- Je me demande si tu n’as jamais saigné, princesse ? ironisa-t-il dans le vide.
Il travailla ainsi jusqu’à ce qu’il ne voit plus à trois mètres devant lui. Il délaissa alors ses outils sur place et chercha son sac à tâtons. Il en sortit deux petites pommes, sa gourde ainsi qu’un morceau de gâteau que lui avait glissé Amy lors de sa dernière visite en ville. Au moins, il n’aurait pas à le partager avec Phil !
Il gagna un talus herbeux où il s’allongea pour manger. Son regard vagabonda d’étoile en étoile et il eut un sourire. C’est vrai qu’il faisait froid, mais il était heureux de pouvoir dormir ici, tranquillement, loin de toute présence humaine.
- Si tu étais encore vivant, je me demande à quoi ressemblerait ma vie, aujourd’hui…
Un enfant évanescent lui sourit en guise de réponse. Il désigna le ciel étoilé, le regard pétillant. Liam eut un sourire.
- C’est vrai que tu m’avais donné un cours d’astronomie, une fois. Voyons voir…
Il suivit les gestes de la petite apparition attentivement et donna le nom des constellations qu’elle lui désignait. Quand leur jeu s’acheva, Liam ferma les yeux.
- Je peux bien me moquer de la princesse, moi, soupira-t-il.
Avant de sombrer dans un profond sommeil sans rêve.
***
Eliya s’était assise au bord de la fontaine de l’une des cours du palais, le regard perdu dans l’allée de graviers. Autour d’elle, les serviteurs continuaient à aller et venir dans un ballet tout à fait rôdé. Parfois, leurs voix lui parvenaient faiblement, mais la princesse ne prêtait attention à leurs paroles, plongée dans de profondes pensées qu’elle ne parvenait à écarter.
- Alors c’est là que vous vous cachiez.
La princesse leva son visage sur Riya qui venait dans sa direction. Le cousin de Liam la salua d’un signe de tête avant de s’asseoir à ses côtés.
- J’ai l’impression que votre escapade dans ma famille vous a bouleversée, je me trompe ? l’interrogea-t-il.
- Pas vraiment, confessa doucement la jeune fille.
Il y eut un silence hésitant. La princesse sentait une question lui brûler les lèvres, mais elle avait l’impression que, si elle la formulait, elle s’engagerait dans une pente glissante, une sorte de piège dont elle aurait du mal à se dépêtrer. Malgré tout, elle devait la poser ! Cette vilaine et obsédante interrogation…
- Dis, Riya, Liam est doué avec les armes ?
Le chef de la garde lui coula un regard surpris.
- Pour les forger, vous voulez dire ?
- Non, les manier.
- Ah, ça… A vrai dire, je crois pouvoir affirmer qu’il est de mon niveau.
- Impossible ! décréta la jeune fille, les yeux écarquillés.
Le soldat avait un rictus amer coincé sur les lèvres, comme si cet aveu lui coûtait. Il perdit à son tour son regard dans les graviers qui parsemaient le chemin.
- Pourtant, tel est le cas. C’est un génie et un passionné. Je crois qu’il aime essentiellement les armes car elles rebutent le reste de sa famille. Il adore particulièrement la solitude.
- Oui, j’avais cru m’en rendre compte…
« Peut-être qu’il est comme moi, songea tristement Eliya. Peut-être que nous aimons nous enrober de solitude parce que c’est le seul moyen pour nous d’être nous-mêmes… Loin des regards, nous pouvons enfin laisser libre cours à nos pulsions, nos plus secrets désirs sans craindre de tout ruiner. »
- J’ai l’impression que mon cousin vous intéresse, se moqua Riya.
- Oui, répondit la jeune fille en toute honnêteté. Il m’intéresse, c’est le mot. C’était la première fois que quelqu’un s’adressait à moi de cette manière, tu sais ? Il a un franc parler absolument désastreux.
- Ça a toujours été le cas, lui confia le chef de la garde avec un soupir. Je pense même que ça a empiré avec l’âge. D’une certaine manière, on peut dire qu’il traite tout le monde a égalité. Je suis sincèrement navré s’il vous a importuné.
- C’est passé, n’en parlons plus…
Mais elle aurait aimé en savoir plus. Cela lui plaisait, que Riya parle de sa famille. Même si leurs parents avaient rompu tout contact, les cousins semblaient encore se fréquenter. D’un certain côté, la jeune fille les enviait. Liam était un esprit indomptable. Il ne semblait pas être possible de le soumettre à quelque autorité. Qu’est-ce qu’elle aurait aimé être capable d’avoir la même audace.
- Je connais ce regard, vous avez une idée derrière la tête, déclara Riya avec une grimace discrète.
- Peut-être, sourit Eliya. Attendons le départ de mon père, au petit matin. Puis, nous aviserons…
***
Ils étaient revenus. Avec leurs fusils astiqués par leurs domestiques et leur air suffisant. Ils avaient piétiné les sillons une nouvelle fois pour attirer l’attention de Liam, occupé à planter sa houe dans le sol. Le jeune homme ne prit même pas la peine de répondre à cette provocation de mauvais goût.
- Hé, gamin ! lança l’un des citadins. Retourne te coucher, ce n’est encore que l’aube ! C’est l’heure des adultes, reste pas dans nos pattes.
- Je vous donne trois secondes pour sortir de mon champ, les prévint Liam sans cesser son activité.
- Hein ? Ton champ ? répéta l’un des chasseurs. Ne me fais pas rire ! Il est vide, ton champ ! C’est juste un panier à gibiers. Allez, dégage ou on va te canarder avec le reste des lapins !
- Un chasseur n’est-il pas censé pourchasser sa proie ? murmura Liam. La traquer, relever ses empreintes, ce genre de choses. Quel intérêt représente la chasse si votre proie est à découvert ? C’est juste un tir aux canards, comme sur un champ de foire.
Les premiers coups de feu l’arrêtèrent dans son mouvement. Sa houe toujours levée, il tourna la tête vers les deux hommes qui avaient tiré en l’air d’un même mouvement. Ils abaissèrent leurs fusils pour mettre Liam en joue.
- Oh ? Je serais la proie ? railla ce dernier.
Il redressa son dos et ses épaules puis abaissa sa houe.
- Ce matin, se mit-il à chantonner à voix basse. Il s’est produit quelque chose d’extraordinaire…
Il se mit à courir vers les chasseurs qui commençaient à sentir que quelque chose n’allait pas avec ce garçon. Celui-ci venait de lâcher son outil pour attraper un minuscule revolver qu’il avait caché dans les replis de sa tunique.
- Un lapin a tué un chasseur… avec un fusil armé !
Il tira. Deux fois. Les chasseurs hurlèrent en sentant une douleur cuisante éclater au niveau de leur cuisse.
- Ce sont vos plombs, fit simplement remarquer Liam. Je fais que vous les rendre, moi.
- Ordure ! beugla un des hommes.
- Allez vous rouler par terre ailleurs, ce ne sont que des plombs, pas des balles. Vous n’avez pas besoin de faire semblant d’avoir aussi mal.
- Tu vas me le payer !
Le moins touché des deux lui bondit dessus. Le jeune homme, sans même bouger, fit tournoyer habilement le revolver dans sa paume et asséna un terrible coup de crosse à la tempe du chasseur. L’homme s’affaissa telle une poupée de chiffon.
- Y’est mort ? marmonna Liam en le remuant du bout du pied.
Il adressa un sourire machiavélique au second chasseur qui pleurait à terre tout en serrant sa cuisse entre ses mains.
- Tu es un monstre !
- Hé, ho, c’est vous qui m’avez tiré dessus en premier. Il faudrait penser à ne pas tout me mettre sur le dos, hein.
L’homme ne parvenait plus à parler tant il geignait. Liam eut un soupir ennuyé puis le saisit par le col pour le tirer sur la route. Il fit de même avec l’autre chasseur qu’il jeta sans ménagement hors du champ.
- Venez plus dans le coin ou la prochaine fois je vous fracasse les os, promit le jeune homme d’une voix d’outre tombe. Vous avez déjà bien de la chance que je vous laisse en vie, tous les deux.
- Maudit sois-tu ! hurla le chasseur encore conscient dans un sursaut de courage. Pour qui te prends-tu ? Tu n’es même pas un seigneur ou un véritable citoyen ! Tout ce que tu as à faire, c’est te taire et obéir aux désirs des plus grands ! Obéis-nous !
Transporté par sa rage, il jeta sur le garçon. Celui-ci se recula rapidement, sourcils froncés. Tiens donc…
- Tu as du goût concernant les lames, on dirait.
Son adversaire ne répondit pas, pointant sur lui une dague effilée dans sa main tremblante. Dans un sourire, le paysan noua ses doigts sur le manche de la serpette qu’il avait gardée à sa ceinture.
- Tu veux vraiment te battre contre moi ?
Le chasseur sursauta. La voix du gamin avait changé ! Elle était tellement froide… Et son regard ! Dans un cri de peur, il se mit à courir vers lui malgré sa jambe qui le lançait, prêt à le poignarder à mort. Liam eut un soupir, le regard dédaigneux. Au moins, ce sera rapide. Sans commettre de mouvement superflu, il crocheta la dague avec sa serpette et la tira brusquement à lui. Ne pouvant suivre le mouvement, le chasseur lâcha son arme. Il allait reculer, mais n’en eut pas le temps. Déjà, Liam repartait à l’attaque. Ce fut son genou qui entra violemment en contact avec le ventre de sa victime. Celle-ci s’effondra à terre, incapable de respirer ! Le paysan haussa les épaules avant de se saisir de la dague.
- Hum, pas mal, je vais la garder avec moi. Merci du cadeau. Nous voilà quittes.
Son attention fut attirée par le bruit de sabots qui frappent la terre. Il grimaça. Hier, il avait eu la chance que la princesse soit là pour assurer ses arrières, mais là, il était bon pour la potence si on le découvrait. Il ramassa rapidement ses affaires et, sans même un regard en arrière, il détala à toute vitesse.
***
Eliya et Riya, escortés de gardes, chevauchaient tranquillement en tête.
- Normalement, à cette heure, il travaille déjà aux champs, avait déduit Riya quand Eliya l’avait interrogé sur la direction à suivre. Nous irons le voir directement là-bas. Je préfère que vous lui parliez seul à seul, sans que Madaima ne soit là pour espionner votre conversation.
- Elle n’aime pas à ce point la famille royale ? s’étonna la princesse. Elle ne m’avait pas parue si hostile lors de ma première visite…
Riya ne lui répondit pas, l’air sombre. Des formes rampantes sur le sol attirèrent soudain son attention. Qu’est-ce que… ?
- Que tous restent ici avec la princesse ! ordonna-t-il.
- Riya !
Le chef de la garde fit claquer les rênes. Aussitôt son cheval partit au galop. Que s’était-il passé ici ? Des bandits rôdaient dans les alentours, mais, jusqu’alors, ils n’avaient fait aucune victime ! Pourtant, ce fut bien deux blessés qu’il découvrit. Riya sauta de sa selle pour se précipiter vers eux.
- Accrochez-vous, restez avec moi ! Qui vous a fait ça ?
Il aida l’un des bourgeois à se redresser. Quand il vit la blessure, les yeux du chef de la garde s’étrécirent. Ces blessures… On leur aurait tiré dessus ?
- Qui vous a fait ça ? répéta Riya.
D’un geste tremblant, le blessé désigna le champ près duquel ils se trouvaient. Avec horreur, le soldat reconnut la parcelle de terrain qui appartenait à sa famille.
- Liam…
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