Liam passa le gras de son pouce sur le fil de la hache, satisfait. Voilà, là, elle débiterait le bois sans problème. Si son père avait poursuivi la coupe avec un instrument aussi émoussé, tout ce qu’il aurait fait, c’était l’abîmer… Le garçon poussa un soupir, désabusé. Il ne comprendrait probablement jamais comment son propre géniteur pouvait avoir si peu de considération pour ses outils. Si jamais Phil venait à suivre son exemple ! Cette pensée seule lui arracha une grimace. Il fallait qu’il fasse vraiment attention à l’éducation de son petit frère…
- Tu vas longtemps rester plantée là, princesse ? Sors de ta cachette, je ne supporte pas d’être épié.
Pendant quelques secondes, il ne se passa rien, puis, dans un froissement de tissu discret, Eliya apparut dans son champ de vision, toujours aussi pauvrement vêtue. Elle avait ramené ses cheveux en une queue de cheval haute, attachés avec un cordon que lui avait donné sa mère.
- Bonjour, le salua-t-elle timidement.
Elle voulut ajouter quelque chose, mais n’y parvint pas, impressionnée par ce qui l’entourait. Elle s’avança, fascinée. Ce lieu devait probablement être une ancienne forge que le jeune homme avait réinvestie. La princesse constata l’état de délabrement des lieux dans une discrète grimace. Elle avait l’impression que les murs pouvaient s’écrouler à tout moment. Ils étaient constellés d’une multitude de schémas de différents types d’armes. Sur une large table de travail s’étalaient lesdites armes. La princesse saisit maladroitement un kriss, subjuguée par la beauté de la lame ondulée au double tranchant.
- Tu vas te blesser, se moqua Liam. Je ne savais pas que les filles pouvaient s’intéresser aux armes.
- J’ai toujours aimé observer l’entraînement des soldats royaux, éluda la jeune fille, refusant d’entrer dans un débat sur le sexisme avec son hôte. Mais en tant que princesse, mon père ne m’a jamais autorisée à prendre une arme.
- Dommage, ça aurait pu être intéressant de se battre contre toi. Je te pensais surentraînée avec tous les maîtres d’arme que t’as au château.
- J’ai bien d’autres choses à faire ! protesta l’héritière du trône.
- Comme traîner dans la rue ? se moqua son interlocuteur.
Piquée au vif, Eliya claqua le kriss sur le plan de travail. Elle lança une œillade courroucée au désagréable jeune homme.
- Je ne faisais pas ça par plaisir ! Je venais juste rendre visite à mon frère !
- Je ne savais pas que les morts avaient besoin qu’on les visite, rétorqua tranquillement son interlocuteur. Tu crois qu’il se sent seul ?
Eliya écarquilla les yeux, choquée qu’on ose tenir de tels propos sur son frère défunt et ce, devant elle. Ce garçon ne connaissait absolument pas les limites qui ne devaient pas être franchies. Il n’était pourtant pas sans ignorer qu’elle possédait une grande autorité, alors, pourquoi, oui pourquoi continuait-il à la regarder de haut ? Il n’avait même aucun respect pour les morts…
C’est insupportable !
- Qu’y a-t-il de mal à visiter un mort ? l’interrogea-t-elle d’une voix blanche. Il était mon jumeau et je l’aimais de tout mon être. N’est-ce pas normal dans de telles conditions de retourner à l’endroit où je l’ai vu pour la dernière fois ?
Liam bâilla pour toute réponse. Non, il trouvait ça débile, de visiter un mort. C’était les vivants qui avaient besoin de compagnie, et non l’inverse. Mais bon… Lui aussi était venu rendre visite à Ezra hier, mais pour la simple et bonne raison qu’il préférait sa compagnie silencieuse à celle des vivants, trop pénible à son goût.
- T’es étrange comme fille, conclut-il dans un soupir.
- Comment ça ? attaqua Eliya.
- Ne sais-tu jamais te taire ?
Cette question fut la pique de trop. Le visage rougi de colère, la jeune fille se planta devant son interlocuteur qui paraissait dorénavant ennuyé par sa présence.
- Tu n’es qu’un infâme goujat ! J’étais venue jusqu’ici pour te remercier et toi tu me demandes de me taire ?
- Je te ferai remarquer, princesse, que tes remerciements, je ne les ais pas entendus, souligna très justement le garçon.
- Je ne t’en ferai aucun !
- Une princesse ne devrait pas s’énerver comme ça, railla Liam. On dirait que tu veux te battre avec moi.
Prise au dépourvue, Eliya hésita un moment. La vue des armes qui jalonnaient le plan de travail fut comme un souffle sur les braises rougeoyantes de sa colère. Elle avait envie de hurler…
- Justement, j’ai bien envie d’en découdre ! lança-t-elle, le regard noir.
- Allons princesse, en plus de kidnapping, tu veux me faire accuser de t’avoir battue ? la taquina le jeune homme.
- Tu es une personne exécrable ! s’emporta la princesse.
- À tes souhaits.
- Qui me dit qu’en plus tu es doué au maniement des armes ?
- Tu veux vérifier ? susurra Liam.
Il saisit une épée courte et la lui tendit. La princesse la considéra un moment avant de s’en saisir. Mais elle fut incapable de maintenir la lame en l’air. Sa masse était bien plus importante qu’elle ne l’avait imaginée. La princesse, penchée en avant à cause du poids de son arme, finit par réussir à la soulever après quelques essais infructueux.
- Un katzbalger. Plutôt léger avec une lame assez courte. Tu devrais t’en sortir… enfin je crois, ricana le jeune homme.
- La garde est jolie, fit remarquer Eliya plus pour masquer sa gêne que pour parler.
- C’est un pas-d’âne, ce n’est pas pour faire beau. Il est composé de deux anneaux juste avant la garde. Tu dois y mettre ton majeur et ton index pour apporter plus de puissance à ta frappe d’estoc.
- Comme ça ? marmonna la jeune fille.
- Non, attends.
Il prit sa main pour la placer correctement sur la poignée. Il se surprit à penser que la peau de la jeune fille était vraiment douce. Il n’avait jamais touché Amy et s’en gardait bien ! Mais les mains de la princesse étaient très jolies. « Les riches ne travaillent pas dans les champs, songea Liam. Normal que leurs mains ne soient pas calleuses. »
Eliya semblait ravie d’avoir une arme en main. Elle observa un moment la lame puis esquissa quelques feintes maladroites.
- Tu ne possèdes aucune technique, constata Liam avec surprise. Je ne te croyais pas quand tu me disais que tu n’avais jamais touché une arme, mais on dirait que c’était vrai…
- Je me passerai de tes remarques désobligeantes ! répliqua la jeune fille. Je ne vois pas pourquoi j’aurais menti à ce sujet, en plus ! Je n’ai vraiment jamais eu de lame en main.
- Et quand tu observais les entraînements de tes chers soldats royaux, tu n’as jamais fait attention au positionnement de leurs bras, de leur buste ou de leurs jambes quand ils s’entraînaient ? Quand tu répètes des mouvements ou quand tu esquisses des feintes, c’est tout ton corps que tu dois contrôler. Un débutant doit toujours y penser. Après quelques années d’entraînement, cela devient naturel.
- Tu en sais des choses dis donc, persifla Eliya. On croirait entendre un maître d’arme.
- J’ai l’habitude des armes. Je les étudiais quand j’étais petit avec mon grand-père.
Cette simple phrase suffit à refroidir l’enthousiasme de la princesse. C’est vrai, elle l’avait oublié, mais ce garçon était le petit-fils d’un homme qui avait trahi son père, le roi. Elle se rappelait encore du jour où elle avait vu cet aimable vieillard pour la dernière fois. Il lui avait souri, avait ébouriffé ses cheveux, comme il en avait l’habitude quand il était son précepteur et qu’elle répondait correctement à ses questions.
Puis il s’en était allé.
Liam se tourna vers son plan de travail, désireux de choisir une arme à son tour quand il sembla brusquement se rappeler de quelque chose. Il s’empara rapidement d’un stylet qu’il passa à sa ceinture en corde avant de saisir un sac de toile.
- Désolé, princesse, j’ai quelque chose à faire !
- Q… Quoi ?
- Tu devrais pouvoir rentrer en ville, maintenant, les portes doivent s’être ouvertes. Tu sauras retrouver le chemin !
- A… attends ! Où vas-tu, ainsi armé ?
- Hum ? Braconner.
Un silence abasourdi s’installa dans la forge. Eliya cligna des yeux, persuadée d’avoir mal entendu.
- Pardon ? s’étrangla-t-elle.
- Braconner, répondit très naturellement le jeune homme.
- Mais c’est interdit !
- Non, princesse, ce n’est pas interdit…
Il jeta un rouleau de corde en travers de son épaule et adressa à la jeune fille un sourire moqueur.
- Suffit juste de ne pas se faire prendre.
***
- Reviens ici, Liam Sefa !
L’intéressé leva les yeux au ciel. Il s’arrêta un instant pour laisser le temps à la princesse de parvenir à sa hauteur. Celle-ci avait du mal à suivre le rythme rapide du jeune homme. Lorsqu’elle parvint enfin à ses côtés, elle saisit un pan de sa manche pour l’empêcher de lui filer entre les doigts.
- Tu ne peux pas braconner sur les terres de mon père, asséna-t-elle une fois qu’elle eut repris son souffle. Si tu enfreins la loi, tu encours la peine de mort.
- Faut savoir vivre dangereusement, soupira le jeune homme, affublé de ce sourire moqueur dont il ne semblait guère se départir.
- Liam, pense donc à ta famille ! s’emporta la jeune fille. Tu as un petit frère, en plus !
- Si je ne pensais pas à eux, je ne serais pas en train de risquer ma vie.
Son ton était devenu subitement très froid. Eliya en fut si surprise qu’elle le lâcha. Son interlocuteur poussa un nouveau soupir.
- Je suis d’assez bonne taille car j’ai eu une enfance dorée, princesse, lui confia-t-il, le regard fuyant. Ce n’est pas le cas de Phil. Ma famille a perdu ses titres à sa naissance. Je ne veux pas qu’il grandisse mal parce qu’on n’a rien à se mettre sous la dent.
- Liam…
L’intéressé passa une main sur sa nuque, sourcils froncés. Mais qu’est-ce qui lui avait pris de faire un tel aveu à une inconnue ? Il poussa un grognement avant de se remettre en route, toujours avec Eliya sur les talons. Ils pénétrèrent très vite dans un sous-bois. La princesse écarquilla les yeux à la vue du lieu enchanteur. Baigné dans un soleil matinal, les arbres semblaient être teintés de nuances chaudes. De timides rayons parvenaient à percer la voûte des feuilles pour faire briller la rosée déposée sur le monde. La princesse s’arrêta auprès d’une toile d’araignée étincelante, fascinée. Liam haussa un sourcil devant un tel comportement. Allons bon, pourquoi était-elle venue ? L’arrêter ou visiter l’endroit ? Elle ressemblait à un enfant dont le regard innocent se posait pour la première fois sur le monde.
C’est fou ce qu’elle te ressemble, Ezra…
Il haussa les épaules avant de se concentrer sur sa tâche. Un sourire gagna ses lèvres quand il repéra un lapin dans un de ses collets. Sa mort était toute récente, quelle chance ! Habilement, le jeune homme défit le nœud de son piège pour récupérer le cadavre qu’il attacha à une nouvelle corde pour le transporter plus facilement. Alors qu’il remettait en place le collet, il vit la princesse s’accroupir près de lui pour observer ses gestes.
- Comment fais-tu un tel nœud ? lui demanda-t-elle, visiblement interloquée.
- C’est juste un nœud coulissant, y’a rien de plus simple.
- Voudrais-tu me montrer ?
- Non, pas l’temps. J’ai encore plein de pièges à relever avant que ces stupides chasseurs ne viennent.
Sur ces bonnes paroles, il se redressa et s’éloigna rapidement sans plus se préoccuper de la princesse. Celle-ci poussa un soupir avant de se redresser. Quel garçon étrange… Elle aurait toutes les raisons du monde de le dénoncer. Mais elle savait pertinemment qu’elle ne le ferait pas. Pourquoi ? Cela, par contre, elle l’ignorait complètement. Liam était l’impertinence incarnée. Son verbe acerbe la mettait hors d’elle, mais il y avait quelque chose au fond de son regard bleu qui l’intriguait, comme une fissure.
- Il serait peut-être temps pour moi de rentrer, songea-t-elle.
Retourner là-bas ? Dans ce lieu étouffant, dans ce lieu de mensonges et mauvais… Oui, elle savait que sa place était là-bas et qu’elle n’avait pas d’autre choix que d’y retourner, comme un docile petit oiseau qui reviendrait de lui-même dans sa cage dorée pour qu’on l’y enferme. Elle aurait aimé juste passer un peu plus de temps avec le jeune homme. Quelque part, c’était agréable de pouvoir parler à quelqu’un avec autant de facilité sans se préoccuper de titres ou d’étiquettes. Mais quand son père apprendrait où elle était passée, jamais il n’accepterait qu’elle sorte du château de nouveau.
Surtout avec cette date fatidique qui planait au-dessus de leurs têtes comme une lame de guillotine, prête à s’abattre sur eux à tout moment. Ses dents se plantèrent dans sa lèvre inférieure. Oui, c’était vrai… Bientôt, elle…
Un coup de feu la fit sursauter. Quoi ? Une partie de chasse avait été prévue dans les environs ? Non, il était encore beaucoup trop tôt pour cela…
- Liam, s’étrangla-t-elle.
Sans hésiter, mue par une étrange impression, Eliya se mit soudainement à courir. Elle ne comprenait pas elle-même pourquoi son corps agissait de cette manière. Elle écarquilla les yeux. Courir… Elle n’avait plus jamais couru depuis la mort de son frère. Avant, quand ils étaient enfants, ils passaient leur temps à jouer dans les couloirs du palais. Ils allaient et venaient, véritables courant d’air, pour le plus grand dam de leurs précepteurs.
J’avais oublié cette sensation !
Elle déboucha alors dans une clairière. La scène qu’elle y saisit la fit vaciller. Appuyé contre le tronc d’un arbre, pressant d’une main son bras blessé, Liam faisait face à cinq hommes armés. Eliya identifia les veneurs du palais, ceux que son père utilisait pour la chasse. Ils devaient être en train de faire leur ronde pour vérifier que personne ne tentait de subtiliser le gibier du roi.
Et bravo, ils étaient tombés sur un petit braconnier.
L’un d’entre eux, visiblement celui qui avait déjà tiré une première fois sur le garçon, le mit en joue.
- Ne t’étonne pas de ton sort, bouseux, tu connais les règles. Pas de chance pour toi. Maintenant, suis-nous sans faire plus d’histoire. Même les misérables de ton espèce ont le droit à un procès…
Le regard de Liam ne fléchit pas pour autant. Il faisait face à ce canon de fusil avec une dignité et un calme absolu. Ses yeux semblaient encore plus bleus qu’à l’accoutumée. La princesse écarquilla les yeux. Ce regard… elle l’avait déjà vu… mais où ? Eliya, soufflée par une telle marque de courage, s’avança d’un pas, attirant l’attention des veneurs sur elle.
- P… Princesse ! balbutia l’un d’entre eux.
- Puis-je savoir ce que vous êtes en train de faire subir à mon sauveur ?
Les veneurs abaissèrent leurs armes, le visage aussi pâle que celui d’un fantôme. Eliya, qui était intervenue d’abord avec hésitation, fut soulagée de voir qu’ils l’avaient reconnue. Confiante, elle s’avança vers Liam. Ce dernier ne la quittait pas du regard, comme s’il la questionnait sur ses intentions. La princesse ne prit pas la peine d’y répondre.
- Cet homme m’a sauvé la vie, expliqua-t-elle aux agresseurs de Liam, sourcils froncés. Je ne permettrais pas qu’il soit blessé d’avantage.
- Mais, princesse, ce n’est qu’un Sefa…
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