- Maintenant, ça suffit, les pleurnicheries. T’es un Sefa, non ? Et puis, là, tu vas être le seul homme de la maison tant que papa n’est pas revenu. Si je ne peux pas te confier maman, comment tu veux que je parte l’esprit tranquille ?
Il reposa Phil à terre, le regard dur.
- Tu es un Sefa, tu n’es ni un perdant, ni un geignard. Ne t’avise pas de pleurer ! Tu es grand, maintenant. Ah, et occupe-toi de cette fichue tourterelle !
Sur ces mots, il se tourna vers son escorte. Son regard glissa vers la princesse qui l’attendait, visiblement nerveuse. Bien, au moins il ne serait pas le seul… Le bretteur se hissa sur la selle de Riya, juste derrière ce dernier. Madaima et Phil lui faisaient de discrets signes d’adieux depuis le seuil de leur porte. Tous deux retenaient leurs larmes du mieux qu’ils le pouvaient, le visage chiffonné par la tristesse.
Les rênes claquèrent et les chevaux s’éloignèrent rapidement. Eliya se tourna vers Liam.
- N’aurais-tu pas été un peu trop dur avec lui ? lui demanda-t-elle doucement.
- S’il ne s’endurcit pas, il se fera bouffer tout cru, princesse, répliqua l’intéressé d’un ton mordant. Et je tiens à ce morveux malgré tout le mal que j’en dis.
- Je n’en doute pas… Les frères sont des êtres très importants…
Liam choisit de ne pas relever. Oui… Ils en avaient conscience, autant l’un que l’autre…
Les portes de Negonsem s’ouvrirent devant eux. Bien que leur sortie soit on ne peut plus officieuse, une foule noire se pressait de chaque côté de la rue pour saluer le passage de leur princesse. Eliya, avec des gestes d’une grande douceur, saluait ses sujets avec cet éternel sourire triste qui ne semblait pas s’effacer de ses lèvres. Liam l’observait à la dérobée, dissimulé par le large dos de son cousin. Les paroles d’Amy lui revenaient à propos de la jeune fille. Une personne d’une grande beauté… Oui, en effet, elle était belle. Mais on devinait derrière son masque de fille bien sage une véritable personnalité qui semblait bouillonner, prête à exploser à tout moment. Le jeune homme sentit un sourire étirer ses lèvres. Savoir qu’il allait peut-être avoir un aperçu du véritable visage de leur chère princesse l’intéressait. « A quoi donc ressemble vraiment ta sœur, Ezra ? J’ai hâte de le savoir. »
- Liam !
Dans la foule, il aperçut Amy qui lui faisait de grands signes de main pour attirer son attention. A cette vue, il poussa un soupir et prit le parti de l’ignorer. Il n’avait aucunement envie qu’elle vienne encore lui casser les oreilles ! Son attitude ne passa pas inaperçue aux yeux d’Eliya qui eut un minuscule sourire. Après tout, ce rustre de Liam lui avait joué bien des tours, pourquoi n’aurait-elle pas le droit de s’amuser, elle aussi, pour une fois ?
Elle tira sur les rênes de son cheval pour l’arrêter à proximité d’Amy.
- Es-tu bien Amy Beutta, l’amie dont m’a parlé Liam ?
- V… Votre Majesté ! C’est un honneur ! bafouilla la petite noble, toute rougissante de timidité.
Liam écarquilla les yeux. Mais qu’est-ce qui lui prenait à cette idiote de princesse ? Elle tenait tant que ça à se retrouver avec une sangsue collée aux talons ? Grand bien lui fasse, très peu pour lui !
- Ravie de te revoir, Amy, lui indiqua Eliya avec un doux sourire. Voudrais-tu nous accompagner jusqu’au palais ?
- Quoi ? s’étrangla Liam.
- Je… Je peux ? balbutia l’intéressée.
- Bien sûr ! répondit la princesse en jetant un regard narquois à son nouveau maître d’armes. Après tout, tu es une amie de mon maître d’arme !
- Depuis quand ? grogna ledit maître d’arme.
Eliya mit pied-à-terre, tendit ses rênes à Riya puis attendit que Liam fasse de même. Voyant qu’il n’en avait pas l’attention, le chef des gardes lui donna un coup de coude dans le ventre pour le faire obéir. Son cousin lui jeta un regard noir, mais fut bien obligé de céder. Dès qu’il descendit, Amy se précipita vers lui pour se pendre à son cou. La princesse, attendrie, s’avança et invita la jeune fille à la suivre. Tous trois se mirent en route, suivis par Riya qui se tenait en retrait pour ne pas les déranger.
Une fois le stade de la timidité dépassé, assez rapidement, doit-on souligner, Amy se mit à babiller comme à son habitude et à poser toutes sortes de questions à Eliya. Celle-ci y répondait tant bien que mal, mais sentait poindre un mal de tête de tous les diables. Sang noir, comment Liam pouvait-il donc supporter cette fille ? Un ricanement attira son attention et elle dénota le rictus moqueur qui ornait le visage de son jeune maître d’arme. Mais c’est qu’il se moquerait d’elle, en plus !
Ils parvinrent aux portes du palais en bois massif et ils durent faire leurs adieux à Amy. Dès qu’ils franchirent les douves et que le pont fut remonté, Eliya se permit un soupir.
- Qu’attends-tu pour te moquer de mon désarroi ? murmura-t-elle à l’adresse de Liam. Je t’en prie !
Mais le jeune homme ne l’écoutait pas, les yeux écarquillés. Ils se trouvaient dans la cour principale du palais. Le lieu fourmillait d’activités. Les soldats riaient en préparant leurs chevaux, les domestiques couraient de part et autres, leurs ballots sur le dos. Ils étaient encerclés par de hautes murailles où étaient peintes de magnifiques fresques. Des statues de femmes enceintes ou de Vénus étaient disposées le long d’un chemin couvert jalonné de colonnes. De vieux bouleaux offraient aux travailleurs fatigués une ombre confortable. C’était un lieu plein de vie, le cœur même du palais. La princesse fut amusée de voir son nouveau compagnon subjugué par la beauté ambiante. Voilà une réaction bien inattendue de sa part…
- Liam ? l’appela doucement Eliya. Remets-toi, sinon, je ne sais pas ce que ça sera quand tu visiteras l’intérieur du palais.
- Parfait !
Il se tourna vers Eliya et pointa le centre de la cour du doigt.
- Tu vas me faire au moins dix tours au pas de course.
- … Pardon ? s’étrangla l’intéressée.
- Ça fait partie de ton entraînement ! On va commencer par l’endurance. Allez, au trot !
Riya, étranglé par l’indignation, jugea bon d’intervenir. S’il laissait faire son cousin, ses idioties pourraient finir par avoir des répercussions sur sa carrière.
- Liam, la princesse a d’autres tâches à accomplir ! protesta le chef de la garde.
- Ça veut dire quoi, ça ? grogna le jeune homme. Que je dois prendre rendez-vous pour lui dispenser mes fabuleuses leçons ?
Son interlocuteur allait répliquer quand un froissement de tissu le coupa dans son élan. Sous les yeux stupéfaits des deux cousins, Eliya avait relevé ses jupons pour se mettre à courir comme le lui avait demandé Liam. Ce dernier passa une main sur sa nuque, sincèrement surpris.
- Je ne pensais pas qu’elle le ferait vraiment, avoua-t-il.
- Tu ridiculises la princesse ! s’emporta son aîné.
Agacé par le babillage inintéressant de son cousin, le jeune homme se tourna vers lui, l’air mauvais.
- Hé, le chef de la garde, je suis le maître d’arme de la princesse, maintenant, répliqua Liam, le regard noir. Alors, occupe-toi de tes affaires et je tâcherai d’essayer de ne pas penser à me mêler des tiennes, d’accord ?
Riya poussa un profond soupir et tâcha de ravaler les paroles déplaisantes qui lui venaient à l’esprit. Sans un mot, il tourna les talons et abandonna là son irritant cousin et la princesse. Cette dernière continuait à courir, slalomant entre les serviteurs, très surpris de voir leur petite Eliya, si calme d’habitude, s’adonner à une pratique aussi étrange ! Liam, amusé, s’était adossé à une colonne pour observer son élève. Il sentait que ce séjour n’allait pas se révéler si terrible que ça, en définitive. La princesse semblait définitivement en avoir plus dans le crâne qu’il ne l’avait cru au premier abord.
- Bon, ce n’est pas tout ça, mais je vais aller faire un tour, moi…
Il s’apprêtait à partir à la recherche des fameuses forges royales quand Eliya le saisit fermement par le poignet, ahanante.
- Je me doutais bien que tu profiterais de l’occasion pour tenter de t’éclipser !
Oh, on dirait qu’elle l’avait cerné plus rapidement que ce à quoi il s’attendait ! Eliya se redressa, le visage rougi par l’effort.
- Au lieu de t’enfuir, viens avec moi.
Bien forcé d’obtempérer, Liam lui emboîta le pas. Ils demeurèrent silencieux alors qu’ils déambulaient à travers le palais. Liam songea qu’il n’existait pas une fille aussi peu bavarde ni aussi intéressante que la princesse. Un sourire vint ourler ses lèvres. Oui, il devait l’admettre, il aimait assez bien Eliya. Plutôt sympathique avec ses grands yeux de biche et la joie qu’elle éprouvait, arme à la main. Pas réellement différente de son frère, en fin de compte.
- Liam ? l’appela une nouvelle fois la princesse. Hé, Liam ?… Pourquoi sourit-il comme un sot dans le vide ? Li-am !
- Quoi ? fit le jeune homme en bâillant. Qu’est-ce que tu veux, princesse ?
- On est arrivé à tes appartements.
Eliya poussa les portes en bois précieux. Elles donnaient sur une suite immense dans un style oriental : des tapis colorés tapissaient le sol et un ravissant ensemble de fauteuils en osier, rembourrés de coussins beige moelleux, se tenait dans un coin de la chambre. Sur une table basse composée d’un agencement désordonné de fines ardoises avait été déposée une corbeille de fer ouvragé qui débordait de fruits. Un immense lit rond en baldaquin croulait sous les coussins couverts de soies colorées.
- Qu’en penses-tu ? sourit Eliya.
- C’est quoi ce truc ? s’étrangla Liam, à moitié mort de rire. C’est… ridicule !
- Tu plaisantes ! C’est l’une des meilleures chambres de tout le palais ! Elle est digne d’un haut dignitaire !
- Ah bon ? Et pourquoi tu ne l’utilises pas pour eux, alors ?
- C’est… C’est comme ça, c’est tout !
- Oh…
Là il explosa. Il se frappait les cuisses, les larmes aux yeux tout en s’appuyant sur Eliya pour ne pas tomber. La princesse serra les poings, la colère commençant à la gagner. Elle avait la désagréable sensation de s’être fait flouée. Mais bon sang, elle était tout de même l’héritière du trône, qu’il cesse de lui rire au nez !
- Et tes appartements à toi, ils sont où ? sourit Liam, une fois calmé.
- À côté, répondit la jeune fille de mauvaise grâce. Tu peux y accéder par cette porte-là - elle désigna un battant en partie dissimulé par des tentures. Mais elle est fermée, bien sûr. Seule moi en possède la clé.
- … Non…
- Ton hilarité commence à me porter sur les nerfs !
- D… Désolé, parvint à articuler Liam, faisant de son mieux pour réfréner son rire. Je ne pensais vraiment pas que tu me prendrais au sérieux.
Il partit dans une nouvelle crise de fou rire, définitivement incapable de se contenir. Visiblement, son élève avait un problème avec le second degré ! Une information des plus intéressantes qu’il tâcherait d’exploiter de son mieux.
Eliya crispa de nouveau ses poings, mais, en tant que princesse, elle ne pouvait pas se permettre de se jeter dans une bagarre de rue. Et pourtant, à l’instant, qu’est-ce qu’elle en avait envie ! Quand Liam fut essoufflé à force de rire, il poussa un soupir de soulagement.
- J’en peux plus… Hé, tu vas où, princesse ?
- Prendre un bain ! répliqua l’intéressée. Et j’ai plusieurs réunions après, alors sois sage ! Evite de bouger ! Reste là, en fait, ce sera plus simple !
- Je suis quoi, un chien ? grinça l’intéressé.
Eliya ne prit pas la peine de répondre et referma la porte derrière elle. Liam jeta le sac qui contenait ses maigres effets dans un coin et se laissa tomber sur le lit.
- Alors c’est là que je vais dormir…
Son visage se rembrunit.
- Je ne pensais pas revenir dans ta chambre en de telles circonstances, Ezra…
Il se leva et passa une main distraite sur un meuble. C’est là qu’il s’était caché, une fois, lors de l’une de leurs parties de cache-cache. Absolument rien n’avait changé, à croire que le temps s’était suspendu avec la disparition du propriétaire des lieux. Le jeune homme avait même l’impression que cette chambre n’était pas utilisée depuis toutes ces années…
- Ça craint, je me sens mal…
Voilà aussi pourquoi il avait refusé cette fichue proposition. Retourner dans le palais ? Retourner dans cet endroit ? L’endroit où avait vécu son unique ami ? C’était sûrement une farce, qu’on le secoue un peu, il n’arrivait pas à se réveiller. S’il demeurait entre ces murs, il était sûr qu’il allait se mettre à voir des fantômes partout.
Pourtant… Le jeune homme poursuivit silencieusement son exploration. Le bois du lit, la douceur des rideaux, les petites épées en bambous qui étaient dissimulées derrière un meuble… Tout cela lui arracha un petit rire idiot. Quel saut étrange. Le passé était tout doux, bien loin des bras froids qui l’enveloppaient habituellement quand il pensait à son ami défunt. Au contraire, cette chambre semblait emplie de chaleur. A quoi avait pensé Eliya en lui donnant accès à cet endroit ?
- Je ne sais même pas si elle y a réfléchi, en fait, confia-t-il à son nouvel environnement alors qu’il examinait les murs. Ah, elle y est encore !
Là, ici, cette marque. C’était quand Ezra et lui avaient mesuré leur taille. Ezra avait gagné à l’époque, ce qui l’avait beaucoup frustré. Il lui avait même fait la tête, s’il se souvenait bien. Ce qu’on peut être idiot, quand on est gosse. Un son lui fit soudain faire volte-face. Quoi ? Un rire ? Il n’y avait pourtant personne dans la pièce, mis à part lui. Nom d’une goule, voilà que ça commençait. Il avait l’impression que le grondement d’une rivière tintait ses cloches sombres dans ses oreilles. Insupportable… Ce bruit était vraiment insupportable ! Quand il s’appuya contre le meuble, il eut l’impression d’avoir les doigts trempés. Un rictus vint déformer sa bouche.
- Sang noir, mais fiche-moi la paix…
Le bretteur quitta la chambre d’un pas rapide, claquant la porte derrière lui, comme s’il essayait de contenir le fantôme dans cette seule pièce. Il se mit à parcourir les couloirs sans vraiment y prêter attention. Ezra était mort, il était mort il y a des années et des années de cela. Il avait sombré dans la rivière et personne n’avait retrouvé son corps. Et aujourd’hui, le voilà, ici, pour donner des leçons à sa chère sœur jumelle. Quelle bêtise sans nom… Parvenu dans la cour principale, le jeune homme se laissa aller contre une colonne, le regard sombre. Il était tellement… ridicule.
- Je suis vraiment le roi des imbéciles…
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