Eliya sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle allait répliquer, furieuse, quand un éclat de rire l’interrompit. Stupéfaite, elle se tourna vers Liam qui riait.
- C’est fou, ricana-t-il. Comme quoi, un simple nom peut vous valoir la peine de mort.
- Liam…
- Merci, princesse, mais ça va aller. Rentrez dans votre château.
Il venait de la vouvoyer pour la première fois et, curieusement, Eliya en fut blessée. Elle voulut ajouter quelque chose, mais, déjà, Liam s’éloignait. Elle remarqua alors qu’il boitait. Alors il aurait été blessé aussi à la cuisse ?
- Princesse…
Un veneur s’était approché d’elle, l’échine courbée.
- Votre père vous fait chercher depuis hier soir, nous devrions rentrer au palais…
- Oui…
Elle jeta un dernier regard en arrière avant de se laisser emmener.
***
- Princesse !
Tous s’étaient élancés vers elle à son entrée dans la cour principale du château, escortée des veneurs. Ceux-ci repoussaient sans ménagement les serviteurs trop pressants, mais s’écartèrent quand le chef de la garde se précipita vers l’héritière royale.
- Princesse, où diable étiez-vous passée ? s’exclama-t-il, le regard luisant d’inquiétude. Nous avons organisé des battues dans toute la ville et les alentours ! Nous craignions le pire. Et dans quel état êtes-vous ! Qu’on fasse couler un bain pour la princesse ! Venez, suivez-moi, vous devez être épuisée.
Parfois, Riya était bien trop protecteur, constata la jeune fille avec un brin d’agacement. Néanmoins, Eliya devait reconnaître qu’elle était fatiguée. Elle se laissa emmener par le garde à l’armure rouge sans mot dire. Quand ils furent enfin seuls, celui-ci se pencha sur elle.
- Où étiez-vous ? J’ai accepté que vous sortiez à la rivière, mais vous m’aviez promis d’être de retour avant la tombée de la nuit !
- Tout va bien, Riya, lui assura la jeune fille avec de doux gestes d’apaisement. Je ne me suis pas sentie bien, mais une famille généreuse m’a recueillie pour la nuit et m’a même prodigué des soins. Je vais très bien.
A ses mots, l’homme se figea, les yeux écarquillés.
- Ont-ils découvert… ? chuchota-t-il, livide.
- Non, cesse donc de t’inquiéter !
Riya acquiesça. Du moment que tous l’ignoraient, le royaume serait sauf. Il poussa un soupir. Moins de personnes connaissaient le secret, mieux cela valait-il. Ils étaient déjà trop nombreux dans ce palais à en avoir eu vent…
- Vous allez prendre votre bain et vous changer, lui annonça-t-il. Le roi vous attend en salle d’audience.
- Je me doute… souffla la jeune fille, le regard perdu dans le vague. Je vais y aller.
- Ah, aussi, pourriez-vous me donner le nom de vos sauveurs ? Nous leur enverrons une compensation pour les remercier.
Eliya grimaça. Elle avait cru qu’elle aurait pu taire le nom des Sefa pour ne pas mettre son père en colère, mais Riya ne comptait apparemment pas la laisser s’en sortir aussi facilement. Ce dernier fronça les sourcils.
- Princesse, ne me dites pas que…
***
- Dans la famille Sefa !
La voix avait résonné avec plus de force qu’un canon. Eliya se tenait face à son père, le menton relevé et le dos droit, prête à essuyer sa colère. La salle d’audience était vide et seul Riya était encore là. Il semblait d’ailleurs très mal à l’aise devant le roi qui lui bouillait de colère.
- Que se serait-il passé si le secret de notre famille avait été révélé ! hurlait celui-ci. Et, de plus, dans la famille Sefa ! Ne t’avais-je pas dit qu’il fallait que tu évites cette sale engeance ? Ne le prend pas mal, Riya, reprit-il d’une voix plus calme.
- Aucunement, votre Altesse, marmonna l’intéressé.
Le père de Riya n’était autre que le frère aîné de Madaima, tous deux enfants de Sigène Sefa. Après l’exil de leur père, tous deux avaient eu des réactions diamétralement opposées. Alors que le père de Riya avait renié sa famille jusqu’à effacer son propre nom, Madaima avait clamé haut et fort qu’elle était la fille du félon et a insisté pour que ses propres enfants portent son nom. Si cette action avait valu à sa famille le déshonneur et l’isolement, celle de son frère avait permis à Riya d’évoluer librement dans la société. C’était ainsi qu’il avait pu s’enrôler dans l’armée personnelle du roi pour être finalement promu chef de la garde et, par conséquent, le soldat rapproché de l’unique héritière. Il devait sa place à ses faits d’armes seuls, ce dont il s’enorgueillissait.
Tobias d’Asrestos poussa un profond soupir. Il se rencogna dans son trône, l’air extrêmement las.
- Eliya, tu n’es pas sans connaître la tâche qui t’incombe. Ton fiancé, l’héritier unique de l’empire de Lavia, viendra bientôt ici pour te rencontrer. Il te faudra être parfaite en tout point.
Il se leva et vint déposer sa main sur l’épaule de son enfant. Cette dernière se raidit quand les doigts épais meurtrirent sa chair.
- Je pars demain pour Vedili où je réglerai les derniers détails du mariage. N’oublie pas le rôle qu’est le tien, Eliya.
- Oui, père, souffla la princesse en baissant le regard.
- Si tu as compris, c’est très bien. Sois sage, ma fille. Et n’approche plus jamais cette famille.
***
- Il est où papa ? s’étonna Liam en mordant dans son quignon de pain.
- Parti vendre les sacs de blé qu’on avait gardés en réserve dans la grange, sourit sa mère. Donc, vous allez devoir bien travailler en son absence, tous les deux, ajouta-t-elle en assénant deux solides claques sur les épaules de ses fils.
Le plus jeune rit alors que Liam se mettait à masser son épaule douloureuse en pestant. Elle pourrait au moins viser le bras indemne… Sûrement était-ce une façon de le punir. Lorsque Madaima avait eu vent de son altercation avec les veneurs, la terreur avait transfiguré son faciès. Même si elle n’avait adressé nul reproche à son aîné, ce dernier avait bien compris qu’il n’avait pas intérêt à reprendre tout de suite ses activités illégales, surtout que ce n’était pas la première fois qu’il se confrontait aux autorités.
En effet, le braconnage n’était là que l’un de ses méfaits. Depuis bien des années, Liam aimait particulièrement flirter avec l’interdit. Un jour, la fille de Sigène craignait de rentrer dans sa demeure et de le retrouver inanimé, le corps percé d’un coup de lame. Le pire, sûrement, ce serait qu’elle ne serait même pas surprise…
Liam repoussa sa chaise en se levant.
- Allons-y, Phil, soupira-t-il.
- Ne force pas trop sur tes blessures ! lui recommanda Madaima pour une énième fois.
Ses fils vissèrent sur leur tête de grands chapeaux de paille et saisirent un sac où leur mère avait glissé leur déjeuner. Le soleil tapait déjà fort en cette fin d’hiver et Liam fut content que sa génitrice l’ait persuadé de mettre le chapeau, même s’il ne le lui avouerait évidemment pas. Son frère marchait à ses côtés, sa menotte glissée dans la sienne. Même s’il avait dorénavant huit ans, Phil continuait à avoir un comportement des plus enfantins. Il vouait pour son aîné une vive admiration et aimait se reposer sur lui. Car, même si Liam ne faisait guère preuve de patience avec lui, le petit garçon savait qu’il pouvait compter sur lui dès qu’il faisait face à un problème.
- Dis, dis ! demanda-t-il vivement avec un immense sourire. Elle revient quand la z’olie princesse à la maison ?
- Elle reviendra pas, répliqua Liam, et bon débarras.
- Ah bon ? Tu semblais pourtant bien l’aimer, Liam !
- Pas du tout ! répliqua son frère, piqué au vif.
- T’es pas honnête ! Pas gentil !
Liam soupira. Il avait envie de retourner dans son atelier. Au lieu de ça, il allait se coltiner le morveux toute la journée !
Ils marchèrent pendant de longues minutes en silence, jusqu’à atteindre leur parcelle de terre. Liam fronça les sourcils en voyant des silhouettes armées de fusils marcher au milieu de leurs champs. Qui étaient-ils donc ? Il lâcha aussitôt la main de son petit frère et lui fit signe de demeurer en arrière.
- Hé vous ! cria-t-il en s’avançant rapidement. Dégagez de notre champ ! Vous n’avez rien à faire ici !
Les interpellés, deux hommes aux vêtements de très bonne facture, froncèrent les sourcils sous l’injonction.
- C’est un champ ça ? s’étonna un homme dont le ventre passait par-dessus son pantalon. Mais la terre est vierge.
- On est en train de tout planter ! répliqua Liam, de mauvaise humeur désormais. Vous allez gâcher nos récoltes, bande de porcs puants ! Dégagez d’ici !
- Pas besoin d’être aussi grossier, jeune homme ! s’indigna un deuxième, plus athlétique que le premier. Nous allons nous en aller, mais cessez de nous insulter.
- Dégagez avant que je ne vous expulse à coups de pied dans l’arrière train ! rugit Liam. Ces champs, c’est votre nourriture alors arrêtez de ruiner notre travail !
Les hommes lui jetèrent un regard hautain puis partirent la tête haute en marmonnant. Ils bousculèrent Phil sans ménagement et marchèrent en enfonçant bien leurs pieds dans les sillons frais de la veille.
- Je vais les saigner ! promit le jeune homme.
- Liam ! l’arrêta son frère en le saisissant par la manche, des sanglots dans la voix. Liam, regarde !
Il désigna une tourterelle qui gisait dans la terre. Les deux frères s’agenouillèrent près de l’oiseau lesté de plomb.
- Ces mecs sont donc des chasseurs, murmura l’aîné. Ils n’y sont pas allés de main morte. Tirer sur une tourterelle et la laisser agoniser là, quels barbares !
- Liam, on peut la sauver, tu crois ? sanglotait Phil qui avait pris l’oiseau dans ses paumes en coupe. Dis, Liam ? On va pas la laisser là, hein ?
- J’ai pas les connaissances pour, répliqua son frère avec agacement. Comment tu veux que je la soigne, ta bestiole ?
- S’il te plaît !
Liam eut un soupir puis saisit délicatement l’oiseau dont le corps tremblait légèrement. Son frère s’appuya sur ses genoux pour observer la pauvre tourterelle. L’aîné examina l’animal. Les plombs ne semblaient pas avoir pénétré trop profondément le corps du pauvre animal. Avec les outils adéquats, il pourrait certainement même les retirer.
- Ramenons-la à la maison, déclara-t-il. Mais il faudra qu’on travaille ce soir, on est d’accord ?
- Oui ! applaudit Phil avec ravissement.
Liam eut un petit sourire attendri à l’égard de son frère. Il remarqua alors que celui-ci avait du sang de l’oiseau sur les mains et baissa la tête vers ses genoux où étaient imprimées désormais les marques sanglantes des paumes de Phil.
- Maman va encore m’enguirlander, marmonna-t-il.
***
Suivant les conseils de leur mère, les enfants s’occupèrent de l’oiseau toute la journée. Maintenant, leur petit protégé dormait tranquillement dans le creux de leur couverture. Liam faisait tressauter deux plombs dans le creux de sa paume, extraites du pauvre animal un peu plus tôt.
- Que vas-tu en faire, Liam ? s’inquiéta sa mère.
- Je les rendrai à leurs propriétaires quand je les verrai, marmonna son fils sans quitter les projectiles des yeux.
- Tu ne vas tout de même pas leur tirer dessus, rassure-moi !
Le jeune homme se garda de répondre, continuant de faire couler les plombs entre ses doigts. Il finit par se lever et empoigna son sac qui contenait le déjeuner qu’il n’avait toujours pas mangé.
- Où vas-tu ? exigea de savoir sa mère.
- Aux champs, répondit Liam. Phil, veille bien sur la tourterelle !
- D’accord ! promit le benjamin sans quitter l’intéressée du regard, fasciné par les doux mouvements de sa poitrine.
Liam esquissa un sourire. Il fit un signe de main à sa mère.
- À demain, je dormirai sur place, déclara-t-il en franchissant le seuil de la demeure.
- Prends au moins une couverture !
Mais Liam fit la sourde oreille et sortit dans l’air frais du crépuscule. Il prit tranquillement la route. Dans sa main, les projectiles continuaient de s’entrechoquer dans un léger cliquetis, perturbant ainsi le silence de la campagne.
***
Il faisait déjà sombre quand il arriva aux champs. Il plissa les yeux, agacé : la nuit s’annonçait noire comme l’encre. S’il voulait travailler la terre un minimum, il avait plutôt intérêt à se dépêcher. Il délaissa son sac sur le bas côté de la route, fourra les plombs dans sa poche. Allez, au boulot…
Le jeune homme se saisit de sa houe et s’avança sur la terre encore dure. Il planta alors son outil dans le sol et à retirer les plus grosses pierres à la main. À force de manier la houe, des cloques apparurent sur ses paumes, s’ajoutant ainsi aux anciennes qui n’avaient pas encore guéri. Il n’y faisait même plus attention. Cela faisait tant d’années qu’il travaillait aux champs, il ne pensait plus à la douleur. Il avait déjà vu son père les mains en sang et ne jamais s’en plaindre. Alors lui aussi se taisait.
Comments (0)
See all