La lueur du jour naissant trouve Aeris endormie, dans le lit que Mura avait gardé intact dans l'espoir que sa fille lui revienne un jour, entourée de ses deux petits compagnons et de sa mère qui a fini malgré tous ses efforts par s'endormir sur le fauteuil.
Le bruissement du vent dans les arbres autour de la maison dérangent Rahar, qui à force de tourner dans tous les sens et de couiner dans ses cauchemars finit par réveiller Gründ. Ce dernier, n'ayant pas encore assimilé sa toute nouvelle liberté, est pris de panique en ne trouvant pas l'odeur âcre de l'enclos des esclaves ni les ronflements de leurs autres compagnons d'infortune. Perdu, il tente de fuir, griffe l'oreille d'Aeris qui, elle-même désorientée, se lève d'un coup, renversant les deux rats et réveillant sa pauvre mère d'un couteau sous la gorge. Mura, par réflexe, assène sur le crâne de sa fille un coup de la casserole qu'elle a gardé avec elle en cas de besoin.
Ce dernier acte a pour effet de calmer tout le monde et de rendre à chacun ses esprits.
"Qu'est-ce qu'il t'est arrivé, ma fille? Quelles horreurs as-tu affronté pour mettre un couteau sous la gorge de ta propre mère?"
Rahar et Gründ, penauds et conscients d'avoir causé tout ce remue-ménage, sont allés se cacher sous les draps. Aeris s'assoit sur le lit et se prend la tête dans les mains, grimaçant de douleur quand un doigt effleure son oeil enflé.
"Maman, tu ne veux pas savoir. Je ne peux pas te raconter ça, et je ne veux pas te faire de peine. Et à toi, qu'est-il donc arrivé pour que tu ne lâches pas ta casserole même dans la chambre de ta fille?"
Le visage de Mura est marqué par les épreuves qu'elle a traversées depuis cette journée d'horreur, quand les esclavagistes et leurs mercenaires sont sortis de nulle part et ont emporté avec eux la moitié des jeunes gens du village. Les journées passées à chercher, en vain, son enfant, les nuits d'angoisse et d'attente, le départ de son époux rendu fou par la douleur de l'incertitude, le labeur éreintant pour faire survivre le village malgré la perte d'une bonne partie des travailleurs ont laissé leur trace. Elle a les traits tirés, les cheveux grisonnants, les mains pleines de cals et de rides à force de trimer : elle qui n'avait jamais remué une seule motte de terre a dû prêter main-forte aux paysans en sous-nombre qui ne parvenaient plus à nourrir les habitants.
"Aeris, si tu me racontes ton histoire, je te raconterai la mienne. Mais avant tout, allons boire un café et profiter des premiers rayons du soleil. Ma fille m'est revenue, il faut faire la fête au lieu de se taper dessus à coups de casseroles."
Rassurés, les deux rongeurs sautent sur l'épaule de leur amie, hors de portée de casserole, et entreprennent par des câlins et des bruits de contentement de se faire pardonner leur couardise.
Autour d'un café, à la lumière douce du soleil qui passe ses rayons dorés à travers les feuilles des érables argentés, qui ont donné son nom à la Forêt d'argent, Aeris se détend peu à peu et se met à parler. Elle raconte sa capture, son voyage fers aux pieds jusqu'au repaire des esclavagistes, le Carré des Voiles dans lequel il fallait danser pour des riches pervers, le Cercle de Sable dans lequel il fallait combattre pour leurs femmes acariâtres, les autres esclaves qui pensaient que pour survivre il fallait avant tout mutiler et blesser leurs camarades... Elle explique qu'elle et les autres du village ont été séparés à leur arrivée et qu'elle n'en a croisé aucun durant son séjour malgré ses recherches. Et enfin, elle dit comment elle a réussi à parler à l'une des femmes qui venaient voir les combats et à la convaincre de son humanité, qu'il a fallu faire appel à ses instincts maternels pour la persuader d'acheter sa liberté. Une fois chez la dame en question, elle a dû supporter le riche pervers qu'est son mari, pour s'enfuir aussitôt que les vapeurs d'opium émanant de sa pipe l'ont plongé dans le sommeil. Aeris passe sous silence les sévices cruels qu'elle a endurés pour ne pas briser le coeur de sa mère, et préfère parler de son voyage de retour : à pieds, blessée, affamée, elle a quand même réussi à retrouver très vite le chemin de la forêt grâce à une carte volée à un marchand ambulant et à rentrer en à peine une dizaine de jours.
Ses petits amis, pour alléger l'atmosphère causé par une histoire si dure, ont décidé de jouer les mimes. Rahar, petit et délicat, montrait au mieux de ses capacités les pas de danse les plus simples du Carré des Voiles, prévus pour des bipèdes avec un bon équilibre et non un quadrupède qui a perdu dans le Cercle de Sable une partie de sa queue. Gründ, plus gros et plus pataud, essayait de tenir une minuscule masse d'arme dans sa patte avant et de rester digne malgré un casque qui lui écrasait un peu les oreilles. Il s'était même badigeonné de café pour donner l'illusion d'être plein de sable.
Pour la première fois depuis deux ans, Mura et Aeris riaient aux larmes devant ce numéro de cirque miniature. A la fin de l'histoire, vexés, Rahar et Gründ piquent un morceau de tartine qui trainait par là et s'en vont sur une autre chaise cacher leur peine dans la nourriture.
Le temps qu'Aeris ait fini de raconter son périple, il est déjà midi. Aucune des deux femmes n'a faim, leur coeur est trop lourd, leur estomac contracté, la peine est trop grande pour penser à manger. Malgré le spectacle offert par les rats, le coeur de Mura est déchiré par ce qu'a vécu sa fille.
"Et toi maman, raconte moi. Que s'est-il passé? Où est papa?"
Alors Mura, à son tour, décrit les deux années qui viennent de s'écouler et comment Elathan, avec quelques uns des autres pères des jeunes gens enlevés, ont monté une expédition pour partir à leur recherche, et ne sont jamais revenus.
Au fil du récit de Mura, les traits d'Aeris se font de plus en plus durs, ses sourcils se froncent, une aura de colère émane de tout son être. Elle ne pleure pas, elle a épuisé toutes ses larmes il y a longtemps, mais elle bout de rage en entendant ce qu'ont enduré ceux parmi lesquels elle a grandi.
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