- Madaima t’a envoyé faire des courses, je parie ! C’est bien son genre, d’avoir des idées pareilles pour ton anniversaire. Je t’accompagne. Oh, je t’ai souhaité bon anniversaire ? Bon anniversaire ! Ça te fait bien dix-neuf ans, n’est-ce pas ? Je t’achèterai un gâteau dans la meilleure boulangerie du coin pour fêter ça.
- Je n’en ai strictement aucune envie, grommela Liam, l’estomac pourtant en joie à l’idée d’une pâtisserie.
- Je ne te demande pas ton avis, chantonnait la jeune fille. Ah, et tu souhaiteras aussi un bon anniversaire à Phil, bien sûr. Quel hasard, tout de même, que vous soyez nés le même jour. Il faudra qu’on lui achète aussi un petit quelque chose !
Son interlocuteur préféra céder plutôt que se lancer dans une conversation stérile avec la petite noble. Celle-ci comprit qu’elle avait gagné et, satisfaite, se relança dans son activité favorite.
- Comme je te le disais à l’instant, normalement, on aura une chance de… Oh, mais je ne t’ai pas dit un truc super important ! Figure-toi que…
Liam se demanda un instant avec dépit si la langue était un muscle indépendant qui ne connaissait pas la fatigue et si toutes les filles étaient aussi bavardes. Sa mère aimait bien parler également. Elle chantonnait en faisant la cuisine ou parlait aux plantes qu’elle arrosait. Elle lui posait sans cesse des questions telles que « Et ta journée, elle s’est bien passée ? », « Tu as bien travaillé aujourd’hui ? », « Tu as pensé à ranger les outils ? », « Où est-ce que tu vas encore ? », « Essaie de ne pas provoquer de bagarres, cette fois-ci. » Oui… Cela devait être propre à la gente féminine de parler tout le temps.
Il détailla un moment le profil d’Amy qui lui racontait que des brigands semblaient avoir été aperçus autour de la ville. Ses joues rebondies et ses yeux malicieux lui donnaient un air de petit animal. Elle avait noué d’imposants rubans bleus à sa crinière blonde, une vraie gamine… Malgré ses manières futiles de petite noble, le jeune homme devait ben reconnaître qu’il avait de l’affection pour elle.
Il faut dire que, dans les alentours, il était plutôt connu comme quelqu’un de pugnace qui s’emportait facilement, trop, même. On lui donnait un regard de démon, hérité de son grand-père, un félon qui avait autrefois trahi le royaume et avait été exilé loin de la capitale. C’était en partie pour cela qu’il dissimulait ses yeux vifs et bleus derrière une longue mèche de cheveux châtains. Il n’aimait pas ce regard de démon et le cachait ; il lui avait attiré trop d’ennuis par le passé, comme éveiller la curiosité d’un prince qui s’était fait beaucoup trop présent dans sa vie par la suite.
Avant d’en disparaître sans laisser de traces.
Amy avait emménagé il y a peu dans la cité royale. Attentive aux rumeurs, elle n’avait pas tardé à entendre parler de Liam Sefa, ce jeune homme qui ne cessait de causer la pagaille et avait voulu très vite le rencontrer. Elle était apparue ainsi un beau jour dans sa vie et, malgré toutes ses tentatives pour l’en déloger, elle avait refusé de s’éloigner de lui.
Liam, tentant de faire abstraction de l’abeille qui bourdonnait à son oreille, se dirigea vers la poissonnerie. Malheureusement, sa route fut coupée par un barrage qui avait été érigé dans la rue principale. Une foule dense s’était agglutinée contre les barrières et les conversations allaient de bon train. Des gardes royaux en armure rouge gardaient l’espace, le regard acéré et l’allure fière.
- Oh là, là ! Ça va être magnifique ! s’extasia Amy en attrapant son bras pour le secouer. Tu ne crois pas ? La sécurité est très élevée, dis donc, une souris ne pourrait pas passer ! J’espère qu’on la verra bien d’ici. On ne devrait pas aller par là, plutôt ? Je suis certaine qu’on aurait une meilleure vue.
- Fais ce que tu veux, je vais te laisser là, répliqua le jeune homme.
- Ah, non ! Reste avec moi ! Ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir la princesse !
- Je ne veux pas la voir et surtout pas aujourd’hui, répliqua sèchement le garçon en se dégageant de l’emprise de la jeune fille.
Il avait envie de fuir cet endroit et haïssait cette sensation qui lui bouffait les entrailles. Mais, quand le son du cor retentit, il se sentit comme ancré dans le sol. Son regard dévia, attiré par la procession qui venait de déboucher à l’autre bout de la rue avec, à sa tête, une cavalière tout de noir vêtue. Elle était… Liam s’avança presque inconsciemment, les yeux écarquillés. La jeune fille se tenait très droite sur son destrier et son regard doux parcourait la foule. Quand ses yeux se posaient sur vous, vous vous sentiez pris dans une étreinte mélancolique qui vous serrait la gorge dans un étau. Elle était vêtue d’une robe noire composée de voiles et de dentelles vaporeuses qui semblaient envelopper son corps tout entier. Une mantille couvrait son front, symbole d’un deuil encore vif.
Elle avait un visage empreint d’une beauté noble et triste. Mais ce qui retint l’attention de Liam, ce furent ses mains. Elles étaient blanches et fines, dépourvues de la moindre cicatrice, de la moindre saleté. Même ses ongles étaient immaculés, opales comme des croissants de lune. Sûrement n’avait-elle jamais tenu une arme entre ses doigts.
L’imposant destrier et sa délicate cavalière passèrent à quelques pas de lui. Liam suivit silencieusement des yeux le mouvement des cheveux noirs de la princesse qui semblaient flotter dans son dos, avec une grâce étrange. Ah… Son parfum lui parvint une fraction d’instant. Il flotta un moment sur ses narines avant de s’évanouir, souvenir évanescent.
Ezra devait avoir le même parfum dans leur enfance…
A ses côtés, Liam entendit Amy pousser un soupir de mélancolie.
- Elle est aussi belle que les rumeurs le prétendent, murmura-t-elle, visiblement conquise par la vision qui venait de s’offrir à ses yeux. Nul besoin de joyaux ou de discours quand on est capable d’ensorceler un peuple entier par sa seule présence. Notre princesse héritière sera une grande souveraine, un jour.
Le jeune homme se détourna du cortège. Il n’avait plus qu’une seule envie : quitter les murs oppressants de Negonsem. Mais il ne le ferait pas sans avoir au préalable accompli la mission que lui avait confié sa mère. Oui, les courses d’abord. Et après, il pourrait se réfugier dans un coin plus tranquille. Loin d’Amy, du tumulte… et de cette princesse. Il tourna les talons et s’immergea dans la foule pressée contre les barricades pour s’éloigner au plus vite de la rue principale.
« Je croyais que j’avais enterré ces sentiments futiles… Mais il semblerait que la vue de son visage ait exhumé certaines choses… »
A quoi ressemblerait donc celui de son frère à l’heure actuelle ?
- On t’a trouvé !
Liam jura entre ses dents. Qui c’était, ce coup-ci ? Il vit trois garçons s’approcher de lui, le regard mauvais. Leurs visages lui étaient familiers, mais où avait-il pu donc croiser de telles têtes d’abrutis ? Ah, si ! La semaine dernière, dans la cour du boucher !
- Salut, les apostropha-t-il avec un sourire railleur. Vous êtes venus prendre une nouvelle raclée ?
- On va te faire la peau, Liam Sefa ! rugit l’un d’entre eux, leur chef, probablement, mais Liam n’avait pas essayé de retenir son nom.
- Liam, gémit Amy, ils sont armés !
Mais pourquoi l’avait-elle suivi, celle-là ? Avec un soupir, Liam se détourna d’elle pour reporter son attention sur les garçons qui lui faisaient face. En effet, ses trois adversaires possédaient chacun un couteau à lame petite et rigide.
- Un désosseur ? émit Liam en haussant un sourcil.
Ils voulaient se battre avec un couteau de cuisine destiné à retirer les chairs de la viande des os ? Quelle idée stupide…
- Oh, tu connais ? ricana le chef de la bande. Je vais te désosser comme un vulgaire morceau de steak !
- Si vous vous battez aux couteaux de cuisine, il fallait prendre un couperet ou une abatte, y’a rien de mieux pour trancher les os, se moqua Liam.
- La ferme !
L’intéressé haussa les épaules. Hé bien, aujourd’hui ne différait pas des autres jours, après tout. Il avait cessé de compter depuis longtemps le nombre de bagarres où il s’était retrouvé impliqué, volontairement ou non. L’adrénaline du combat, la chair meurtrie, le goût du sang… Un sourire vint étirer ses lèvres. Ces choses douces amères rythmaient sa vie depuis tellement d’années maintenant.
C’était peut-être la seule façon qu’il avait trouvé pour se sentir un tant soi peu vivant.
- Cessez immédiatement de vous battre !
Le cri avait surpris tout le monde. La foule, qui s’était regroupée, avide de voir un combat, s’écarta pour laisser place au bruit de sabots sur les pavés. Les trois voyous pâlirent considérablement quand ils vivrent apparaître dans leur champ de vision l’une des plus puissantes personnes du royaume.
- P… Princesse ? s’étranglèrent-ils.
Eliya d’Asrestos s’avançait vers eux, le visage sévère. Elle avait confié les rênes de son cheval à l’un des soldats qui l’escortait et s’était glissée le long de la selle pour se mettre à la hauteur de ses interlocuteurs. Elle se planta devant les combattants, régalienne, intimidante.
- Que signifie ceci ? leur demanda-t-elle en plongeant successivement son regard dans ceux des jeunes hommes qui lui faisaient face. Pourquoi vous battre entre membres d’une même communauté ?
Sa voix s’était adoucie. Elle tentait visiblement vraiment de comprendre ce qui avait pu pousser deux de ses chers sujets à sortir leurs armes. Le chef des voyous s’approcha d’elle, mielleux.
- Princesse, sans vouloir vous offenser, vous vous trompez, minauda-t-il. Ce misérable ne vit pas dans la cité, sa famille en a été exilée. Ce ne sont que des traîtres, des paysans qui ne savent que cultiver de la terre. Pas de quoi vous préoccuper, assurément.
- Ça te pose un problème ? susurra ledit paysan en question tout en jonglant avec le couteau qu’il avait en main.
- Liam ! protesta Amy. Je t’en prie, arrête !
- Ouais, écoute ta petite amie, Liam Sefa ! ricana un garçon de la bande, la verve regonflée par la protection inattendue qui s’était présentée à eux sous la personne de la princesse.
- Sefa ? murmura cette dernière, surprise. Tu serais de la famille de… Sigène ? Sigène Sefa, l’ancien précepteur royal ?
- Ça te pose un problème ? répliqua aussitôt Liam, irrité qu’on fasse sans cesse allusion à son grand-père.
La princesse recula, choquée qu’on ose employer un tel ton avec elle. Ses yeux, oscillant entre le noisette et le doré, détaillaient avec intérêt le garçon qui lui faisait face. Appréciant peu cette attention, le jeune homme replia la lame de son couteau avant de le glisser dans sa poche. Il allait s’éloigner, mais ne put s’empêcher d’ajouter ceci d’un ton mauvais dans la direction d’Eliya :
- Si j’ai envie de me battre, ce n’est pas ton problème, princesse. Mêle-toi de tes affaires.
L’intéressée écarquilla les yeux. Jamais encore on ne lui avait dressé semblable regard ! Il était vraiment… glaçant. Elle voulut ajouter quelque chose, mais, déjà, son interlocuteur s’était éloigné, mains dans les poches, incarnation même de l’insolence. Elle aurait voulu se lancer à sa poursuite, mais elle avait beaucoup trop à faire aujourd’hui pour se soucier de ce malotru. Quand plusieurs soldats voulurent se saisir du jeune homme, elle leur fit signe de demeurer auprès d’elle sans se préoccuper de l’effronté. Elle se hissa de nouveau sur sa selle et allait faire claquer les rênes quand elle sentit une présence près d’elle. Baissant les yeux, elle aperçut une jeune fille près d’elle qui la regardait avec hésitation. Voyant dans le regard de la cavalière l’autorisation de parler, Amy se précipita auprès d’elle, livide.
- Veuillez accepter toutes mes excuses ! la pria-t-elle en s’inclinant profondément. Liam ne sait pas se tenir ! Je vous en prie, il ne pensait pas à mal, il ne mesure simplement pas la portée de ses gestes !
- Il a été d’une insolence intolérable envers un membre de la famille royale ! répliqua un soldat parmi l’escorte.
La petite noble sursauta violemment, comme si on venait de la frapper. Ses yeux se firent implorant.
- Pardonnez-le, je vous en prie, votre Majesté !
Devinant que la jeune fille n’hésiterait pas à la supplier à genoux, Eliya lui ordonna avec douceur de se redresser. Elle lui sourit et inclina la tête dans sa direction.
- Vos paroles m’ont touchée, mademoiselle. Vous avez une bonne âme. Ne vous inquiétez pas pour votre ami, nul mal ne lui sera fait.
- Princesse ! protesta-t-on chez les soldats.
Eliya les foudroya du regard, appréciant peu qu’ils osent contester ses ordres en public. Ceux qui avaient osé ouvrir la bouche rentrèrent la tête entre leurs épaules et ne prononcèrent plus un mot. Satisfaite, la princesse fit claquer les rênes de son destrier pour lui faire effectuer un demi-tour. Son visage se ferma quand elle avisa le chemin qui se déroulait devant elle.
Aujourd’hui serait vraiment pénible…
***
Liam avait balancé le sac de vivres entre les racines d’un arbre avant de s’allonger à côté, les bras repliés derrière la tête. Ses yeux fouillaient le toit de branchages à travers lequel les rayons mourants du soleil parvenaient à s’infiltrer. Comme chaque année, ses pensées faillirent dévier vers Ezra, mais il se força à penser à autre chose. Abattant le voile de ses paupières, il songea à son antre, sa cachette secrète. Il irait sûrement demain, oui, c’était une bonne idée. Il avait encore plusieurs projets en préparation et certains à corriger. Peut-être consacrerait-il son temps libre à l’élaboration de nouveaux plans…
Un froissement attira son attention. Ses iris cueillirent la froideur de la nuit. Le jeune homme se redressa, surpris. Il se serait endormi ?
- Encore toi !
Liam leva la tête à l’injonction. Il croisa alors le regard furibond d’une demoiselle qu’il peina à reconnaître, ainsi pauvrement vêtue, les cheveux attachés en queue basse et un tissu grossier noué autour de la gorge.
- Oh, oh, émit-il d’un ton moqueur. La princesse s’essaierait-elle à des styles de roturiers ?
- Je ne suis point d’humeur à tenir tête à une langue acérée comme la tienne, soupira son interlocutrice avec un geste fatigué de la main.
Liam haussa un sourcil, mais n’insista pas. Du moment qu’elle n’était pas aussi bavarde qu’Amy, cela lui allait. Heureusement pour lui, la princesse semblait plus préoccupée par le lieu que par lui-même. Elle s’installa confortablement à genoux sur le sol, le regard perdu dans le tumulte de la rivière. Le jeune homme en profita pour la regarder plus en détails. Maintenant qu’il la voyait sans maquillage, elle était moins féminine qu’il ne l’avait cru. Sa mâchoire était carrée, sa voix assez grave et ses mains grandes. Elle demeurait très agréable à regarder, néanmoins. Il eut un léger rictus quand il remarqua qu’elle avait exactement le même nez que son frère jumeau. C’était peut-être un trait propre à la famille royale…
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