La procession venait de s’en aller. Plus personne n’errait dans le cimetière royal d’Asrestos dans cette nuit humide.
C’est là qu’ils l’avaient enterré.
L’enfant s’avança silencieusement. D’un geste de main, il tira en arrière sa capuche, le regard éteint. La pierre de la tombe avait pris une teinte plus sombre à cause de la pluie, comme si elle pleurait, elle aussi, la disparition. Une disparition soudaine et violente. Le garçon fit glisser une langue hésitante sur ses lèvres desséchées puis passa sa main sur sa nuque, le regard fuyant.
- Ils ont dit… que tu t’étais noyé… Partout, partout, ils l’ont dit. Ezra… Tu… Pourquoi… ?
Des sanglots silencieux agitèrent ses épaules. Il y a deux jours, c’était son anniversaire. Ezra lui avait promis de venir le voir, malgré ses obligations princières. Il lui avait dit qu’il se libérait, qu’il avait un super cadeau pour lui.
- Et moi je t’ai cru…
L’enfant s’effondra à genoux. Ses dents se serrèrent au point de lui faire mal. Il était habité par une colère violente, une haine qui le brûlait, un sentiment qu’un gamin n’était pas mesure d’identifier, de comprendre, de canaliser. Il devait haïr quelqu’un… Il le sentait. Il avait ce besoin impérieux dans le sang. Il devait haïr quelqu’un car on lui avait retiré son unique ami. Le seul qui lui avait tendu la main, même si leurs statuts sociaux leur interdisaient toute relation.
- Mais oui…
Il y avait une personne… Une personne qui avait été présente lors de la mort d’Ezra. Sa propre sœur, Eliya. Tous les deux étaient tombés dans la rivière… Et pourtant elle seule avait survécu.
- Maudite sois-tu… Maudite sois-tu, Eliya d’Asrestos !
***
« Enfin, c’est ce que je pensais avant… Houlà, ça remonte à loin… Huit ans, je crois ! Ce que je pouvais être sanguin, moi… »
Liam Sefa poussa un soupir. Il raffermit sa prise sur sa houe qu’il leva avant de la planter de toutes ses forces dans la terre boueuse. La pluie de la veille avait rendu la terre des champs malléable malgré le froid ambiant de cette fin d’hiver. Le jeune homme s’arrêta un court instant pour reprendre son souffle. Il fronça les sourcils à la vue de son petit frère, un morveux répondant au nom de Phil, qui s’amusait à faire des pâtés de boue. Du haut de ses huit ans et demi, il pensait toujours être assez malin pour échapper au regard aiguisé de son aîné. C’était très mal connaître celui-ci…
- Phil, ramasse ta fichue houe et va bosser ! l’exhorta Liam. Ce n’est pas possible d’être aussi tire-au-flanc !
- Oh, laisse-le un peu s’amuser, Liam, tempéra son père à quelques pas de lui. Il aidera Madaima ce soir avec le repas, dans le pire des cas.
- Tu es beaucoup trop laxiste avec lui ! lui reprocha son aîné.
- Et toi beaucoup trop dur. Relâche un peu la pression, mon grand, ou tu vas finir par imploser.
Son fils ne répondit pas, le regard sombre. Il récupéra l’ensemble de ses outils et s’éloigna de quelques enjambées pour pouvoir travailler tranquillement. A cette vue, Racent poussa un soupir découragé. « Jamais il ne m’écoutera… », songea-t-il tristement. Comme si son aîné écoutait qui que ce soit, de toute manière !
Il n’écoutait plus personne depuis huit ans…
Un appel attira son attention. Dans le lointain, il aperçut la silhouette massive de son épouse qui venait dans leur direction. Un sourire soulagé vint étirer ses lèvres.
- Les garçons, c’est l’heure de manger ! les appela leur père.
Phil délaissa aussitôt ses jeux pour courir en direction de sa mère tout en poussant de grands cris de joie. Liam, lui, haussa les épaules et poursuivit son travail. Madaima, après avoir cueilli son benjamin dans les bras, leva les yeux au ciel.
- Veux-tu cesser de faire ta tête de mule et venir ici tout de suite, jeune homme !
Dans un soupir qui exprimait l’ampleur de son ennui, l’intéressé consentit à obéir. Il délaissa ses outils et alla prendre place dans le cercle familial. Madaima distribuait leur maigre nourriture alors que Racent fouillait le panier à la recherche de leur gourde, assoiffé. Liam la lui arracha des mains dès qu’il la trouva et but à grandes goulées.
- Moi, moi ! réclama Phil en tendant les mains.
- C’est d’abord pour ceux qui ont bossé, répliqua son frère en fronçant les sourcils. Tiens, papa.
Racent retint un nouveau soupir et but une minuscule gorgée avant de la passer à son benjamin, histoire de ne vexer aucun de ses fils. Liam engloutit rapidement sa nourriture et, alors qu’il était encore en train de mâcher sa dernière bouchée, il se redressa pour reprendre le travail. Le voyant faire, sa mère l’attrapa par le bras et le força à se rasseoir.
- Avant que tu ne relances dans tes activités, j’aurais un service à te demander, lui annonça-t-elle, peu impressionnée par l’œillade incendiaire du jeune homme.
- Comment ça ? grommela l’intéressé.
- Tu vas aller en ville faire quelques courses pour moi.
- Des courses ?
- Du pain, du poisson, des navets, des pommes de terre… Hum, il faudrait aussi du vin. Et quoi d’autre, chéri ?
- Rien, je crois, réfléchit Racent.
- Parfait ! estima Madaima. Donc, jeune homme, je compte sur toi !
- Tu n’as qu’à y aller toi-même, grogna l’intéressé.
- Pardon ?
- Rien, je parlais pour moi.
Liam se dégagea de la poigne de sa mère. Il prit la bourse qu’on lui tendait et la dissimula dans les replis de sa tunique. Puis il fit demi-tour sans rien ajouter et prit la direction de la ville d’un pas rapide. Phil, lui, mâchait lentement son morceau de pain. Il était calé contre le ventre de sa mère et fermait les yeux pour mieux profiter des caresses qu’elle lui prodiguait, tel un félin ensuqué.
- On ne va pas le revoir de la journée, tu en as conscience ? lança Racent d’un ton railleur alors que leur aîné disparaissait de leur champ de vision.
- Je le sais, soupira Madaima. Mais sortir du cadre du travail ne pourra que lui faire du bien. Et puis, un tour en ville pour Liam, n’est-ce pas là un beau cadeau d’anniversaire ?
***
- Ouvrez les portes !
L’ordre avait été beuglé puis répété de nombreuses fois par les gardes qui veillaient sur l’enceinte fortifiée de la ville. Liam dansait nerveusement d’un pied sur l’autre, le corps tendu vers le haut pour tenter d’apercevoir un pan de la soupe bouillonnante de la vie citadine. Quand la machinerie de diable se mit en route pour remonter les imposantes herses, un flot sonore se déversa sur les provinciaux. Voix, cris, pépiements, sons de calèche, de pavés, de vie. Un tourbillon de sens et de sensations.
Malgré lui, un sourire satisfait vint se graver sur les lèvres du garçon. Comme à chacune de ses visites, il se laissa porter un moment par la foule. La capitale, la belle et grande Negonsem ! Si bruyante ! Une véritable symphonie ! Les citadins ne devaient jamais bien s’ennuyer, il y avait toujours quelque chose à faire aux alentours, contrairement à la campagne où tout était désert. Et puis, il se passait systématiquement des évènements intéressants dans les rues les plus sombres et tortueuses de la cité royale de leur cher pays gouverné par la puissante dynastie des Asrestos.
Son regard se perdit dans la foule puis remonta vers le plus imposant édifice des alentours, le palais. C’était ici que vivait la famille royale depuis six générations. Embelli par chaque nouveau dirigeant, l’édifice était un mélange archaïque de styles architecturaux, chaque roi ayant apporté sa touche personnelle à la majestueuse bâtisse. Aux toits de tuiles typiquement japonaises se mêlaient les fenêtres ornées de vitraux, les tours coiffées de pinacles et les colonnes au chapiteau de l’ordre corinthien dont le fût était décoré de peintures vives. Nombre de rumeurs couraient sur ce château, mais, à part la garde royale, la famille du souverain, les domestiques et les ministres, personne n’y avait mis les pieds depuis la mort du prince Ezra. Oui, nul plébéien n’avait franchi les imposantes portes depuis pratiquement une décennie, comme si le roi Tobias avait peur que la mort ne fauche son dernier enfant, son héritière ô combien chérie sur laquelle reposait le futur de leur nation. A l’approche du mariage de celle-ci, on disait que cette politique de retranchement allait être assouplie, mais, pour le moment, nulle démarche n’avait été faite dans ce sens.
Liam plongea ses mains dans ses poches et réduisit son rythme de marche. Son regard parcourait les échoppes installées dans la rue. Dans ces baraques en bois surmontées par des enseignes qui rivalisaient en couleurs et en ingéniosité, on trouvait absolument de tout : des soieries venues de Levelac, des pierreries adysiennes, des livres reliés, des friandises à la violette, une spécialité de Negonsem, ou encore d’extravagants chapeaux. Certains marchands présentaient d’immenses sacs en toile qui débordaient d’épices dont les parfums attisaient la faim. Ceux qui parvenaient à faire de bons chiffres d’affaires pouvaient ensuite demander à la grande chambre des commerçants un prêt afin d’acheter de véritables espaces où ils pourraient exposer leur marchandise à l’abri des intempéries.
L’attention du jeune homme fut attirée par une échoppe en particulier. Il s’agissait d’un étal décoré aux couleurs de l’empire de Lavia, bleu roi et or. Le commerçant, un homme à la carrure militaire, présentait aux promeneurs de nouvelles armes capables de cracher des projectiles à une allure phénoménale. Ils appelaient cela des armes à feu, une création des meilleurs artisans de l’empire qui allait révolutionner les conflits. Les armes blanches, quant à elles, risquaient de vite devenir obsolètes. Qui voudrait d’un sabre quand on pouvait posséder un instrument capable de tuer à distance ? Aujourd’hui, déjà, les nobles ne juraient que par ces merveilles pour leurs parties de chasse. Ce n’était qu’une question de temps avant que les soldats n’intègrent cet armement au leur. Liam poursuivit sa route.
Il aimait vraiment se balader en ville, contrairement à ses parents qui trouvaient les citadins grossiers et bien trop bruyants. Phil, quant à lui, ne comprenait pas encore toutes les subtilités de la jalousie pour avoir un avis tranché sur la question. Car, assurément, jaloux, ils l’étaient, eux qui vivaient autrefois dans la soie et les privilèges. Mais ils préféreraient s’étouffer plutôt que de l’avouer. Et après, Madaima et Racent se demandaient d’où lui venait son entêtement…
- Ils ne connaissent pas la valeur des choses ! avait un jour asséné son père. Nos récoltes valent tellement plus que ce qu’ils imaginent ! On devrait nous payer le double pour tout le travail qu’on fournit !
Liam haussa les épaules. Il n’aimait pas la ville au point de vouloir être l’un de ces citoyens gras et idiot. C’est juste qu’il aimait la sensation de puissance et d’unité que lui procuraient ses simples passages entre les murs d’enceinte. Dans cet endroit bruyant, il avait l’impression de se diluer, jusqu’à devenir une partie du monde. D’être enfin un anonyme, une goutte d’eau insignifiante.
De ne plus exister…
Dans un soupir satisfait de chat rassasié, il s’écarta de la foule pour se positionner en tant que spectateur tranquille. Dire qu’il y a des années de cela, il jouait dans le dédale de cette cité avec le prince… Il se souvenait encore de son visage tout rond, ses yeux vifs et francs qui contenaient une grande douceur, le froissement de ses vêtements et ses mains d’une étonnante blancheur.
Comme dans une vision fantomatique, il crut revoir l’enfant qu’il avait été dans les rues bondées. Il courait, poursuivi par un prince dont les longs cheveux noirs claquaient dans le vent. S’il prêtait attention à ses souvenirs, il lui semblait même qu’il pouvait sentir le parfum que portait autrefois son ami.
Un soubresaut secoua son corps. Il cligna des yeux surpris. Non… Il le sentait vraiment ! Il venait de le sentir ! C’était… !
- Liam !
Des bras s’enroulèrent brusquement autour de son bras, l’emprisonnant dans une étreinte ferme. Ah… Ce n’était qu’Amy. Mais, pourquoi à chaque fois qu’il mettait un pied en ville cette fille devait lui tomber dessus ?
Amy se détacha de lui en souriant. Le soleil avait fait ressortir ses tâches de rousseur et elle portait une robe de soie bleue toute légère diablement courte pour une personne de son rang. Elle tenait serré contre elle un réticule de la même couleur que son vêtement, ce qui était sûrement un acte calculé de la jeune fille.
- Tu n’as pas froid ? s’étonna Liam. L’hiver n’est même pas fini.
- Tu es venu vendre des récoltes ? le questionna vivement son interlocutrice, ignorant royalement sa question.
- Tu es idiote ou quoi ? soupira le garçon. Les champs viennent à peine de dégeler. On doit travailler la terre. On est tout juste en train de semer.
- Ah…
Il arrivait à Liam d’apprécier la compagnie d’Amy, mais elle faisait parfois preuve d’une bêtise qui le surprenait. Issue de la petite noblesse, elle attendait sagement que son père la marrie et passait ses journées à échapper à ses leçons de lecture, piano, cuisine et autres. Elle adorait fureter de droite à gauche à la recherche de ragots à se mettre sous la dent. Pour une raison que le garçon ignorait, elle semblait l’avoir pris en affection et s’évertuait à lui casser les oreilles avec ses récoltes de rumeurs et ses avis dès qu’elle l’apercevait au détour d’une rue. Et bon sang qu’elle était douée pour le repérer dans la foule !
- C’est super que tu sois venu aujourd’hui, lui annonça la colporteuse. La princesse doit aller au cimetière royal cet après-midi pour rendre hommage à son frère défunt ! Tu sais qu’on dit qu’elle est vraiment belle ? Mais les rumeurs sont certainement exacerbées par le peu d’apparitions publiques qu’elle offre au peuple… Oui, c’est certainement ça. Mais, il paraît qu’elle est vraiment jolie. J’ai entendu à l’auberge une servante qui travaille là-bas raconter que… Hé, Liam, où vas-tu ?
L’intéressé prit le parti de l’ignorer. Mains dans les poches, il s’était éclipsé discrètement avant d’accélérer le pas dans l’espoir insensé d’échapper à la tornade blonde.
Ah, ah…
Comme si.
- Liam, attends-moi !
- Ne me suis pas ! riposta-t-il.
- Attends, enfin !
Elle l’attrapa de nouveau par le bras, l’obligeant à ralentir. Le paysan fut bien obligé d’obtempérer, agacé.
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