rien. Nous n’avions que peu d’honneur, mais visiblement toujours plus que ses saloperies.
Je m’avançai vers eux et fis mine de tomber dans les bras d’Ivan. Il me rattrapa et, avec un visage faussement indigné, j’exclamai ma désapprobation.
— Ma bouille d’amour a encore fait ravage ! Pourquoi m’a-t-on fait aussi beau !
Ils rigolèrent de bon cœur et se penchèrent d’un même mouvement vers ma gorge. Comprenant l’intention, je rejetai doucement la tête vers l’arrière. Leurs nez vinrent caresser mon cou et je fermai les yeux lorsqu’ils allèrent jusqu’à mordiller. Break était un tueur de masse ; Ivan un trafiquant d’arme, l’un des plus importants qui avaient été. Eux aussi venaient de là-haut ; eux aussi ne se souvenaient de rien, mais ça faisait des années. La seule chose qu’on pouvait tous savoir les uns sur les autres, c’étaient nos crimes.
Ces deux-là étaient des alphas, de vraies merdes humaines. Ils avaient tué plus de personnes que moi et que beaucoup d’entre nous. Ils étaient irrécupérables, mais pour une raison que j’ignorais, je les aimais. Ouais, c’était pas juste des camarades qu’on espérait jamais croisés une fois sortis. Non, je les aimais au point de vouloir les voir à nouveau une fois sortis de cette merde. Alors je fermai les yeux. Les suppresseurs qu’on prenait tous les deux jours supprimaient nos phéromones, mais il n’y avait pas que ça qui nous calmait.
Les contacts avec des proches de confiances, c’était le pied. Sentir leurs odeurs, leurs nez contre ma chair, leurs râles rassurés et leurs mordillements, ça… ça c’était le pied ! Ils n’essayaient pas d’aller plus loin. Ces mecs s’assuraient juste que j’allais bien, que j’étais mieux maintenant. Et merde, putain, ouais, je l’étais grave ! Ivan me garda contre lui, mais leurs visages s’éloignèrent. Break fit glisser ses longs doigts osseux contre ma joue, puis sous mon œil avant de sourire.
— C’est le même refrain chaque début de mois. On trouve toujours un connard ou deux pour tenter de sauter sur tout ce qui bouge dans ce palace, exposa Break.
— Et c’est à chaque fois le premier jour. Genre, leurs queues peuvent pas tenir quelques heures ! renchérit Ivan.
— Mais attends, c’est pas toi qu’a tenté le premier jour aussi ?
— Tu déconnes, bien sûr que c’est lui. Mais je reconnais qu’il a au moins essayé de discuter avant, me moquai-je.
Ivan leva ses mains et tenta de se défendre en des excuses sans logique. Il était juste un gros queutard et tout le monde le savait ; Break et moi encore plus. Mais il était… respectueux. Il forçait pas. Même dans cet endroit merdique on avait des règles et les nouveaux l’apprenaient à leurs dépens. Je jetai un coup d’œil au cadavre et lorsque l’alarme sonna, je marchai sur le corps pour regagner ma cellule. Strident et cauchemardesque, c’est comme ça que je qualifiai cette alarme merdique : dix fois par jour, chaque jour.
— Qui partagera ta cellule maintenant ? Ce sera un nouveau, à tous les coups.
Break n’avait pas tord. Avec ce qu’il s’était passé dans la cour, on allait m’attribuer un nouveau compagnon de cellule. Ivan se pencha vers moi et sa main se joignit à la mienne. Je sentis la froideur d’un métal et je compris qu’il me donnait une arme de fortune.
— Te fais pas prendre avec ça Dani, râla Break. Mais…
— T’as déjà arraché la gorge d’un mec. Les autres seront méfiants maintenant, alors garde ça sur toi. Si ton nouveau coéquipier est un alpha, il te cherchera des emmerdes, expliqua Ivan.
Et ça n’était pas nouveau. Ces deux-là me disaient la même chose à chaque début de mois, mais ça les rassurait, et moi aussi. Je hochai sagement la tête et nous prîmes de longues minutes avant d’arriver. Nous nous installâmes chacun devant nos cellules. Nous étions par binômes dans des cages d’acier inviolable, empilés les uns sur les autres. Des centaines de milliards vers le haut, des centaines de milliards vers la gauche et la droite, des centaines de milliards en face de nous ; partout. Break et Ivan étaient mes voisins.
Il n’y avait aucune intimité. Tout était visible dans toutes les cellules. Pisser ? Chier ? Baiser ? C’était un spectacle partagé à tous ! Même pas besoin d’approcher !
— Salut. Je suis Frani. Je… je partage ta cellule !
Nos trois têtes se tournèrent vers la voix. Et j’eus envie de rire. Putain, c’était une blague. J’allais devoir me taper tous les petits de la prison ? Un gamin de quoi… bordel, mais quel âge il avait ? Quinze ou seize ans à tout péter. Qu’est-ce que ce merdeux avait fait pour arriver ici ? Frani ? Les autres allaient en faire qu’une bouchée. Je donnais deux jours à ce gosse. Deux jours avant qu’ils se fassent démolir à mort, ou pire. Souvent, le tabassage à mort était le plus doux ici.
Des « bips » sonores résonnèrent dans toute la prison et cette dernière fut brièvement illuminée d’une lueur verte. À nos poignets, nos bracelets avaient bien confirmé que nous étions tous sur nos zones respectives. Si ça n’avait pas été le cas « boum » et une pluie de tripes ! Qui veut de bons spaghettis à la sauce tomate ? Huuum, miam !
Les barreaux s’ouvrirent et je m’écroulai sur mon lit. Break et Ivan firent de même sur le lit de ce dernier, s’installant ainsi dos à moi. Les cheveux poivre et sel de Break vinrent même chatouiller ma nuque.
— Comment tu t’appelles ?
Je levai les yeux vers le petit nouveau. Il allait pas me lâcher.
— Et si tu me disais plutôt pourquoi t’es là ?
— Vol, répondit-il sans détour.
J’acquiesçai. Son regard plein d’espoir me cassait les couilles. Je savais pas ce que voyaient les gosses chez moi, mais putain, je les attirais comme des mouches ! Je remontai mes genoux à ma poitrine et j’y posai mes bras. Pas question que ça recommence. J’allais mettre les choses au point dès le départ.
— Et toi ? Pourquoi t’es là ?
J’en perdis mes mots quelques instants. J’allais lui envoyer une réplique cinglante, mais Ivan s’en mêla.
— Dani n’est pas comme nous. Il est né ici.
Je tirai ses cheveux dans le but évident de lui faire mal, de lui faire regretter, mais au vu du cri douloureux qu’il poussa, j’imaginai que Break l’avait frappé en même temps. Les yeux de Frani pétillaient de curiosité. Il était… si vivant.
— Dani, c’est ton prénom, c’est ça ? Et tu es né ici ? Je ne savais pas que c’était possible ! Est-ce que tu…
— C’est Dante pour toi et les autres, l’interrompis-je.
Ma voix fut suffisamment accusatrice pour qu’il se redresse, comme un enfant grondé.
— Laisse-moi deviner petit. Tu m’as vu sauté à la gorge d’un alpha et tu t’es dit que je pouvais être ton sauveur. Tu t’es dit que parce que Ivan et Break, des alphas, étaient des amis, tu pouvais en tirer profit ? T’es pas chez toi. Je sais pas ce qu’ils t’ont appris là-haut ni qui te l’a appris, mais ici, c’est différent.
Je me penchai vers lui.
— Le gamin qui occupait ta place, pendant pas mal de temps, vient de se faire éclater la gueule à mort. Kaïry était plus jeune que toi et il avait le bon sens de fermer sa gueule et de se faire oublier. Et il aurait dû continuer. Tu veux vivre ? Ta gueule. Attaque quand il faut et qui il faut, mais vient pas me regarder comme si j’étais ton putain de messie ou pire, ta mère.
Et il se tut. Il baissa les yeux et je vis le peu d’espoir qu’il avait s’éteindre avec mes mots. C’était mieux comme ça. On survivait mieux sans se vendre du rêve.
— Wow, t’as pas été tendre avec celui-là ! s’esclaffa Ivan.
Break resta silencieux, mais je sentis ses doigts contre ma nuque.
Les gosses, c’était le pire.

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