- Ecoute, je suis heureuse que tu sois venu. C’est vrai, tu es toujours froid, distant, insaisissable, plus coulant qu’une anguille. Je dois tout le temps te courir après et j’ai toutes les peines du monde à faire en sorte que tu m’adresses la parole. Et c’est pour toutes ces raisons que je trouve vraiment bizarre que tu sois venu aujourd’hui me voir.
- Tu m’as traité d’anguille ou je rêve ?
Amy leva les yeux au ciel. Evidemment, cela lui faisait plaisir que Liam se soit rappelé tout à coup de son existence et qu’il ait décidé de venir la voir. Mais c’était louche, beaucoup trop louche.
Surtout qu’il refusait de sortir de sa chambre !
La jeune fille se planta devant son ami, poings sur les hanches, regard dur. L’intéressé eut une moue, peu convaincu par son air mécontent. Il en fallait bien plus pour l’impressionner.
- Alors, qu’est-ce que c’était, cette fois ?
- Des gars qui méritaient ce qu’ils ont eu.
- Mais… ?
Une hésitation. Finalement, le fils aîné de Madaima poussa un soupir résigné puis répondit à mi-voix :
- Des bourgeois.
Amy porta une main à sa bouche, les yeux écarquillés.
- Morts ? glapit-elle.
- Je ne suis pas un monstre non plus, railla le garçon alors qu’il s’allongeait parmi ses draps. Nom d’une goule, c’est confortable un lit de noble !
Il s’étira. Amy, perdue, faisait les cent pas sur son magnifique tapis bleu. Elle se mordillait nerveusement les lèvres. Elle connaissait suffisamment Liam pour comprendre que, malgré son attitude nonchalante, il était inquiet des retombées de son geste. Mais bon sang, ce crétin pourrait quand même avoir l’ air un peu plus concerné !
- Qu’est-ce qu’on va faire, qu’est-ce qu’on va faire ? murmurait-elle.
- Arrête de parler… bâilla son ami. Ce sera déjà pas mal.
- Mais tu te rends compte au moins dans quel pétrin tu t’es fourré ! s’exclama-t-elle, exaspérée.
- Bah oui, sinon je ne serai pas venu chez toi, répliqua-t-il sur le ton de l’évidence.
Amy lui aurait volontiers arraché le sourire satisfait qui étirait ses lèvres. Elle allait répliquer quand on frappa soudain à la porte de sa chambre. Elle n’eut pas le temps de demander à son visiteur de s’en aller que la porte basculait déjà. Un homme en armure rouge et aux longs cheveux blonds tressés entra. Il fit promener son regard aigu sur la chambre et s’arrêta sur Liam.
- Tiens, Riya, ça faisait longtemps ! le salua son cousin qui s’était redressé. Tu viens te battre, comme au bon vieux temps ?
- Je viens surtout t’arrêter, sinistre imbécile. Tu es accusé de divers crimes dont braconnage, coups et blessures volontaires, insultes envers la famille royale ainsi que port illégal d’armes !
- Que de choses, souffla Liam, un sourire goguenard sur les lèvres. Je pensais mon ardoise moins longue !
- Tu vas me faire le plaisir de me suivre, Liam, ordonna le chef de la garde d’une voix glaciale.
- Et si je refuse ?
- Ne l’envisage même pas…
Les deux cousins semblaient se défier en silence sous le regard affolé d’une Amy qui ne savait que faire. Elle voulut plus d’une fois ouvrir la bouche, mais aucune parole cohérente ne voulait descendre sur sa langue. Elle était incapable de trouver un argument pour défendre Liam ! Celui-ci lui jeta un rapide coup d’œil et un sourire moqueur étira ses lèvres. Il sauta de son lit tranquillement et s’étira. Il indiqua d’un signe de tête à son cousin qu’il lui emboîtait le pas. Soulagé qu’il se rende sans faire de vague, Riya s’écarta de la porte pour qu’il ouvre la marche. Liam obéit, mais son attention fut attirée par la vision d’une Amy larmoyante. Il s’arrêta à sa hauteur pour lui asséner une pichenette sur le front.
- Occupe-toi un peu de Phil pour moi. Merci de m’avoir permis de rester.
Amy émit alors un bruit de gorge étranglé. N’était-ce pas ce genre de paroles qu’on prononçait lors d’un adieu ?
- Liam !
La jeune fille se précipita dans le couloir vide et se mit à courir à travers la propriété, bousculant les serviteurs sans leur prêter attention. Quand elle parvint sur le seuil de sa maison, elle eut juste le temps de voir le cheval de Riya se perdre dans l’horizon, emportant avec lui les deux cousins.
***
Madaima fixait sa tasse sans parvenir à y croire. Elle la serrait si fort qu’elle s’étonnait qu’elle ne se soit pas déjà brisée, broyée par ses doigts devenus blancs. Assis de l’autre côté de la table, Riya n’osait pas croiser son regard.
- Je suis navré, Madaima. Même avec toute mon autorité, je ne peux rien faire. Liam est allé trop loin et les blessés réclament réparation.
- Liam… Liam est un bon garçon, parvint à balbutier la mère paniquée. Oui, un bon petit, il est juste un peu trop emporté ! Riya, je t’en supplie, il doit y avoir une autre alternative !
- Les victimes se sont fait tirer dessus et l’un d’entre eux a une plaie à la tête. De plus, on nous a rapporté ses activités de braconnage. Ça, ajouté à son atelier, et d’autres crimes encore, c’est trop, Madaima… Je fermais les yeux jusque-là car Liam ne faisait que se bagarrer avec des petites frappes des rues sans utiliser réellement ses armes, préférant s’en servir quand nous nous affrontions en duel. Mais là…
- Je t’en prie, Riya, il s’agit de mon fils !
- Madaima, il y a eu un procès, nous devons nous en tenir à la loi.
- Un procès ! Il s’est déroulé en huis clos dans le plus grand secret ! Personne n’a pu y assister ! Où est la justice, là dedans ?
- Tu ne peux contester la justice du roi…
La mère de Phil et de Liam se recroquevilla sur elle-même, broyée par la douleur.
- Cette famille ne peut me retirer quelqu’un, pas encore ! Mon père ne leur a pas suffi ? C’est ça, ils nous en veulent ? Pourquoi !
Elle s’était soudainement levée, incapable de retenir ses larmes, répétant des « pourquoi » geignards et misérables. Riya fixait le bois de la table, comme s’il espérait trouver dans ses lignes une réponse alternative, quelque chose qui lui permettrait de sauver son cousin d’une mort certaine.
- Je les hais !
Le cri de Madaima fit sursauter Phil, qui s’était approché timidement d’elle. Il recula quand son regard se posa sur lui.
- Maman… gémit-il.
- Les hais… Nous nous vengerons…
Riya secoua la tête. Inutile de parler à sa tante maintenant, la douleur était trop aigue pour espérer qu’elle entende quoique ce soit. Il ramassa son casque rouge qu’il avait déposé sur le plateau de la table avant de se diriger vers l’entrée de la masure. Avant d’en franchir le seuil, il se retourna une ultime fois, le regard triste.
- Il sera pendu.
***
Eliya était assise sur le bord de la fontaine d’une des cours du palais, une épée sur les genoux. Elle en observait le tranchant, fascinée. Cette arme, elle l’avait récupérée dans l’atelier de Liam. Les soldats avaient voulu le vider, mais elle avait ordonné qu’on n’y touche pas. Elle avait l’impression que si on violait ce sanctuaire, une sorte de malédiction s’abattrait sur eux. Elle en avait le sentiment profondément incrusté dans la cervelle et ne parvenait à s’en défaire.
Liam allait être pendu.
Le garçon qui l’avait recueillie quand elle avait fait un malaise. Ce même garçon qui l’avait rabaissée et insultée avec un insupportable sourire sur le coin des lèvres. Il allait être pendu parce qu’on ne touchait pas à plus grand que soit.
Jamais.
- Vous avez requis ma présence, ma chère ?
La jeune fille se redressa, l’épée en main. Son interlocuteur, entièrement de blanc vêtu, lui offrit un doux sourire.
- Vous avez un magnifique regard, belle princesse. Serait-ce de la détermination qui flamboie dans vos iris ?
- Allen, j’aurais besoin de ton aide.
- Notre affaire a-t-elle quelque rapport avec l’échafaud qui est en train d’être érigé par des mains avides sur la place principale ? Car si tel est le cas, votre Altesse, ne perdons point de temps en palabre. Mon concours, vous l’avez.
Avec des gestes infiniment doux, Allen lui tendit une main, une main mutilée. Eliya baissa les yeux sur ce moignon, parcourue d’un frisson.
- Et si nous y allions, princesse ?
- Condamné à la pendaison ? Tu te fous de moi ? Si je dois mourir, que ce soit par une arme blanche au moins ! Hé, tu m’écoutes ?
Pour toute réponse, son geôlier le frappa du pommeau de son épée. Son arcade sourcilière se fendit sur le coup et du sang noya son œil droit. Liam pesta et essuya rageusement le liquide rouge.
- Tu es fier de toi ?
Le jeune homme poussa un soupir. Ah non, pas lui… Pour ses derniers moments d’existence, ne pourrait-il pas le laisser tranquille ? Apparemment, non, Riya ne l’entendait pas de cette oreille. Il fit signe au geôlier de les laisser seuls. Liam poussa un soupir et se rassit sur la paillasse qui garnissait le sol de sa minuscule geôle. Il leva un regard moqueur sur son cousin.
- Pardon de t’accueillir dans un lieu si misérable, je n’ai pas eu le temps de faire le ménage en plus ! lança-t-il.
- Arrête tes sarcasmes, Liam ! Nom d’une goule, ça a toujours été la même chose avec toi !
L’intéressé haussa les épaules. Il appuya le dos contre le mur de sa cellule, le regard moqueur, s’amusant de la colère de son cousin. Ce dernier accrocha ses doigts aux barreaux, comme s’il se suspendait à quelque réalité. Son regard était dur et froid.
- Je viens d’annoncer à ta mère que tu allais mourir.
Il n’obtint aucune réponse. Cependant, le soldat ne comptait le laisser s’en sortir à si bon compte.
- Notre famille a déjà été détruite par la perte de notre grand-père, comment peux-tu alourdir ainsi ce fardeau ? gronda-t-il.
- Notre famille ? Ne me fais pas rire.
Liam lui jeta un regard acéré, un regard d’un bleu surnaturel qui arracha un frisson au soldat royal. Toute trace de moquerie avait disparu du visage du jeune homme.
- Il n’y a pas de « notre famille » qui tienne, Riya, articula soigneusement le condamné à mort. Notre lien, tu l’as rejeté depuis longtemps. Tu as renié ton nom, tu nous as tourné le dos et tu es même entré au service de l’homme qui a jeté notre grand-père en exil.
- Il avait trahi le royaume, Liam…
L’intéressé se leva souplement d’un bond, le visage habité par une violente colère.
- Tu penses vraiment Sigène capable d’une telle chose ? cracha-t-il, ne supportant pas qu’un membre de sa propre famille osât souiller la mémoire de cet aïeul qu’il admirait tant.
- Il l’a vraiment fait, je te dis ! Il l’a…
- Qui tentes-tu de convaincre, là, toi ou moi ?
Riya ne répondit pas. Décidément, même si les années passaient, il ne parvenait pas à comprendre son cousin. Il haïssait se sentir ainsi dominé par ce gamin ! C’était pourtant lui, le plus âgé ! Alors pourquoi Liam le regardait-il toujours avec cette condescendance ? Il lui était pourtant supérieur en tout point !
- Sieur Riya, nous devons l’emmener à la potence…
Le chef de la garde s’écarta pour permettre aux soldats de déverrouiller la cellule de Liam. Ce dernier les accueillit en maugréant.
- P’tain, t’as même réussi à gâcher mes derniers instants, j’y crois pas… Hé, ta main, toi, ne la pose pas sur mon épaule, je suis assez grand pour marcher tout seul.
Le soldat en question consentit à obéir. Satisfait, Liam se mit à avancer sans même accorder un regard à Riya. Lorsqu’il émergea des cellules souterraines, ses yeux furent agressés par la vive lumière du soleil. Il faisait beau aujourd’hui, un peu trop pour mourir. Il fut conduit à travers une foule de curieux jusqu’à une potence. Quelle affreuse machinerie, ce truc.
- Liam !
L’aîné des Sefa vit avec stupéfaction son jeune frère qui tentait de fendre la foule pour le rejoindre. Il fut arrêté dans sa course désespérée par Amy qui le prit fermement dans ses bras pour l’éloigner. Phil tenta tout de même de se débattre, tendant une main vers son aîné, comme s’il espérait que ce geste permettrait de l’atteindre. A cette vue, Liam se sentit mal à l’aise. Il s’était préparé à partir aujourd’hui. Il avait beaucoup joué avec la peine de mort, ces dernières années, alors il ne ressentait pratiquement aucune peur maintenant.
Mais il n’avait pas pu préparer ses proches à sa disparition… Même si ce cercle fermé ne se limitait qu’à quatre personnes, les faire souffrir était la dernière chose qu’il avait envie de faire.
- C’est trop tard, lui souffla son cousin, comme s’il avait lu dans ses pensées.
Le jeune homme lui jeta un regard incendiaire en guise de réponse. Il refusait de céder, il refusait de trembler face au Dieu Putride. Affronte la mort, regarde-la dans les yeux, vainc-la, ne la laisse jamais prendre le dessus sur toi, c’était toujours ce que lui avait répété son grand-père.
- On dirait que j’ai perdu, aujourd’hui.
On le fit monter sur une potence en bois. Le jeune homme contempla un moment le nœud coulissant qu’ajustait le bourreau. Il prit alors une grande inspiration, tel un plongeur qui s’apprêtait à faire le grand saut, ce qui se prêtait plutôt bien à sa situation, en réalité.
La corde rugueuse fut passée autour de son cou. Le bourreau approcha alors une main dépourvue de doigts du levier. Une rumeur parcourut la foule, tel un souffle glacial alors qu’une personne s’avançait parmi les spectateurs d’un pas tranquille, une arme à la main. Un léger sourire ourlait ses lèvres alors que sa chevelure noire ondulait à chacun de ses pas, répandant une fragrance camphrée.
- Aurais-tu une ultime parole à lancer au monde ? questionna le bourreau.
Liam haussa les épaules. Une ultime parole ? Que dire ? A qui s’adresser ? Il n’en avait aucune idée. Tout cela… était tellement futile.
- Rien qui vaille la peine d’être prononcé, finit-il par répondre.
- Si tel est le cas…
La trappe s’ouvrit sous ses pieds. Liam fut avalé par les ténèbres. Avant de disparaître, il accrocha le regard de son petit frère qui pleurait à chaudes larmes.
La lame s’abattit sur la corde, la tranchant net. Le condamné, qui s’attendait à s’arrêter à quelques centimètres du sol, le rencontra avec violence puis sentit la corde s’abattre sur lui. Stupéfait, il mit quelques secondes à comprendre qu’on venait de lui permettre de vivre.
- Liam !
Son frère s’était glissé sous la potence et lui avait sauté dans les bras, suivi de près par une Amy au nez tout rouge. L’aîné, trop abasourdi pour les repousser, contempla la corde puis leva la tête vers la trappe encore ouverte. Il aperçut alors l’éclat métallique d’un glaive que tenait une personne aux longs cheveux noirs.
- Effectivement, je peux confirmer que cette arme est de grande qualité.
Liam mit un moment à identifier la princesse là-haut, le dominant, un sourire moqueur sur les lèvres. « Il est à moi ce sourire, normalement », grogna-t-il intérieurement. C’était elle ? Elle avait tranché cette corde ? Elle l’avait sauvé ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’est-ce qui avait pu la pousser à commettre un tel acte ?
- Oh, princesse, merci à vous de me rendre visite, c’est sympa, lança le jeune homme en tâchant de reprendre contenance.
- Mais de rien, lui répondit l’héritière du trône en le saluant de la pointe de son arme.
- Auriez-vous l’extrême obligeance de m’expliquer un peu ce qui se passe ?
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