Gründ commence à s'impatienter. A quoi bon faire une visite surprise à son amie si elle continue obstinément de dormir malgré ses timides tentatives pour attirer son attention? Rahar décide de prendre les choses en pattes en sautant sur le lit, et va fourrer sa tête dans la main ouverte d'Aeris. Au contact doux et chaud de la fourrure du rongeur, l'endormie se réveille enfin avec un sourire radieux.
"Qu'est-ce que tu fais là, petite crapule? Tu étais sensée te soigner et te reposer, pas danser sur mon lit!"
Gründ, fou de joie d'entendre cette voix qui lui a tant manqué malgré le peu de temps écoulé, saute à son tour sur le lit pour venir se blottir contre Aeris. Cinq jours pour un rat, ça semble une éternité, surtout que ceux-ci ont été habitués à être en permanence avec leur compagne. Et puis, ils s'inquiétaient pour elle, les humains étant bien moins résistants que ce qu'ils voudraient croire.
Le vétérinaire, qui servait de support aux rats avant qu'ils n'aillent rejoindre Aeris, lui sourit et lui explique qu'ils ont une incroyable capacité de guérison : ils sont presque en pleine forme. Il leur faut encore quelques jours de calme, ils n'ont bien entendu pas recouvré ni l'oeil ni la queue, mais ils sont en aussi bonne santé qu'ils peuvent l'être avec toutes les blessures qui leur ont été infligées, et ils réclamaient à grands cris de ses nouvelles.
Le médecin entre à son tour dans la chambre de sa patiente. Il connaît le vétérinaire depuis longtemps et ils ont souvent eu l'occasion de travailler de concert, étant les seuls de leur profession pour toute la partie Sud de la Forêt. Ils ont parfois même dû échanger de rôle quand les circonstances l'exigeaient.
"Je vois que vos bestioles sont réparées autant que vous. J'imagine que mon confrère a lui aussi passé au moins deux nuits blanches vu le nombre de points de suture et de pansements qu'ils arborent. Vous allez devoir rester encore au moins trois jours ici, Aeris : vous ne guérissez apparemment pas aussi vite qu'eux, et vous ne pourrez pas marcher sans béquilles avant un bon mois. Vos compagnons peuvent rester avec vous si leur médecin est d'accord, je vais prévenir votre mère de l'avancement de votre guérison. Je crois qu'elle prépare une fête en votre honneur quand vous serez rentrée, alors essayez de vous reposer tant que vous le pouvez."
Une fête? En son honneur? Aeris ne comprend pas. Elle n'a rien fait qui mérite une fête, rien qui mérite les honneurs, elle a même au contraire fait et subi des choses qui n'ont rien d'honorable pour pouvoir survivre parmi les esclaves. Aeris ne veut pas de fête, et ses compagnons sont d'accord avec elle. Un retour à une vie paisible, oui, une vengeance, peut-être, une expédition pour retrouver les autres, certainement, mais une fête, en aucun cas. Elle demande au médecin de faire venir sa mère pour lui sortir cette idée de la tête avant qu'il ne soit trop tard pour annuler.
En attendant l'arrivée de Mura, Aeris et les rats laissent leurs pensées dériver autour de la question de l'honneur. C'est une notion à laquelle ils n'ont jamais vraiment réfléchi, quelque chose d'abstrait : l'honneur c'est pour les héros de contes, pour les princes, pour les chevaliers, pas pour les esclaves et surtout pas pour les rongeurs. Il n'y a aucun honneur à se faire enlever à sa famille, ses amis, son village ; à se faire enchaîner, enfermer, affamer, diffamer, défroquer, matraquer, attaquer... Aucun honneur à rendre coup pour coup, à mentir, à voler, à s'abaisser au niveau de ceux qui lui ont ôté sa dignité. Pas d'honneur sans dignité.
Et pas de dignité à Stargh. Ce n'est pas un endroit digne ni honorable, au contraire : la population de Stargh est pleine d'esclavagistes, de tricheurs, de menteurs, d'assassins et de voyous en tous genres, la seule chose permettant de les différencier étant leur niveau de richesse. Plus ils sont riches, plus ils sont pourris.
Mura arrive, un énorme sourire illuminant son visage, un panier de fruits et de tartines à la main, heureuse de savoir sa fille proche de la guérison. Son sourire, cependant, disparait vite à la vue du visage sérieux et des sourcils froncés d'Aeris.
"On m'a dit que tu préparais une fête en notre honneur? Je ne veux pas de fête. On n'a pas d'honneur. On ne mérite pas de célébrer des évènements aussi tristes et douloureux, des atrocités subies et commises. Il n'y a rien à fêter dans notre périple."
Elle essaie d'expliquer à sa mère du mieux possible, avec l'aide de ses amis, ses réflexions des minutes précédentes sur la dignité et sur sa notion d'honneur. Mais surtout, elle essaie de lui faire comprendre qu'elle ne pense vraiment pas mériter une célébration quelconque, n'ayant rien fait de bon ni de juste, rien accompli d'autre que de survivre par n'importe quel moyen, ces moyens étant bien trop souvent cruels.
"Ma fille, tu te trompes. Ce qu'on veut fêter, c'est votre retour parmi nous, à tous les trois, en à peu près bonne santé. Ce qu'on honore, c'est la nature qui vous a dotés d'un tel instinct de survie et de la force de surmonter toutes ces épreuves pour nous revenir avec toute votre raison. Une fête en votre honneur, c'est aussi un moyen de nous rappeler à tous qu'il reste une chance, un espoir, même infime, que d'autres que vous aient eu la même volonté de survivre malgré le prix à payer, et qu'ils nous reviennent à leur tour. Depuis ce jour terrible il y a deux ans, nos vies ont terriblement changé. Il n'y a plus beaucoup d'occasions de rire ou de célébrer. Tu nous donnes une chance de nous rappeler ce qu'est la joie, ce qu'est l'espoir, ce qu'est le bonheur simple de passer un bon moment en compagnie de nos proches et de nos voisins. Nous avons besoin de cette réunion et de ces rappels, Aeris. Et puis tu verras qu'au final, tu ne seras pas vraiment au centre de l'attention après les deux ou trois premiers verres."
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