C'est une belle fête. Mura est ravie. Tout le village s'est réuni autour du vieil érable sur la place, on a sorti les tables et les bancs, les fûts et les plats. Pour la première fois depuis trop longtemps l'atmosphère est détendue et on peut voir sur les visages des villageois des sourires sincères.
Le village n'est pas riche, mais cette année les récoltes ont été correctes, avec juste assez de surplus pour se permettre ce repas. Ceci grâce à l'aide de Mura, de Tobias, de tous ceux qui ont pris sur eux pour aider les fermiers et les agriculteurs en sous-nombre.
Aeris boude un peu, mais Mura sait que ce n'est qu'une façade : sa fille n'a jamais apprécié ce genre de réunions. Toute petite déjà, elle essayait de quitter la table plus tôt et de s'enfuir, elle se cachait dans un coin et n'en sortait qu'une fois le plus gros de la foule parti.
En réalité, tout ce bruit et tout ce monde rappellent des souvenirs de Stargh à Aeris, Rahar et Gründ. Ils ne boudent pas, ils cachent la peur panique qui s'est emparée d'eux quand ils ont vu ce qui les attendait. Ils revivent en silence l'horreur du Cercle de Sable quand ils entendent le bruit des couverts tintant sur les assiettes, celle du Carré des Voiles à chaque coup de tambourin résonnant dans leurs oreilles.
Si Aeris ne s'enfuit pas, c'est uniquement parce qu'elle est en béquilles et que son départ attirerait l'attention. Mais à l'intérieur, au fond d'elle, les images défilent, et elle ne veut rien d'autre que de pouvoir pleurer.
Soudain, quelqu'un renverse une bouteille en verre, qui se brise en atterrissant. Cela déclenche, d'un côté, une explosion de rires de la part des villageois qui se moquent gentiment de leur compère un peu trop alcoolisé ; de l'autre la panique d'Aeris et des rats qui revoient leurs maîtres et les sévices qui attendaient le malheureux maladroit qui renversait la moindre goutte de vin, qui cassait une bouteille ou qui faisait tomber un plat. Par réflexe, les trois amis se recroquevillent sur leur siège en tremblant, attendant la morsure d'un fouet qui n'arrive pas.
Quand ils ouvrent les yeux, rien n'a changé. Ils sont toujours attablés sur la place du village, entourés de voisins et d'amis, tous occupés à se charrier les uns les autres et à se raconter des histoires. Seuls, le médecin et le vétérinaire ont vu ce qu'il vient de se passer. Leurs patients ont beau être capables de sortir du lit, ils sont toujours en convalescence et donc, doivent être observés. Et puis, ils se doutaient bien que les dégâts d'une telle aventure ne pouvaient être exclusivement physiques.
L'air de rien, d'un pas nonchalant, et après avoir échangé un regard entendu avec son confrère, le médecin du village s'approche d'Aeris.
"Je peux m'asseoir à côté de vous?"
N'ayant aucune raison valable de refuser, elle acquiesce, méfiante et encore sous le choc de ce qu'elle vient de vivre.
"Je suis désolé, je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer ce qu'il vient de vous arriver à tous les trois. Ce que vous avez vécu pendant votre esclavage a laissé, semble-t-il, des séquelles psychologiques, ce qui est bien normal. Je souhaiterais si vous le voulez bien, que vous veniez me voir un de ces jours pour discuter de tout cela. Je sais que vous avez déjà raconté votre histoire à votre mère, mais peut-être qu'une oreille extérieure et professionnelle sera bénéfique. En attendant, prenez ceci : cela vous aidera au moins à vous détendre un peu puisqu'il semble que vous ne puissiez vous échapper. Une pincée dans un verre d'eau devrait suffire, et vos petits compagnons peuvent en boire une petite quantité. Bon courage à vous trois."
Le médecin laisse ses patients prendre, ou non, le calmant qu'il leur a donné, et se dirige vers le vétérinaire qui a observé la scène de loin par-dessus un verre de vin.
"Eh bien mon ami, vous aviez raison. Syndrome de stress post-traumatique, je dirais, plus qu'un simple choc comme je le pensais au départ. Plus on engage le traitement tôt, et plus on aura de chance d'une guérison rapide. J'imagine que vous avez proposé votre secours? Oui, bien sûr. Je pense qu'il lui faudra quelques jours encore pour oser venir vous voir. J'espère qu'elle n'attendra pas trop longtemps. Si vous le voulez bien je m'occuperai des rats, eux aussi souffrent et ne se guérissent pas de la même manière que les humains. Les rats ne parlent pas, même si ceux-là sont si intelligents qu'ils en seraient presque capables. Je vais réfléchir à une thérapie adaptée dans les jours qui viennent. J'espère être prêt le jour où ils viendront nous voir pour des soins, mon coeur se brise à chaque fois que j'entends ces braves petites bêtes couiner..."
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